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A TRIP TO RESET MODERNITY

A TRIP TO RESET MODERNITY

Réception d’une exposition

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Cet été, à force de grand air à la plage, à la montagne, à la campagne, parce que vous vous êtes mariés, parce que les apéros se sont prolongés, parce que les festivals vous appelaient, que vous avez cultivé votre jardin sur le terrain de vos parents ou que vous avez baladé vos enfants… vous avez manqué l’expo qu’il ne fallait pas manquer ! Rien de grave à cela, Urbain et trop urbain ont mené l’enquête, et vous ramènent, une fois l’automne entamé, le fruit de leurs élucubrations grandies et fleuries à la lumière de la dite exposition : Reset modernity, de Bruno Latour, au ZKM (Karlsruhe).

2 500 km sur les routes de France, de Suisse et d’Allemagne, après quelques bières et wurst-kartoffel de rigueur, après lectures à voix haute au rythme des autorisations de vitesses autoroutières, embouteillages compris, après vifs échanges et points d’accord temporaires, identification des questions en suspens, mises en relation du nouveau et de l’ancien

Voici

un cheminement de la pensée
un pèlerinage peut-être
quelques outils recueillis pour avancer vers demain
un fol espoir
reset modernity

– tel est le nom de l’exposition qui a eu lieu à Karlsruhe du 16 avril au 21 août 2016 au ZKM

une expo comme une enquête, carnet à la main : faut creuser ou on n’y comprend rien
une expo comme une conférence : intro sensible, plan implacable et fin bâclée
une dissert aussi : on passe d’exemples en exemples pour soulever des questions, retourner les évidences, forger des notions, trouver des pratiques de soi, du monde
une expo comme un chemin spirituel : 7 procédures de réinitialisation, comme il y a 7 péchés, 7 branches au chandelier pour faire la lumière et… reset modernity

il serait donc possible de débugger le logiciel de l’ère industrielle
Pas tout jeter, entendons-nous
Réinitialiser
empêcher que la surchauffe fasse tout péter
déprogrammer en partie
refaire le chemin, repérer les impasses, préférer les bifurcations
réessayer

Fol espoir
Les 2 500 km, on les avale, l’asphalte, les péages, la douane suisse, les miettes de pain qui grattent les cuisses
Aller de Toulouse à Karlsruhe et revenir c’est éprouver sa dépendance totale aux réseaux du pétrole
et toutes ces centrales au charbon en échos à la bande de goudron qu’on déroule

en chemin, relations choisies, traversée des paysages hérités, se baigner au lac familier et tisser une fois nouvelle l’entrelacs des amis éparpillés
faire de cette route une piste à chanter pour les aborigènes que nous sommes sur le continent de la postmodernité

arrivée dans l’expo

Réception d'une exposition. L'effet Bach. ZKM, août 2016.
Réception d’une exposition. L’effet Bach. ZKM, août 2016.

La post-modernité
définie en intro par une vidéo
8 minutes
début en fête familiale
jeu d’enfant qui décanille la nuit qui s’avance
et feu d’artifice
énorme
une fête de rupture : folle dépense, lumière et gaz à tous les étages, et tant d’étages et tous ces ascenseurs entre les états de conscience
court-circuit dans les rituels
mégots écrasés sur le canapé
la maison brûle
elle a brûlé
la fête est finie
petit matin âcre
il reste un aria de Bach sur lequel danser un casque sur les oreilles en regardant le ciel enfin dégagé
sauf qu’il est vide

– c’est là qu’on en serait
au point précis où Pétrarque
commence et Monteverdi le suit

maintenant que le ciel
la terre

et le vent se tait

Fol espoir
le ciel serait dégagé, la terre habitable, le séjour agréable

mais on n’en est pas là,
pour de vrai, la maison a brûlé, tas de cendres et fumeroles
le haut le bas le fragile
elle oscille la boussole

Et pas de déménagement possible, pas d’ailleurs où fuir… le rêve de maison parti en fumée, qu’est-ce qu’il nous reste sous les pieds ?

C’est la première question

et avec elle, celles-ci : la terre existe-t-elle encore ? peut-on y revenir ? doit-ton, vraiment ? comment savoir où nous posons les pieds, comment sommes-nous situés, les humains, dans l’univers… ?

Certains illusionnistes, pour nous répondre, présentent sur la scène en un double clic des images du monde comme si elles étaient le monde – escamotant la maquina du Deus ex maquina : cordages, filins, poulies, réseaux, balises et capteurs, ingénieurs, bateaux, satellites et chercheurs – et nous voilà tout fiers des progrès de l’humanité toute disposée à comprendre en un geste unique les extrêmes et à révéler les secrets impénétrables de la physique et de la métaphysique… synapses, ADN et lendemains qui chantent… bienvenu au DSM, à la vue transparente, aux évidences des lois économiques qui régissent le globe avec un naturel déconcertant. Pire que l’idiot qui regarde le doigt au lieu de regarder la lune, nous prenons le doigt pour la lune => BUG

Je suis allée un peu vite peut-être… c’est une question qui me touche. Plus simplement, pour savoir où on habite, on peut commencer à ajuster nos instruments d’observation, et donc prendre conscience qu’on a toujours des instruments d’observation… et nous n’avons pas de vue transparente sur le monde (comment l’appeler autrement), toujours des vues parcellaires, et avec filtres, lentilles, capteurs, cadres d’analyse, etc.

Superpowers of Ten
Andrés JAQUE and the office for political innovation. Superpowers of ten. 2013-16. Props of the performance and 1-channel video, color, sound, 43 min.

 

 

 

 

*

PROCÉDURE A – RELOCALISER LE GLOBAL

et comme nous composons une société de la connaissance – nous, à commencer par moi, européenne du début du XXIème siècle, toi aussi derrière ton écran activant réseaux souterrains du web et autres connexions satellites – et qu’il serait dommage de renoncer à notre manière si particulière de composer des encyclopédies, d’organiser des colloques, de forger des outils précis pour analyser tout ce qui atteint nos perceptions augmentées, nous pourrions commencer par distinguer l’image de la lune, de la lune elle-même, et situer celui qui tend le doigt et ce pour chacun de nos objets de connaissance… nous pourrions aussi apprendre à représenter le globe autrement qu’en une boule de marbre bleue flottant unique et majestueuse dans un supposé vide intersidéral, nous pourrions apprendre à représenter nos cerveaux autrement qu’en choux fleurs passés au bleu de méthylène avec feux rouges, orange et vert… circulez !

Relocaliser le global, donc. Percevoir les attachements que le progrès, l’émancipation, la liberté, l’autonomie nous ont imposés tout en nous donnant l’illusion d’un arrachement aux traditions, aux devoirs, à la fidélité, aux exigences du collectif. Il ne s’agit pas de choisir l’un ou l’autre, mais de nous rendre sensibles aux multiples dépendances que nous avons à l’égard de nos modes de vie. Non il n’y a pas d’un côté la terre ancestrale qui nous attache et de l’autre le globe toujours en progrès qui nous émancipe.

Car en vérité – c’est écrit dans le catalogue de l’expo : plus un univers est technologiquement élaboré, plus ses dépendances sont fortes… énergétiques, mécaniques, électroniques, humaines, historiques, politiques, sociales… Non, le cloud n’existe pas !

***

Ce petit nuage sur lequel nous avons tous voulu monter
démocratisation oblige
jusqu’à trouer la couche d’ozone

c’est que nous étions déjà sur la scène au moment-même où nous pensions être spectateurs du grand théâtre du monde
rappelez-vous

à cour – les études, les rapports, les observations, les analyses, les mises en perspectives, les échanges, la raison : la culture

à jardin – les loisirs, les vacances, les îles exotiques, le cœur, les poissons et les montagnes : la nature

acteurs experts maîtrisant leurs entrées et leurs sorties et le dessous des tapis – pensions-nous, pauvres Orphées

Sommes-nous dans ou hors du monde ? C’est la deuxième question

celle de notre implication dans l’effet papillon
on peut les regarder, les dessiner, les trier, les classer, les ranger sur les belles planches où ils sont épinglés, les papillons
mais combien de battements d’ailes pour en arriver là ?
combien de pulsations vives entre le pouce et l’index de l’entomologiste
combien d’ailes brisées
combien d’abdomens mal percés
quelle expérience relative entre l’homme et le non-homme

(refaire au passage le chemin de ce qu’on a appelé homme depuis quatre siècles… et rire aux éclats ou pleurer toutes les larmes de son corps, au choix)

saisissant non-humain dont la vie se pulvérise au contact des doigts toujours trop maladroits
fatal face à face
Actéon, Orphée, Persée… Diane, Eurydice, Méduse… regards de ces hommes qui veulent voir sans être regardés, et qui n’échappent pas aux effets de la distanciation … le premier : dénaturé, le deuxième : à jamais esseulé, et le troisième, sauvé au prix fixé : la mort d’une femme issue de Terre et d’Océan.

tout cassé, tout figé, tout disparu
=> BUG

Je pense à cet album de François Place où un savant, explorateur anglais du XVIIIème siècle, s’enfonce dans le monde plus loin que tout un chacun et paie le prix de sa découverte par un exil qu’il s’impose à jamais.

Sommes-nous condamnés à être soit dans soit hors du monde ?

PROCÉDURE B – RECONNAITRE QU’IL N’Y A PAS DE RAPPORT SUJET/OBJET

On peut dire aussi, et c’est écrit dans le catalogue de l’expo : tourner à 90° le rapport sujet/objet pour cesser le face à face
préférer le profil et la vue latérale pour regarder dans le même sens, déjà, et sentir la zone de contact plutôt que de jouir du spectacle

photo-2-durer
Albrecht DÜRER, Underweysung der Messung. Opened at : Draughts man Drawing a Recumbent Woman. 1525. Book. Saatbibliothek Bamberg. Imprimé, 31 x 21,5 cm.

*

(je salue ici ce cher Montaigne qui a préféré s’écrire de profil, ce que lui reprochait Rousseau – et quand ferons-nous le procès des Lumières ?)

et là, laissez-moi rêver
il n’y aurait plus des objets d’étude d’un côté et des sujets de connaissance de l’autre
il y aurait une recherche d’accord entre sensibilités
percevoir et se laisser percevoir s’élaborant dans un mouvement commun avec pour chacun un irréductible que l’autre n’atteint pas, ni soi

il y aurait aussi qu’on reconnaitrait qu’expérimenter anything transforme biologiquement son homme (oui, biologiquement, c’est Tim Ingold qui l’écrit, dans Marcher avec les dragons) – et sa femme, et son animal, mais ça on l’accepte plus facilement déjà…

et oui toutes mes pratiques modifient ma vie jusque dans mes muscles et mes cellules et jusqu’à la composition de l’ADN… eh oui !
vélo, chant, écriture, marche et courses, retraits d’argent, twitts et posts…
et oui je ne suis plus la même depuis que je sais faire du vélo, biologiquement
et oui je ne suis plus la même depuis que je sais écrire avec des lettres qui représentent du son plutôt que des éléments du monde, biologiquement

et bien sûr que j’ai une gueule d’atmosphère puisque je suis composée du monde et que je compose le monde
et non nous ne défendons pas la nature, nous sommes la nature qui se défend
et non nous ne sommes par dans ou hors du monde, nous sommes le monde mais avec un nous élargi à tout ce que nous avons appris, à tous nos objets, nos sujets, nos héritages, nos désirs croyances et sciences et technologies

***

ah ça j’adore
c’est beau
plus de rupture une belle continuité entre mon chat et moi entre les prochains les voisins les arbres et les mers et les fleurs et partageons les zones humides et cetera

on devrait y arriver hein avec un peu de volonté et une bonne dose d’érotisme fusionnel et une once de lyrisme, c’est pas la mer à boire, j’y travaille, j’y travaille de toutes les particules de mon corps

Sauf que
sauf qui peut
il n’y a plus de mer à boire
il n’ y a plus rien à boire
rien à manger
rien à respirer
plus de terres à habiter qui ne soient déjà saccagées
=> BUG

la question de savoir la faute à qui
Ah

soit ce sont les dérèglements fatals, comme il y en a toujours eu, déluges, tremblements de terre et compagnie… vision sublime d’une nature en délire, mais c’est de plus en plus difficile à affirmer
même Donald Trump cafouille un peu sur la question

soit ce sont les humains et leurs extraordinaires boucles de rétroactions

PROCEDURE C – PARTAGER LES RESPONSABILITÉS : DIRE ADIEU AU SUBLIME

moi personnellement oui évidemment d’accord
jamais apprécié le romantisme à sa valeur alors
alors je passe un peu vite l’espace de cette partie de l’expo
plutôt que de savoir qui est responsable, de la nature ou des humains
– puisque telle est la question qui se pose ici

david-caspar-friedrich
Caspar David FRIEDRICH, Le voyageur contemplant une mer de nuages (Der Wanderer über dem Nebelmeer), 1818. Peinture. 94,4 x 74,8 cm. Capture d’écran sur Google images du 5/11/2016.

*

j’aimerais plutôt qu’on dise quels humains avec quels environnements
parce que : autant la continuité humains non-humains induite par la seconde procédure de débuggage de la modernité je la trouve puissante
autant la continuité entre humains, lorsqu’elle est là pour rendre aussi responsables les uns que les autres de l’état inhabitable et désagréable de la planète les Indiens Shuars d’Amazonie et les Traders de la City… elle me semble discutable
il me semble que certains ont lancé – et continuent à lancer, et c’est cela le désastre – plus souvent qu’à leur tour la flèche du progrès qui n’était autre qu’un boomerang qui revient de façon imprévue – mais de plus en plus prévisible – et catastrophique en pleine face
du monde entier
il s’agit de savoir où sont les lignes de partage
j’aurais aimé aussi trouver là des pistes pour une esthétique du non-sublime : esthétique du pli ? du bricolage ? du frottement ? de l’implication ? du rituel plus que de la célébration ?
suspens – chantier ouvert

– pistes proposées dans une expo attenante, au Pompidou-Metz à quelques kilomètres de Karlsruhe, après forêts d’érables, de pins, de bouleau et quelques mirabelles à vendre au bord des routes… du côté du land art, mais sensation que beaucoup reste à inventer

ce qui ne me déplaît pas (litote)

– et puis, s’il y a partage des responsabilités, il s’agirait de savoir… qui partage, et comment – surtout que sur ce point, il existe des pistes déjà, pour former des parlements des choses, des délégations de peuples indigènes, des théâtres de négociations… De tout cela, rien dans l’expo –on ne peut pas tout avoir, va falloir continuer à travailler… (et lire par exemple la 5ème conférence de Face à Gaïa : « Comment convoquer les différents peuples (de la nature) », toute une méthode pour apprendre à tracer ces lignes…)

***

récapitulons un peu avant d’aller plus loin
on a commencé par prendre acte que chez nous ça brûle, tas de cendres, c’était l’intro
du coup on se demande où on habite
il s’agit –A- d’ajuster nos instruments d’observation pour savoir où nous posons les pieds
– B- de se rendre compte qu’entre le sol où on pose nos pieds (la nature) et nos pieds (la culture) il y a non seulement continuité mais aussi échanges de substances, à savoir coexistence
– C- de nous sensibiliser à nos incommensurées responsabilités – nous, occidentaux – dans l’état du terrain existant – lamentable, faut-il le rappeler

anticipons un peu sur la suite
pour organiser la vie dessus, s’agira de
– D- savoir à qui appartient le terrain, au fait ! (et se rendre compte que nous ne sommes pas tout seuls, mais alors vraiment pas, et qu’il n’y a pas que des amis – litote encore)
– E- nous aider des technologies, comme toujours, mais de technologies à aimer (plutôt que des technologies pour crâner… ce n’est pas moi qui le dis, c’est Bruno Latour : Innovation, not hype)
– F- et puis éviter enfin d’en faire appel à des raisons suprêmes pour prendre des décisions
– G- et alors nous pourrions nous mettre en quête de pratiques diplomatiques aptes à composer des terrains d’entente

***

C’est très concret tout ça
je veux dire
bien sûr ce sont des principes et non des solutions
mais c’est ce que j’aime

ça laisse imaginer des modes d’action possibles sans sidérer son prochain par des résultats existants et déjà mirifiques
ça compte, hein, il en faut aussi de beaux exemples d’actions singulières et collectives qui recomposent leurs plurivers pour les rendre habitables et agréables… ça encourage à faire bouger la ligne de front, ça compte

mais là, ces concepts opératoires, ces procédures, c’est de la tactique, ça me donne l’impression de voir plus large et ça joue à beaucoup d’échelles, à chaque fois qu’on se dit qu’on habite un lieu

– question qui m’a beaucoup préoccupée : déménager 6 fois (dont la première in utero mais pas des moindres) dans les 7 premières années de ma vie à chaque fois en rupture avec ce qui précédait… forcément ça m’a rendue sensible aux terres brûlées et aux territoires à se réaménager –

Et à chaque fois c’est la tentation de refuser l’héritage dévasté, au-dessus des ruines duquel flotte un beau globe constitué dont on n’a jamais connu l’entrée

et là
avec ces 7 procédures dont je fais mon mantra sur 2 500 km

je me dis pas besoin de refuser
on pourrait débugger

tous ces lieux à débugger pour faire un peu d’espace et retrouver des chemins

***

Et il y a en encore à parcourir
procédures longues

Retour au ZKM
cette fois, lorsque le gardien s’approche de moi, au lieu de lui soudainement ouvrir mon sac comme la veille pour qu’il y jette un œil sécuritaire – ce qui le fit rire, le bienheureux – nos regards se croisent de connivence sur nos différences culturelles

faire de la terre un lieu habitable
– puisque c’est ici qu’on habite
c’est se demander aussi qui habite avec nous

On regarde une carte du monde et toutes les zones délimitées par des couleurs différenciées patchwork d’identités supposées
il suffit de demander « carte du monde » à un moteur de recherche : avant la frontière c’est X après la frontière c’est Y

On continue à imaginer le monde avec des frontières
et pourtant
on connait les naufrages en mer les traversées du désert les doigts écorchés sur les murs barbelés
les doigts
les vies
tous les jours
toutes les nuits
les pleurs
et le silence infini
des chaussures échouées sur les îles de la Méditerranée

et pourtant
l’effet des frontières
on le connait depuis si longtemps
on connait aussi ceux qui veulent les élargir ou les abolir
Grands Empires et Lutte Finale

ouverte ou fermée une frontière est mortifère

frontiere
Sophie RISTELHUEBER, WB#6.2005/16. Color photograph, digital print of the wall, 370 x 300 cm. (Frontière Israëlo-palestinienne)

*

et l’obstination de notre époque à empêcher d’entrer certains, et interdire aux autres de sortir
et tant de morts dans les interstices

– et l’obstination de notre époque à ôter de nos vues tout ce que nous jetons comme si nous avions un extérieur à chez nous
une pensée pour les habitants de Bure
une pensée pour les calanques devenues déversoirs de boues et de plomb
une pensée pour ces nouveaux continents en plastique en formation au creux des océans
une pensée pour les plaines et les vallons et les carrières et les gouffres de Campanie, d’Afrique, d’Asie où se déversent le trop plein de nos vies
une pensée pour nos routes et nos murs et nos terres et notre air où se diluent les matières qui brûlent à petits feux nos organes

et l’obstination de l’époque à agir encore comme si nous avions encore un ailleurs à notre planète et des terrae incognitae à coloniser

dedans/dehors ça joue plus
on est d’dans rien que d’dans tous dedans
– seulement 51 milliards de kilomètres carrés sur Terre, et seulement 15 milliards de terre sur Terre et combien d’inhabitables et combien de désagréables à vivre
peau de chagrin de nos désirs expansés

PROCÉDURE D – DES PAYS AUX TERRITOIRES DISPUTÉS

encore une question de représentation
il s’agit de voir qui est avec, qui est sans
il s’agit de savoir à qui on est attaché, à qui on veut s’attacher
et se passer, enfin de l’idée de pays, et de patrie, et d’identité fixe

voici

ce serait comme
représenter une partie de balle (celle que vous voulez)
vous pouvez toujours tracer le terrain avec la frontière au milieu, éventuellement vous y ajoutez des petits ronds, des petites croix, quelques hachures et des flèches, et vous tentez d’imaginer la dynamique du jeu dans ces quelques frontières… mais ce petit schéma, on est d’accord, ne permettra pas de comprendre la dynamique du territoire générée par les pieds du joueur qui se saisit de la balle (connexions dans l’équipe, menaces d’opposition de l’équipe adverse, positionnement nouveau des arbitres, et des gardiens, des entraineurs sur la touche, des remplaçants), ni le départ de la ola dans les gradins, des chuchotements tendus en tribune entre les membres de la Fifa et les conseillers du président venu là en précampagne électorale et qui compte sur une victoire, peut-être ce bon coup, là, sous ce pied habile, ni les levers de drapeaux et les coups de trompes et de sifflets, ni les paris et les machines à paris qui s’activent, les catadioptres et les téléspectateurs, l’argent qui se déplace d’écrans en écrans, les pizzas commandées en conséquence, et ce qui se boit avec… l’opposition des petits ronds et des petites croix ne suffit pas à expliquer la passion du jeu, et la passion du jeu ne peut pas être réduite à la passion pour les ronds, les croix ou les croissants, marteaux, faucilles, bannières étoilées etc.

parce qu’habiter c’est cela (ce n’est pas explicitement dit dans l’expo, mais Bruno Latour l’écrit L’enquête sur les modes d’existence, à partir de la page 406.)
ce n’est pas dire : ceci est à moi et ceci est à toi
c’est savoir que lorsque je dis « j’ai » j’embarque avec moi tout un territoire qui se reconfigure à chaque instant mais selon des lignes de force bien réelles et aux conséquences très concrètes

EXXON

TOTAL

CHEVRON

notamment

devenus incapables de renvoyer la balle sinon gluante et puante de leurs actifs toxiques

– en marge de l’exposition Reset modernity, comme une paperole ajoutée, cette autre expo aux photos immenses du Musée du pétrole, qui montrent de quelles zones dévastées dépendent nos pratiques pétrochimiques

(j’attendais qu’elles nous montrent aussi en quoi consistent ces pratiques, du gazoil aux engrais, des cosmétiques aux cigarettes électroniques, des plastiques aux médicaments, et la tente et la polaire, et les routes, et les touches de nos ordinateurs, et la protection des câbles qui relient nos vies et les attachent à un lieu pour lequel on ne pourra jamais dire : à toi !)

parce que ça ne joue plus du tout

et cette façon de voir la propriété non pas comme un espace délimité mais comme la dynamique des attachements dans lesquels nous engagent nos usages – ça change la donne vous reconnaitrez
ça dessine des réseaux, des coupes, des épaisseurs, des héritages
ça permet de repérer ce qui occupe le territoire, ceux qui s’occupent du territoire
bannières tourelles substances essences
on commence à repérer qui fait de l’antijeu
et qui s’affiche, et qui l’habite pour de vrai
à savoir qui la traverse et l’occupe sans dire son nom
qui la hante

ça permet aussi de considérer l’habitat comme dépendant de son habitant
– très belles pages de Tim Ingold, encore dans Marcher avec les dragons, qui se demande pourquoi on considère que l’observation des barrages des castors fait partie de leur étude biologique, et pourquoi lorsqu’on passe aux humains on se limite aux molécules…

***

et là… je ne sais pas si de temps en temps vous tentez de rendre visible ce qui dans nos vies de délégation de nos usages à nos objets techniques est rendu invisible pour le confort de nos sens délicats
de plus en plus je le fais, cela
– et à Urbain, trop urbain, nous l’avions fait tout particulièrement
regarder les tuyaux qui courent sous nos trottoirs, au fonds des mers, dans nos murs, au-dessus de nos têtes, dans nos champs
et d’où vient l’eau
et d’où vient le gaz et d’où vient le pétrole et l’internet et le téléphone et l’électricité
et d’où vient l’argent qui fluctue
et où il part surtout
douces vies de robinets, de boutons et d’interrupteurs qui à loisir font entrer chez moi comme chez le roi des flots de lumières et d’eau au rythme effréné du soleil de nos vies échauffées

Tuyaux de Versailles
Sophie RISTELHUEBER, Untitled #2. 2011/15. Phorograph, digital pigments prints, 100 x 150 cm. (Tuyauterie des jets d’eaux de Versailles).

*

mais sait-on seulement qui tient le robinet ?
délégation à tous les étages
savons-nous réparer nos smartphones
et nos voitures
et nos corps
et nos champs
savons-nous cultiver nos graines
et nos rassemblements
et nos jardins
sans passer par des technologies dont nous serions bien en mal d’assumer les tenants et les aboutissants surgissant ici ou là en scandales sanitaires et financiers
connaissons-nous nos technologies ?
=> BUG

au petit matin, on regarde son grille pain et on se demande d’où il vient
et là abîme d’ignorance
profond
noir
crâmé

Toaster project
Thomas THWAITES. The toaster project.2011. Installation, iron, copper, nickel, plastic, and found objects, dimensions variables. (L’artiste compose un grille-pain en n’utilisant aucun process industriel).

*

(en vrai je ne mange pas de tartine le matin… mais bon j’ai un grille pain – ce qui n’est pas le premier ni le seul paradoxe de ma vie vous comprenez bien)

PROCÉDURE E – INVENTER DES TECHNOLOGIES À AIMER

… et dont on pourrait prendre soin

Et ici encore j’apprécie : il ne s’agit pas de tout jeter pour rêver un retour en arrière – certains appellent cela décroissance – vers un monde pré-moderne où l’on reprise ses chaussettes, où les femmes, pardon, reprisent les chaussettes, les hommes rafistolent la roue de la charrette et les enfants s’essuient la morve avec le dos de leur manche à la vue des mouches

il s’agirait plutôt d’innover, avec les savoir-faire technologiques qu’on a – et qu’est-ce qu’on en a ! – pour se connecter les uns aux autres de façon à ce qu’on aime l’ensemble des réseaux techniques, sociotechniques en fait, d’eaux, d’énergies, de nourriture, de vêtements, de communication – moi j’ajouterais, et que l’ensemble de ces réseaux sociotechniques nous aiment

– et qu’on arrête de se réveiller dans des lits où, sur les draps froissés par la frénésie de nos ébats machiniques, s’étalent des corps refroidis et maladifs, lorsqu’ils ne sont pas devenus fous ou malformés par le contact fatidique avec les produits chimiques

– alors j’imagine des technologies à connaître, à aimer, et qui nous aimeraient, et dont on raconterait l’histoire, l’histoire d’une relation, et qu’on célèbrerait, et dont on s’amuserait à parcourir les plis, et avec lesquels on inventerait des modes de faire et des modes d’être toujours nouveaux (un peu comme Resnais et Queneau sur le Styrène, ) mais toujours raccordés à ce que nous avons été, et qui donneraient sens à nos vies par la puissance de notre relation avec elles, et qui amplifieraient notre puissance d’être – cela n’était pas explicité dans l’expo… que les choses soient claires… mais les belles pages de Bruno Latour lui-même sur le sentiment amoureux… à lire par ici me laissent penser que le verbe aimer n’est pas là par hasard

pas explicitée dans l’expo la distinction entre cette innovation-là et les technologies vertes qui se présentent comme telles tout en renforçant, sous une autre couleur, nos liens avec la sphère économique plus qu’elles ne constituent le monde dans le quel nous pourrions commencer à habiter– quelques pages à lire cependant par (2ème conférence de Face à Gaïa, « Comment ne pas (dés)animer la nature »).

***

c’est là que l’expo part un peu à vau l’eau ou val de route val de chemin, y a du méandre d’abord et puis du bac à sable où s’amuser un peu mais ça ralentit – alors que le catalogue se tient… manque de place ? pas les moyens de montrer les idées exposées ? plus délicat peut-être ? plus en chantier aussi ? c’est qu’il y a de quoi faire et que les deux procédures restantes touchent aux tréfonds
– ce qui fait autorité
– comment on fait avec l’altérité

Ah

PROCÉDURE F – SÉPARER POUR DE BON LE RELIGIEUX DU POLITIQUE

16 films pour 16 scènes et un document d’archive avec Obama chantant un gospel
17 situations où se mêlent le pouvoir politique et l’ascendant religieux
répartition correcte des trois religions révélées
bon

c’est difficile à aborder
j’y comprends qu’il s’agit de se dégager du repère orthonormé dans lequel se dessinent immanquablement les fonctions de nos vies en commun et leurs affinités, et leurs dérivées jusqu’à l’infini supposé
où les abscisses seraient l’énergie de la base, l’immanence
et les ordonnées la puissance verticale de la transcendance

moi j’y entends la question des relations entre le peuple souverain et la figure qui le mène
et tenter de ne pas se bercer d’illusion

et donc refus d’un côté de penser qu’un peuple se soulève de lui-même
– en même temps, je m’en doutais un peu, étant née des conséquences de la révolution culturelle chinoise –
la question des peuples qui se soulèvent et qui se mènent par eux-mêmes tel le baron de Münchhausen se tirant, lui et son cheval de la tourbe, par les cheveux
je savais que c’était, entre autres, l’un de ces abus de représentation que dessinent les utopies

et refuser de l’autre
le messianisme
un peu plus facile pour moi depuis que Mao est mort… mais combien d’amis, combien d’amis, les amis, combien d’amis entends-je encore attendre le grand homme celui qui montrerait le chemin et aurait la vision claire, – bien sûr que les plus émancipés pensent que ce grand homme pourrait même être une femme, mais enfin même si votre Mao, votre MaoMao, votre Momo n’est pas mort, ces figures qu’on souffle tels les grains de raisins au soleil c’est du vide c’est du vide et pourquoi s’en affoler il nous l’avait déjà dit Friedrich que Dieu est mort, à quoi ça sert qu’il l’ait écrit si c’est pour que tous les peuples européens attendent encore que quelqu’un les mène par la main allez peuple adulte avance-toi et marche

Et je pense à une scène pour deux peintres – La présentation de la Vierge au temple, ou comment on représente ce qui advient et que le pouvoir n’avait pas prévu
Titien : et l’événement se présente en fonction affine pris dans des axes orthonormés

Tintoret : et la démultiplication de la figure de ce qui se présente relie les énergies horizontales et verticales dans une spirale d’une puissance rare

Détour pour montrer que même en matière religieuse, la transcendance n’est pas toujours la solution esthétique privilégiée. And I love barroco !

Mais, enfin séculiers, revenons au politique !

Et ce qu’on cherche donc : des modes de fonctionnement du politique
– et la façon dont on fait avec les controverses sur ce qui nous advient (autrement qu’en luttant, autrement qu’en tranchant ou écrasant… actions qui perpétuent l’opposition du vertical et de l’horizontal et dont la finalité est d’anéantir son opposé)

Je m’en vais lire ceci et étudier cela et je reviendrai quand j’aurai des propositions
j’ai seulement compris qu’il nous fallait des tables
beaucoup
à formes variées
à dispositifs légers

j’ai aussi compris que plutôt que de tenir des postures lorsqu’on prend la parole, il vaut mieux ne pas
et puis : lorsqu’on parle, de toute façon, ça parle avec nous
la salle, le mobilier, son histoire

– ce qu’une autre expo en forme de paperole attenante à la principale, avec photos de Armin Linke, prenait en charge de montrer

Armin Linke, COP19 at National Stadium
Armin LINKE et Giulia BRUNO, COP 19, Nations Unies, Varsovie, Pologne. 2013. Photograph.

*

– ça c’est la démultiplication des prises de parole, et va falloir des tables variées, pour multiplier les langues et de pas les figer

et puis
pour nous écouter
savoir qu’une parole est toujours située
jamais universelle
jamais éternelle
toujours émergente d’un contexte

– oui, oui, jamais et toujours. Même les axiomes de mathématiques, même les lois de l’univers, même La Déclaration Universelle Des Droits De l’Homme – discours situés issus de contextes particuliers qui ne trouvent leur légitimité que dans la force qui sert à les imposer (institutions plus ou moins armées) ou dans les pratiques toujours renouvelées qu’elles suscitent (et il y en a de moins en moins, et c’est bien ce qu’il y aurait à rechercher)

et donc l’enjeu de la vie ensemble (puisque telle est la question, je le vous le rappelle, il s’agit de savoir comment on va rendre notre fucking world habitable pour mes neveux et mes nièces et leurs amis – et pour nous au passage)
par quelles énergies on va pouvoir se rassembler pour décider d’un monde vivable : on habite où déjà ? ici (procédure A) et maintenant (procédure B), avec chacun (procédure C), pour choisir (procédure D) des façons (procédure E) de nous attacher (procédures F) les uns aux autres (procédure G)

GOSH !
loin de l’énergie en barres, l’énergie en spirale

(NB. pour ceux qui penseraient qu’on n’a plus rien à attendre que tout est déjà joué, que tout a déjà été joué, tenté, essayé, râté, et que le monde roule dans un état de faits immuable… allez interroger votre fondement par les moyens que vous voulez… par exemple en lisant la 6ème conférence de Face à Gaïa (« Comment (ne pas) en finir avec la fin des temps »)
Et si après ça, vous n’aimez pas la montagne, et si après ça vous n’aimez pas la mer, comme Belmondo face caméra je dis « Allez vous faire foutre ! »)

Ah non ?

PROCÉDURE G – ENTRER EN FRAGILE DIPLOMATIE

Bon d’accord, mais l’expo elle-même ne présente rien sur ce point, le catalogue seulement… avec de très belles pages.

Une table pourtant, dans l’expo, avec des lectures potentielles, avec des écrits issus des workshop de préparation de l’exposition : gribouillis de conceptualisation, schémas précaires, mises en relations bancales des éléments de l’expo, pensées en bribes, formes d’écrits qui se cherchent, faibles, non abouties, manquant d’efficace. À la vue de ces carnets, c’est le vertige.

Reset Modernity bibliography
Réception d’une exposition. Vertige des écrits entrain de se faire. ZKM, août 2016.

*

Nous serions fragiles à ce point dès qu’il s’agit d’inventer un langage apte à composer un monde ? C’est cela accepter de ne pas prévoir ? de ne pas boucler la pensée pour la laisser ouverte ? Remettre en action nos modes de pensée, nos modes et nos pensées, c’est aussi remettre nos technologies langagières sur la table – nous, êtres de langage –, quitte à perdre beaucoup pour gagner un peu, quitte à ne rien gagner peut-être, à juste être là et gribouiller sur une même feuille des formes inédites qui prennent sens dans la seule mesure où elles permettent de tracer les chemins d’un monde vivable, habitable et agréable : ici (procédure A) et maintenant (procédure B), avec chacun (procédure C), pour choisir (procédure D) des façons (procédure E) de nous attacher (procédures F) les uns aux autres (procédure G), dans une anthropologie enfin symétrique, aussi attentifs à nos étrangetés qu’à celles que nous avons attribuées aux autres jusqu’aujourd’hui.

Et là, je comprends que ma pire ennemie c’est moi-même… et toi ?

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AILLEURS

Pour d’autres CR de cette expo :
http://www.laviedesidees.fr/Enraciner-la-modernite.html

Brochure ZKM
http://zkm.de/media/file/en/2016-zkm-broschuere-reset-modernity.pdf

Field Book
http://zkm.de/media/file/en/2016-zkm-reset-modernity-fieldbook_e.pdf

Vidéo – Facing Gaïa
http://zkm.de/en/media/video/next-society-facing-gaia-frederique-ait-touati

Auparavant

La sardine, le romarin et la torchère

Ensuite

Décade

2 Commentaires

  1. […] Et enfin, lire notre recension de la précédente exposition de Bruno Latour au ZKM, Reset Modernity! […]

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