Accueil»Écritures»FLYER URBAIN»
Iain Sinclair : « la ville est un gros chien danois »

Iain Sinclair : « la ville est un gros chien danois »

0
Partages

Nous avons rencontré, il y a peu, l’auteur de London Orbital. Nous lui avons demandé s’il considérait que la pratique de la ville, aujourd’hui, était condamnée à la figure solitaire du flâneur urbain, fût-il « renouvelé » dans les termes que lui donne Régine Robin. Prenant comme référent de son parcours sidéral et psychogéographique autour de la M25 les Rêveries de Rousseau, Iain Sinclair a utilisé une superbe métaphore que nous vous livrons ici.

Oui, sans doute, la figure renouvelée du flâneur exige de prendre nos distances vis-à-vis du monstre de vitesse et d’anonymat qu’est devenue la grande ville contemporaine. Car nous sommes alors dans la cohérence de la marche et de la pensée, et même, nous rencontrons en définitive dans le périurbain, sous nos semelles, l’épaisseur historique de la ville que celle-ci, lissée et patrimonialisée, ne veut plus nous donner qu’en surface. Mais n’oublions pas qu’il y a le retour. C’est comme lorsque Rousseau revient à Paris par Ménilmontant, et qu’il rencontre sur son chemin cet énorme dogue. Le choc est inouï, Rousseau est renversé et ne reprend ses esprits que bien plus tard, dans un état psychique étrange. Eh bien, la ville c’est peut-être cela, que le flâneur prend en pleine face tôt ou tard et qui le sort de sa posture solitaire : la ville est un gros chien danois sur notre chemin.

Ci-dessous, le texte de Rousseau et puis la situation exacte de ce fameux incident, marquée d’un point rouge sur le Plan Roussel (1730-1739) conservé à la BNF.


Deuxième promenade

J’étais sur les six heures à la descente de Ménilmontant, presque vis-à-vis du Galant Jardinier, quand des personnes qui marchaient devant moi, s’étant tout-à-coup brusquement écartées, je vis fondre sur moi un gros chien danois qui, s’élançant à toutes jambes devant un carrosse, n’eut pas même le tems de retenir sa course ou de se détourner quand il m’aperçut. Je jugeai que le seul moyen que j’avais d’éviter d’être jeté par terre, était de faire un grand saut si juste, que le chien passât sous moi tandis que je serais en l’air. Cette idée plus prompte que l’éclair, & que je n’eus le tems ni de raisonner ni d’exécuter, fut la dernière avant mon accident. Je ne sentis ni le coup ni la chute, ni rien de ce qui s’ensuivit jusqu’au moment où je revins à moi.

Il était presque nuit quand je repris connaissance. Je me trouvai entre les bras de trois ou quatre jeunes gens qui me racontèrent ce qui venait de m’arriver. Le chien danois n’ayant pu retenir son élan s’était précipité sur mes deux jambes, & me choquant de sa masse & de sa vitesse, m’avait fait tomber la tête en avant : la mâchoire supérieure portant tout le poids de mon corps, avait frappé sur un pavé très-raboteux, et la chute avait été d’autant plus violente qu’étant à la descente, ma tête avait donné plus bas que mes pieds.

Le carrosse auquel appartenait le chien suivait immédiatement, et m’aurait passé sur le corps, si le cocher n’eût à l’instant retenu ses chevaux. Voilà ce que j’appris par le récit de ceux qui m’avoient relevé, & qui me soutenaient encore lorsque je revins à moi. L’état auquel je me trouvai dans cet instant est trop singulier pour n’en pas faire ici la description. La nuit s’avançait. J’aperçus le Ciel, quelques étoiles, & un peu de verdure. Cette première sensation fut un moment délicieux. Je ne me sentais encore que par là. Je naissais dans cet instant à la vie, & il me semblait que je remplissais de ma légère existence tous les objets que j’apercevais. Tout entier au moment présent je ne me souvenais de rien ; je n’avais nulle notion distincte de mon individu, pas la moindre idée de ce qui venait de m’arriver ; je ne savais ni qui j’étais, ni où j’étais ; je ne sentais ni mal, ni crainte, ni inquiétude. Je voyais couler mon sang, comme j’aurais vu couler un ruisseau, sans songer seulement que ce sang m’appartînt en aucune sorte. Je sentais dans tout mon être un calme ravissant, auquel chaque fois que je me le rappelle je ne trouve rien de comparable dans toute l’activité des plaisirs connus.

Auparavant

Le lendemain de la veille urbaine #27: l'accident

Ensuite

Le temps des cerises — Relations urbaines #14

4 Commentaires

  1. […] semelles l’épaisseur de son histoire : ironie de la patrimonialisation, dont nous entretenait Iain Sinclair cette semaine. « Un jour viendra peut-être où sur les ruines des monuments romains pèseront […]

  2. […] semelles l’épaisseur de son histoire : ironie de la patrimonialisation, dont nous entretenait Iain Sinclair cette semaine. « Un jour viendra peut-être où sur les ruines des monuments romains pèseront […]

  3. […] de Londres à New York… à pieds. Et Sinclair, qui se définit comme un « traqueur » plutôt qu’un flâneur, marche le long de l’autoroute […]

  4. […] : « Pratique du rêve solitaire et artisanal. » Une belle idée du flâneur urbain, non […]

Commenter cet article

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Vous pouvez utiliser ces balises et attributs HTML : <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>