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Ensuite, nous prenons Berlin: lorsque l’Est ne faisait qu’une bouchée de l’Ouest

Ensuite, nous prenons Berlin: lorsque l’Est ne faisait qu’une bouchée de l’Ouest

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Toute carte recèle une promesse, et dissimule un mensonge. La cartographie prétend représenter la réalité, de sorte que le lecteur d’une carte peut naviguer dans le monde, s’y repérer. Mais les cartes n’existent que parce que leurs auteurs manipulent la réalité, ne serait-ce qu’en sélectionnant ce qu’il s’agit de figurer sur elles. Les cartes contiennent toujours une part de vérité, mais jamais rien que la vérité. Si vous savez qui est l’auteur de la carte, vous êtes généralement en mesure de pointer son arrière-fond discursif, et de deviner le récit sur lequel l’impasse sera faite.


Voici un plan du réseau de transport urbain à Berlin.[1] À première vue, il s’agit d’une carte en tout point pratique, qui donne aux usagers un aperçu schématique et sans ambiguïté de l’offre de transport public pour la capitale allemande. Toutefois, le contexte a son importance : cette carte a été produite par le régime est-allemand, pour ses citoyens « captifs ». Elle mêle l’information à la propagande en ce qu’elle s’efforce d’escamoter une vérité qui dérange — une vérité bien trop évidente, en même temps, pour être complètement tue —, à savoir l’existence d’un autre Berlin.

Pendant la Guerre froide (1945-1989), la géopolitique mondiale se réfléchissait dans les moindres détails de la toponymie allemande. Comme on le sait, le pays était divisé entre est et ouest, respectivement alignés sur le bloc soviétique et sur l’Occident. La nomenclature entretenait soigneusement la fiction selon laquelle chaque État était toute l’Allemagne.[2] L’Allemagne de l’Ouest ne s’est jamais officiellement dénommée comme « de l’Ouest », mais comme la Bundesrepublik Deutschland (République fédérale d’Allemagne). De même, l’Allemagne de l’Est n’a jamais endossé la restriction géographique Ostdeutschland, lui préférant Deutsche Demokratische Republik (République démocratique allemande). La restriction géographique était le fait des autres, et n’apparaissait nominalement que pour qualifier l’autre bord.[3]

Cette schizophrénie nationale s’est rejouée sur la scène urbaine de Berlin. Sa moitié orientale était la capitale de la RDA, le premier avant-poste des soviétiques en Europe ; sa moitié occidentale était une enclave de l’Allemagne de l’Ouest, et la vitrine de ses Wirtschaftswunder.[4] Chacune des parties de la ville aspirait à incarner le vrai, le seul et l’unique Berlin, non contaminé par la peste, communiste ou capitaliste. D’où la réticence de part et d’autre à se qualifier en tant que « demi » Berlin : certificats de naissance, de mariage ou de décès officiellement dressés des deux côtés de la ville ont toujours été délivré à « Berlin » tout court.

La nomenclature officielle de l’Allemagne de l’Est résolvait la partition de la ville par une utilisation circonspecte d’euphémismes — tout du moins en se référant à son propre « hémi » territoire, tantôt par le vocable Groß-Berlin, demokratischer Sektor (Secteur démocratique du Grand Berlin), demokratisches Berlin (Berlin démocratique), ou Berlin, Hauptstadt der DDR (Berlin, capitale de la République démocratique allemande). Et jamais, en aucun cas, Ost-Berlin. Après tout, c’étaient les Wessis qui étaient enclavés, pas les Ossis.[5] Les Ossis n’avaient donc guère de scrupule à qualifier le secteur de l’Ouest comme Westberlin ou Berlin-Ouest, qui entamait son importance. Parallèlement, les appellations officielles des Ouest-Allemands pour Berlin-Est ont été Berlin (Ost), Berlin (DDR), Ost-Berlin, Ostberlin, et même Ostsektor (secteur oriental).

En raison de sa géographie politique singulière, Berlin est devenue un point de friction de la Guerre froide, laquelle a failli devenir « chaude » lorsque les Soviétiques firent le blocus de la partie ouest de la ville, en 1948. La liberté et la prospérité d’un Berlin-Ouest s’arrogeant une supériorité morale ont également concurrencé l’Est communiste. L’hémorragie de ressortissants est-allemands, « votant avec leurs pieds » en franchissant la séparation est-ouest a conduit, en 1961, à la construction du fameux Mur de Berlin.[6]

Cette carte nous instruit de ce qui s’est passé ensuite dans l’esprit des autorités est-allemandes : un Berlin-Ouest atrophié, cessant d’exister si ce n’est comme un léger point d’irritation pour les cartographes. La zone desservie par le S-Bahn (en vert) est fièrement désignée comme Berlin, ses lignes se prolongeant dans les districts voisins de Potsdam et Francfort-sur-l’Oder. Une ruse habile explique la taille réduite de Berlin (Ouest) : les lignes s’étendant vers l’ouest, dans le district de Potsdam, sont indiquées sur une carte séparée, chevauchant la carte principale. La distance manquante est rendue par des flèches reliant les lignes sur les deux cartes. Ces lignes enserrent Berlin-Ouest, passablement diminuée par ce chevauchement. Curieusement, le chevauchement, où l’Est absorbe l’Ouest, crée deux trous dans le Staatsgrenze (frontière nationale), entre les deux Berlins. Des brèches dans la logique cartographique de l’Est ? Les lignes S-Bahn figurent une sorte de Pac-Man, le chétif Berlin-Ouest devenant un met fraichement avalé, un ennemi à demi digéré.

Il est tout à fait remarquable de voir comment Berlin (Ouest) est représentée comme un obstacle quelconque : pas un seul repère n’est nommé, comme s’il s’agissait de la plus inexplorée Afrique Noire du début du XIXe siècle. En outre, aucune de ses lignes S-Bahn ou U-Bahn ne figurent sur la carte. Cela est dû à la contrepartie souterraine du mur de Berlin, coupant presque tous les liens entre les systèmes de transport des deux côtés. Il en est résulté de nombreuses « stations fantômes » (Geisterbahnhöfe), abandonnées à mesure que le Mur s’élevait (et était répercuté en sous-sol), le 13 août 1961. Ce fût le cas en particulier pour deux lignes de U-Bahn et une de S-Bahn à Berlin-Est reliant différents quartiers de Berlin-Ouest par l’intermédiaire du quartier centre (Mitte) : les trains de l’Ouest ne s’arrêtaient pas, mais ralentissaient seulement, permettant une inspection détaillée de ces étranges stations de métro.

Une exception notable était la gare de Berlin-Friedrichstraße à Berlin-Est, où les Berlinois de l’Ouest pouvaient passer d’un U-Bahn à deux correspondances de S-Bahn. La circulation de l’Ouest s’effectuait à côté de celle de l’Est, les flux rendus hermétiques les uns aux autres comme dans une aérogare, grâce à une barrière de contrôle des frontières.


NDLR: Initialement publié le 9 mai 2011 sur le merveilleux site Strange Maps, sous le titre “Then We Take Berlin: When East Ate West”. Le titre s’inspire d’un refrain de Léonard Cohen : « First we take Manhattan, Then we take Berlin ». Traduction de l’anglais par Matthieu Duperrex. L’auteur tient à remercier chaleureusement Mark Ovenden, qui a fourni cette image. Celle-ci prend place dans son nouveau livre, Railway Maps of the World, qui à en juger par sa couverture devrait être aussi délectable que ses précédents travaux, Transit Maps of the World (2003) et Paris Underground (2009).

[1] Le réseau comprend le U-Bahn (abréviation de Untergrundbahn ou chemin de fer souterrain, métro) et le S-Bahn (abréviation de Stadtschnellbahn, ou chemin de fer urbain, un réseau plus vaste, notamment en banlieue et composé à Berlin de lignes aériennes pour l’essentiel).

[2] Ce n’était pas tant qu’il y paraît un fait de l’imagination, car pour l’essentiel de son existence, l’Allemagne avait été un fouillis éclaté de duchés, principautés et royaumes, une idée plutôt qu’un État.

[3] Les autorités est-allemandes reformulaient en l’inversant l’appellation officielle de Allemagne de l’Ouest en Deutsche Bundesrepublik, soulignant ainsi consciemment l’adjectif « démocratique » (et le caractère démocratique supposé) de leur propre État. Les idéologues de l’Est utilisaient davantage l’abréviation DBR que BRD, plus naturelle pour l’Allemagne de l’Ouest.

[4] Le « miracle économique » de l’Allemagne de l’Ouest a vu le pays se transformer après-guerre à une vitesse vertigineuse, passant de la misère à l’abondance.

[5] Ces diminutifs pour qualifier les Allemands de l’Ouest et de l’Est ont continué d’être employés après la réunification (qui elle-même a donné lieu à des néologismes tel que Ostalgie, la nostalgie des anciens Allemands de l’Est pour leur ancienne condition).

[6] Mur considéré par les autorités est-allemandes comme un « rempart anti-fasciste ».

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Auparavant

Le lendemain de la veille urbaine #29: l'air

Ensuite

Développement durable — Relations urbaines #16

3 Commentaires

  1. Vincent
    à

    Très bel article !

  2. […] Ensuite, nous prenons Berlin : lorsque l’Est ne faisait qu’une bouchée de l’Ouest « Urbain, … La cartographie prétend représenter la réalité, de sorte que le lecteur d’une carte peut naviguer dans le monde, s’y repérer. Mais les cartes n’existent que parce que leurs auteurs manipulent la réalité, ne serait-ce qu’en sélectionnant ce qu’il s’agit de figurer sur elles. […]

  3. François
    à

    Une exception notable était la gare de Berlin-Friedrichstraße à Berlin-Est, où les Berlinois de l’Ouest pouvaient passer d’un U-Bahn à deux correspondances de S-Bahn. La circulation de l’Ouest s’effectuait à côté de celle de l’Est, les flux rendus hermétiques les uns aux autres comme dans une aérogare, grâce à une barrière de contrôle des frontières.
    La ressemblance avec l’aéroport ne s’arrête pas là : la RDA y avait installé des boutiques free taxes à l’intention des berlinois de l’ouest. On pouvait y trouver toutes les marques occidentales de cigarettes et d’alcool détaxées.

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