L’abribus

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La journée de travail est finie, je sors dans la rue. Devant mes pieds je rencontre tout de suite le paillasson en braille qui m’indique un passage piéton. La traversée de l’avenue me tente. Je renonce pourtant au massage de plante de pied par les picots de plastique et prend le chemin qui me ramènera chez moi. Mais sur le trottoir se dresse l’abribus, flanqué d’une jardinière en béton, colorée de fleurs rouges et jaunes. Faut-il passer devant ou derrière l’abribus ? La vitre externe porte une affiche, annonçant les événements culturels départementaux, spectacles musicaux du Capitole et de la Halle-aux-Grains, expositions de peintures, de photos, rétrospectives des musées de la Haute-Garonne. Les affiches ne laissent pas le regard indifférent, par leur taille, leurs graphismes, leur inventivité. Le temps de les observer diffère ma décision. Passer devant l’abribus me mêlerait aux gens qui attendent le bus dans l’espace qui leur est réservé. Je m’exposerais à leurs regards, nécessairement attentifs puisqu’on s’ennuie en attendant le bus et qu’on est disponible à toute distraction. Qu’ils ne s’imaginent pas que je vais accroître le troupeau, qu’ils vont devoir se tasser plus en raison de ma présence ; je n’aime pas qu’on puisse penser, même fugacement, que j’ai envie de nuire sans raison. S’ils sont nombreux devant l’abribus, je vais devoir les pousser pour passer ou marcher dans la rue. J’hésite.

À cet endroit, le trottoir n’est pas de taille à accepter un mobilier urbain.  Objet de verre et de métal, égayé par les fleurs et les affiches, l’abribus est plutôt plaisant mais il est trop grand, trop gros. Entre lui et le mur qui borde le trottoir, il y a environ cinquante centimètres, disputés par quelques mégots et emballages de confiseries en général chocolatées. Les fenêtres de la maison mitoyenne sont ouvertes, à un mètre du sol. Des personnes en tablier et coiffées de toques en papier blanc passent des gamelles au jet de vaisselle. Si je passais derrière l’abribus, je jetterais un regard voyeur sur ces gens qui travaillent alors que j’ai fini ma journée. Que vont-ils penser ? L’étroitesse du passage me contraindrait à entrer dans leur espace personnel et collectif. En outre, le trottoir entre l’abribus et le mur n’est pas franchement propre, il échappe aux machines de nettoyage des trottoirs, ne voit jamais le soleil et ne sent pas très bon.

En trois pas, je passe l’obstacle en adressant un regard amical aux plongeuses.

J’aime ces moments où le temps de l’imaginaire se décroche du temps des gestes. Un frémissement des espaces dérègle les synchronismes ; sensations et émotions s’y engouffrent, le coutumier est mystérieux, source d’histoires qu’on se raconte à soi-même. En marchant sur le trottoir.

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1 Commentaire

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