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Périphérique intérieur

Périphérique intérieur

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« La zone est peut-être un système très complexe de pièges…

Je ne sais pas ce qui s’y passe en l’absence de l’homme, mais à peine arrive quelqu’un,

que tout se met en branle… La zone est exactement comme nous l’avons créée nous-mêmes,

comme notre état d’âme… Je ne sais pas ce qui se passe, ça ne dépend pas de la zone,

ça dépend de nous. »

Stalker, Andrei Tarkovsky, 1979

Et ça recommence toujours, tout y recommence. Le périphérique intérieur est peut-être un système très complexe de pièges… Je ne sais pas ce qui s’y passe en l’absence de l’homme, mais à peine arrive quelqu’un, que tout se met en branle… Le périphérique intérieur est exactement comme nous l’avons créé nous-mêmes, comme notre état d’âme… Je ne sais pas ce qui se passe, ça ne dépend pas du périphérique, ça dépend de nous.

« Périphérique intérieur », cela sonne déjà comme un oxymore. Vous avez remarqué? « Périphérique intérieur ». C’est le cœur et ses artères, c’est la cible et le snipper. C’est l’appariement du cheval blanc et du cheval noir de l’âme. Et comme notre état d’âme, le périphérique intérieur répète et invente, inlassablement.

Comment le périphérique intérieur peut-il nous faire naître vagabonds dans le ruban étiré de sa routine? Question à retourner sans doute: pourquoi sommes-nous aussi peu nostalgiques du nomadisme, alors que l’état sédentaire ne représente qu’un millième de l’histoire de l’humanité, un tout petit millième? Le périphérique qui nous est « intérieur », c’est celui qui se souvient, et qui rappelle cette histoire à notre mémoire reptilienne.

Il a beau être jeune et neuf, ce périphérique, il est antique à nos yeux. Les champs de chardons, les décharges de pneus, le fleuve et ses ponts, les voies ferrées, les ruines sont des lieux de rituels oubliés, ces rituels mêmes que les Stalkers essayent de raviver.

Les Stalkers, ce sont les interprètes que fabrique le périphérique intérieur. À notre entrée sur le territoire interdit, les métamorphoses surviennent, et c’est comme dans un voyage de métempsycose. Marcher là, c’est annoncer une prophétie dans le rétroviseur, c’est lancer ses racines dans le ciel et dans les nuages. Entre l’interprète que devient le Stalker et le paysage choisi que devient le périphérique intérieur, il y a le pont de la génération de toutes choses et le fossé de la corruption de toutes choses. Ce qui vit a dépéri, ce qui finit commence.

Les Stalkers ne s’étonnent d’ailleurs plus du renouvellement permanent du périphérique intérieur. Nous avons appris l’inversion des valeurs esthétiques: quand nous marchons le long du périphérique, les représentations instituées se dissolvent, les monuments du centre ville s’effritent, l’itinérance devient seule l’art premier du lieu, l’art de faire lieu.

Le périphérique intérieur est la seule ville dont les rues se dessinent dans votre sommeil, celle dont les façades s’abattent dans votre dos, celle dont les habitants changent la topologie et la toponymie. Quand vous y êtes, vous savez que le périphérique intérieur n’est pas cartographiable : les territoires actuels prennent de vitesse tous les géographes et ils sont infiniment plus rapides que Google. Vous ne l’indexerez pas comme la ville froide, non. Le périphérique intérieur est la seule ville chaude.

Le périph toulousain a des portes secrètes. Avez-vous remarqué ? Il n’y a pas de porte 13, on passe de la 12 à la 14. Pas de porte 22, ni 28, ni 32… Le périph toulousain a des portes secrètes qui le mettent en relation avec d’autres territoires actuels, de sorte qu’on passe, d’un coup, dans les espaces blancs des cartes IGN, que ce soit à Londres, à Las Vegas ou Paris. En fait, on peut aller partout depuis le périphérique toulousain, sans jamais quitter Toulouse.

Le périphérique intérieur est un espace poreux. Cette porosité affecte aussi le temps, son écoulement. Les Stalkers arpentent des laps d’espace et les chronomètrent avec leurs chaussures. Ils mesurent le temps qui y percole, en ouvrant une parenthèse d’espace dans le temps gagné ou perdu des automobilistes. Ils tournent ainsi dans ce ruban d’asphalte, dans cette orbite de béton et de goudron de plus de 35 kilomètres, mais qu’on ne finira jamais de mesurer. C’est un ruban de Moëbius, ce périphérique intérieur!

Enfin, le périphérique est une ligne sensible. C’est une infrastructure de capteurs, de senseurs, de commutateurs. C’est un maillage de boucles d’information qui prend place dans un ensemble beaucoup plus vaste d’artefacts et d’interactions homme-machine. Marcher sur le périphérique intérieur c’est se lover dans la grande étole de l’espace anthropisé, c’est y résider tout en la fuyant. Et dans les plis et replis du tissage, quelque chose pousse et vit. Il y a tout un peuple des confins qui vient vers vous, bord à bord, d’une crête à l’autre, du pli au surplis. Ce sont les habitants du périphérique intérieur, ceux-là qui vous enseignent l’itinérance immobile.


Texte dit lors de la conférence-performance du 10 avril 2014 aux Empreintes numériques.

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La Petite Ceinture ou la politesse en friche

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1 Commentaire

  1. Dominique Hasselmann
    à

    On aimerait le lire en boucle.