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Paysages augmentés

Paysages augmentés

Entretien avec Bas Smets

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En choisissant l’architecte Bas Smets pour diriger l’édition 2017 de la biennale d’architecture de Bordeaux, « la belle endormie » lance un signal fort. Bâtir la ville, en ce début de XXIe siècle à Bordeaux, ce n’est pas seulement accumuler des bâtiments plus ou moins spectaculaires, c’est aussi et surtout repenser le paysage dans lequel nous souhaitons vivre dans les siècles à venir. Tout en transformant un bâtiment (le Hangar 14) en paysage, Bas Smets nous expose son travail, qui prolonge à la fois celui des peintres classiques (qui inventèrent la notion de paysage) et celui des artistes conceptuels, en créant un espace de liberté, au-delà de l’image, pour nous aider à réinventer le monde, au-delà de ses représentations.

Bas Smets. Photo : Bart de Waele
Bas Smets. Photo : Bart de Waele

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Jean-Philippe Peynot – Lorsque l’on parle de vous, le plus souvent, ce n’est pas en tant qu’architecte, mais en tant qu’« architecte paysagiste ». Qu’est-ce que cela signifie ?

Bas Smets – J’ai commencé mes études en Belgique, où j’ai étudié durant cinq ans l’architecture et l’ingénierie, puis je les ai poursuivies en Suisse en étudiant l’architecture du paysage auprès de professeurs tels que Michel Corajoud, Georges Descombes, Sébastien Marot… Aujourd’hui, je fais de l’architecture avec le paysage et le terme de paysagiste me semble moins exact que celui d’architecte du paysage, tel qu’on le dit en anglais : landscape architect.

J.-P. P. – Et pourquoi avoir choisi le paysage comme principal matériau de votre architecture ?

B. S. – Parce que ce qui m’intéresse, c’est de donner forme au territoire, au moyen du paysage, plutôt que de construire des bâtiments. J’ai toujours été fasciné par les espaces extérieurs et intéressé par la logique qui produit les paysages.

Strategy for a lost Landscape, Watou (Belgique), 2009 © Bureau Bas Smets
Strategy for a lost Landscape, Watou (Belgique), 2009 © Bureau Bas Smets
Strategy for a lost Landscape, Watou (Belgique), 2009 © Bureau Bas Smets
Strategy for a lost Landscape, Watou (Belgique), 2009 © Bureau Bas Smets

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J.-P. P. – C’est le paysage qui a été choisi cette année comme thème de la biennale d’architecture de Bordeaux, et plus largement de sa saison culturelle, et c’est à vous que l’on a confié le commissariat de cette biennale. Or en 2014, aussi à Bordeaux, vous aviez déjà conçu une exposition intitulée Paysages. Quelles en étaient les conclusions ?

B. S. – L’exposition était une coproduction entre deSingel à Anvers et Arc en rêve à Bordeaux. C’était la première fois que l’on me donnait la possibilité de concevoir une exposition. Je me suis interrogé sur ma propre pratique, et j’ai posé la question : « Qu’est-ce qu’un paysage ? » L’histoire nous apprend que le mot paysage est apparu au XVe siècle pour désigner un nouveau genre dans la peinture. Ce genre pictural est né dans les Low Countries (Pays-Bas et Flandres), quand des peintres comme Rogier van der Weyden ou Jan van Eyck ont eu l’idée de représenter le monde extérieur dans des scènes d’intérieur, par exemple dans l’encadrement d’une fenêtre. Je trouve cela très important parce que, d’une certaine façon, le peintre découpait une partie de son tableau pour faire apparaître le paysage, et il « découpait » aussi, dans la commande, une liberté.

La forme suit la logique de la nature et, ensuite, permet la fonction.
— Bas Smets
La commande était toujours la même, une Vierge à l’Enfant, une Sainte-Famille, l’Annonciation… Comme pour moi, c’est rarement la commande qui est intéressante, mais plutôt l’usage que l’on peut en faire. Par exemple, lorsque l’on me demande de faire un parking de 200 places, ça n’a rien de très inspirant, mais utiliser cette commande pour produire du paysage, cela m’intéresse. Un peintre comme Joachim Patinier est allé plus loin que de découper une simple fenêtre dans le tableau, en inversant arrière et premier plan. Ainsi, dans un tableau qui représente la fuite en Égypte, Joseph et Marie ne sont-ils plus qu’un détail d’un immense paysage. On s’aperçoit aussi qu’au départ, le paysage ne dépeint pas la réalité physique, il représente un monde idéalisé.

J.-P. P. – Comment définiriez-vous le paysage, en quelques mots ?

B. S. – Alain Roger définit le « pays » comme une réalité physique dont le « paysage » est la représentation. Pour moi, le paysage est la construction mentale qui donne sens aux éléments physiques du pays.

Parc des ateliers, Arles (France), 2009 - 2018 © Bureau Bas Smets
Parc des ateliers, Arles (France), 2009 – 2018 © Bureau Bas Smets
Eurodelta, projet pour Bruxelles 2040 © Bureau Bas Smets
Eurodelta, projet pour Bruxelles 2040 © Bureau Bas Smets
Brussels Memorial 22/03, Bruxelles, 2016 - 2017 © Bureau Bas Smets
Brussels Memorial 22/03, Bruxelles, 2016 – 2017 © Bureau Bas Smets

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J.-P. P. – Avec cette saison culturelle, Bordeaux célèbre la LGV (ligne à grande vitesse), permettant de rejoindre Paris en seulement 2h04 (depuis le 2 juillet 2017). Qu’est-ce que la LGV apporte de plus pour le paysage ? Pour l’économie, c’est évident, pour le paysage, ça l’est moins…

B. S. – Le paysage ne finit jamais. Les paysages que l’on connaît doivent évidemment être protégés, mais le monde change constamment, et d’autres paysages restent à inventer. Le TGV a produit une nouvelle façon de regarder. J’ai par exemple travaillé sur la ligne à grande vitesse entre Mulhouse et Dijon, et nous avons créé des séquences de paysages pensées pour être vues à une vitesse de 250 km/h. Je travaille aussi sur des espaces périurbains. Dans ces espaces, hier encore, on voyait seulement un « manque » de paysage, alors qu’aujourd’hui, on se dit que l’on doit inventer un nouveau paysage pour leurs donner un sens. Autre exemple, en ce moment une autoroute se construit en Belgique, et j’ai travaillé à sa conception en prenant en compte à la fois le point de vue des riverains de l’autoroute et celui de ses usagers. Cela donne un nouveau paysage conçu, en quelque sorte, à double vitesse.

55.000 hectares for nature, Bordeaux, 2012 - 2014 © Bureau Bas Smets
55.000 hectares for nature, Bordeaux, 2012 – 2014 © Bureau Bas Smets
A11 Motorway, Flandre occidentale (Belgique), 2011 - 2017 © Bureau Bas Smets
A11 Motorway, Flandre occidentale (Belgique), 2011 – 2017 © Bureau Bas Smets

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J.-P. P. – Quelle que soit la commande, à la manière des peintres dont vous parliez, vous « découpez » une liberté dans le programme, et cependant vous ne le remettez pas en question…

B. S. – Oui, à chaque fois je prends un peu de recul pour comprendre le potentiel du lieu où je travaille, et ensuite je propose un paysage qui organise les éléments du programme. Dans mon travail, ce n’est pas : « La forme suit la fonction », mais au contraire : « La forme suit la logique de la nature et, ensuite, permet la fonction ». Nous inversons ainsi ce grand principe de la modernité.

J.-P. P. – Est-ce que cela veut dire que nous ne sommes plus dans la modernité ? Les architectes doivent-ils renoncer à la définition du programme architectural ?

B. S. – Pour chaque paysage, ce que je recherche, c’est la « vocation » de ce qui est déjà présent, ce qui est « caché » dans le « pays ». À la manière d’un détective, lorsque je fais la lecture d’un lieu, j’essaie de comprendre la situation. Ensuite je détermine par quelles interventions, même minimes, je vais pouvoir révéler les liens entre les différents éléments : la topographie, un cours d’eau, un alignement d’arbres, etc.

J.-P. P. – Nous sommes loin de la tabula rasa des Modernes…

B. S. – Je fais exactement l’inverse ! Je pense que chaque territoire est marqué par une logique. Chaque ville a ses spécificités, liées à des invariants, dont notamment sa géographie. Après avoir analysé ces données, il devient possible d’intervenir dans cette logique, de la détourner comme le ferait un « hacker » avec un programme informatique. Dès lors, le projet n’est pas seulement celui d’un architecte, d’un ingénieur, ou d’un paysagiste. Il est le résultat de la concertation entre différentes approches, et c’est pourquoi j’ai réuni dans mon agence, à la fois des architectes, des ingénieurs et des paysagistes.

J.-P. P. – Vous collaborez aussi avec des artistes, et vous avez d’ailleurs créé le décor du film C.H.Z. de Philippe Parreno. Qu’est-ce que cela vous a appris sur le paysage ?

B. S. – C’est une manière de compléter cette approche multidisciplinaire, parce que les artistes se permettent de sortir des sentiers battus, et ils nous mènent vers des choses qui n’existent pas encore. Pour ce film, Philippe Parreno m’avait demandé : « Est-ce que tu peux me faire le décor d’une planète extraterrestre, illuminée par deux soleils ? » Dans ce cas, bien sûr, la méthode de projet ne pouvait pas être tout à fait la même que d’habitude ! Nous nous sommes basés sur la littérature de la NASA qui indiquait : « S’il y a deux soleils, il y a probablement une photosynthèse accélérée et les plantes seront plus sombres », et nous avons poussé cette logique un peu plus loin. J’ai ainsi compris que la science-fiction pouvait s’envisager comme un ensemble d’axiomes produisant une réalité. Dans ce film, le paysage était la conséquence directe des axiomes que nous avions définis au départ. J’ai trouvé très intéressante l’idée que la logique du projet puisse être plus importante que le résultat lui-même. Et si j’applique cela à mes projets « terrestres », je peux me concentrer davantage sur la mise en place des règles qui vont produire le paysage, que sur les images qui seront le résultat de ces règles. C’est très difficile dans le contexte actuel, parce que tout le monde veut « voir » le projet avant qu’il ne se réalise.

J.-P. P. – Du point de vue de l’art, cet aspect de votre travail évoque très directement ce que l’on a appelé « l’art conceptuel ». C’est-à-dire que dans votre travail, comme dans l’art conceptuel, vous semblez privilégier le processus qui donne naissance à l’image ou à l’objet, pour dépasser les seules considérations formelles ou plastiques…

B. S. – Dans mon cas le résultat est une réalité vivante, et donc sans image fixe, puisque par définition les plantes vont grandir, les saisons vont se succéder, etc. J’ai d’ailleurs intitulé un de mes projets Sol LeWitt, du nom de l’un des artistes emblématiques de l’art conceptuel. Pour ce projet réalisé à Lyon, j’ai créé un protocole afin de produire des paysages sans avoir à dessiner aucune image. Bien sûr, pour cela, il faut toute la confiance du client, et il faut accepter d’être surpris par le résultat. Le danger en produisant une image du projet serait de tout faire pour que la réalité ressemble à cette image, quitte à se détourner de la logique du projet. Ce serait aussi une perte de temps : pourquoi construire quelque chose si l’on sait déjà à quoi cela va ressembler ?

J.-P. P. – C’est un point de vue très singulier pour un architecte ! Parmi les artistes avec lesquels vous avez travaillé, il y a aussi Sophie Calle…

B. S. – Elle m’avait demandé de m’occuper d’un petit jardin, dans sa maison de la région parisienne. C’est un tout petit espace d’environ 4 x 4 m. Il y avait une plante grimpante qui dominait tout l’espace et très peu de lumière. On a coupé ensemble la plante et on a relevé tout le système racinaire. Ensuite on a installé de grandes dalles de pierre et on a recouvert les murs d’un métal poli pour amener la lumière jusqu’au sol par un jeu de reflets. Et le petit jardin sombre est devenu un mystérieux puits de lumière.

Sunken Garden, Londres, 2009 - 2011 © Bureau Bas Smets
Sunken Garden, Londres, 2009 – 2011 © Bureau Bas Smets
Sunken Garden, Londres, 2009 - 2011 © Bureau Bas Smets
Sunken Garden, Londres, 2009 – 2011 © Bureau Bas Smets

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J.-P. P. – Dans le cadre de la biennale d’architecture de Bordeaux 2017 dont vous êtes le commissaire, le principal événement sera une exposition intitulée Paysage augmentés. Qu’est-ce qu’un « paysage augmenté » ?

B. S. – Le paysage augmenté est un paysage qui n’est pas seulement esthétique et qui a aussi une fonction spécifique dans l’organisation du territoire. En 2020, 50 % de la population mondiale habitera dans les métropoles. On se dirige vers un monde totalement organisé par l’homme, et le paysage ainsi augmenté pourrait nous aider à habiter le monde de façon plus responsable et durable. On peut le voir comme une évolution de la doctrine hygiéniste qui amena des architectes, dès le XIXe siècle, à créer des parcs et jardins publics dans les grandes villes. Aux États-Unis, Frederick Law Olmsted avait ainsi conçu un système de parcs pour les villes les plus denses, qui permet aujourd’hui une meilleure gestion de l’eau. C’est grâce à ce système qu’il n’y a pas eu d’inondations à Boston ou Minneapolis. Je pense que ce système de parcs, inventé par Olmsted, peut être vu aujourd’hui comme une structure de paysage, et que l’on peut par exemple le repenser en y ajoutant les parkings de centres commerciaux, les terrains de football, les cimetières, l’agriculture urbaine… Le paysage « augmenté » de cette façon n’est plus ce qui commence au-dehors de la ville, mais aussi la ville elle-même, et il pourrait jouer un rôle important pour l’avenir de nos métropoles.

J.-P. P. – L’exposition aura lieu dans le Hangar 14, sur le quai des Chartrons. Comment comptez-vous « augmenter » le paysage dans ce lieu bien précis de Bordeaux ?

B. S. – Le paysage augmenté existe à toutes les échelles et même un hangar peut être interprété comme un paysage. Le Hangar 14 se trouve le long de la Garonne. Il a deux côtés bien distincts : l’un baigné par la lumière naturelle venant du fleuve, et l’autre, du côté de la ville, plongé dans la pénombre. Dans les conditions habituelles, cette différence de luminosité est neutralisée par l’éclairage artificiel, mais pourquoi ne pas justement mettre en valeur cette différence ? Durant la biennale, le côté sombre sera utilisé pour projeter des films au sujet des nouvelles fonctions du paysage, tandis que l’espace détente, les jeux pour les enfants, et le restaurant seront éclairés naturellement. La forêt de colonne au rez-de-chaussée peut être vue comme une véritable forêt, et le vitrage côté fleuve comme une vallée. Pour « augmenter » ces différences, nous allons par exemple utiliser 300 arbres, destinés à la « Brazzaligne », un autre projet que je vais réaliser à Bordeaux, et qui viendront ici renforcer les caractéristiques de ce « paysage ». Mais peut-être le Hangar 14 est-il en fait un paysage et non pas un bâtiment… Peut-être croit-il seulement être un bâtiment… Et peut-être allons-nous lui révéler sa véritable identité !

 

L’EXPOSITION

« Paysages augmentés » – à travers 10 films et 10 villes, avec les artistes vidéastes Bêka&Lemoine et Christian Barani.

Biennale d’architecture de Bordeaux

Du 20 au 24 septembre 2017

Hangar 14

Voir en ligne.

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