Bunker

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Je ne suis pas voyageur. En presque vingt-cinq ans, pris l’avion trois fois seulement, trois villes, trois jours chaque fois (on prend l’avion le lundi, on rentre le vendredi) : Berlin, Venise, Vienne.

Aussi pas de problème pour se souvenir des dates, et des souvenirs très précis de chaque. Mais de Berlin les plus intenses, les plus intimes, les plus chers.

C’était à la Toussaint de 1987. L’impression qui reste, qui enveloppe le tout, c’est le brouillard, la nuit qui tombe à cinq heures, et le bruit des hélicoptères de l’OTAN – Berlin-Ouest était encore pour deux ans enclave occidentale derrière le rideau de fer, même si les enfermés ne semblaient pas ceux que l’on aurait pu, au seul vu de la carte, croire.

Le Mur évidemment. Je n’avais pas de passeport pour Berlin-Est, ne l’ai vue que du haut des miradors. Un peu comme aujourd’hui on regarde, peut-être, la Corée du Nord, depuis celle du Sud.

Ce jour-là, c’était expédition photo (deux appareils, un petit Minox, et un Hasselblad) le long du Mur. Parti un matin de cet appartement où vivait mon frère et sa famille, au-dessus de celui d’Arvo Pärt dont en entendait toute la journée le piano – sa propre musique le matin, celle de Bach l’après-midi, ou l’inverse.

Longé un canal, longue station sur un pont ne menant nulle part, puis longé le mur, Oberbaum Brücke, le quartier de Kreuzberg. Maisons noires, squats. Dans Google Maps évidemment je ne reconnais plus rien.

C’est sans doute vers le milieu de l’après-midi, que je suis arrivé à Anhalter Bahnof. J’aimais bien à l’époque, et encore aujourd’hui, photographier les ruines, et j’avais évidemment repéré dans les bouquins sur Berlin parcourus avant, cette relique de la gare (« pas la gare où les trains s’arrêtaient  ; la gare où la gare s’est arrêtée », dit Peter Falk dans les Ailes du Désir, de Wenders). Pourtant d’elle je n’ai fait aucune image intéressante, et ai passé bien plus de temps autour de ce bunker situé tout près, à côté d’une arche dont je me demande encore aujourd’hui si elle était aussi un vestige original d’Anahalter Banhof, ou une structure temporaire ?  On ne la voit plus sur la vue satellite de Google Maps. Mais à la verticale, que pourrait-on en voir ?

Ce bunker comme un raccourci de l’histoire de la ville, son passé nazi, les bombardements. La ville détruite autour, le bunker aux murs de plus de deux mètres, indestructible.

Né au bord de l’Atlantique, on a été habitué dès la petite enfance, aux blockhaus. Celui de la Faute sur Mer, qui a été il y a pas mal d’années maintenant, basculé dans une immense excavation dans le sable. Est-ce que Xynthia ne l’a pas exhumé ?  Ceux du Cap-Ferret. L’odeur de varech quand on s’aventure dans ceux qui sont noyés à marée haute, de pisse dans ceux qui sont dans les dunes.

Le long tunnel de l’ancienne base des sous-marins, qui mène au môle d’escale de La Pallice, pèlerinage rituel quand on allait à La Rochelle. Là ça sentait fort le poisson. J’avais peur toujours, car c’était long, noir, et il y avait un large écriteau spécifiant bien que l’accès en était interdit à tout véhicule non autorisé. Mais le Père était là comme chez lui, il ne lui serait même pas venu à l’idée, qu’il contrevenait en nous emmenant voir les billes de bois (« des belles allumettes », la plaisanterie rituelle) à un quelconque règlement.

J’ai connu plus tard la base des sous-marins, identique, de Lorient. Et même descendu dans un sous-marin en cours de chargement de vivres  : là ça sentait à la fois l’huile chaude, le métal, et les fruits.

Du bunker de Berlin aucun souvenir olfactif. Il n’était pas possible d’y entrer. L’inscription wer bunkerbaut wirft bomben que je n’arrivais pas à traduire vraiment avec mes pauvres rudiments d’allemand. Mais je comprenais bien qu’il s’agissait quand même, de bunkers, de de bombes  : « Qui construit des bunkers, lance des bombes ».

Je me souviens avoir essayé, avec le Minox, d’avoir sur la photo, et le bunker, et l’arche de la gare. L’ambiance du terrain vague. La lumière. Ce n’est pas une photo géniale, mais j’y retrouve des souvenirs. La photographie permet cette qualité de solitude  : solitude choisie, consciente, un silence intérieur dont on jouit dans l’instant, et que l’on retrouve ensuite comme un refuge.

Le soir nous sommes allés voir Der Himmel über Berlin, en V.O. bien entendu, qui sortait juste. Émotion palpable dans la salle, le souffle retenu de tous les spectateurs, quand la caméra de Wenders saute le Mur. [1]

Évidemment ne parlant pas la langue je n’ai rien compris au film, mais étais transporté, comme je le suis toujours à chaque fois depuis, par sa poésie. C’est depuis, mon film préféré entre tous.

Surprise de voir Peter Falk et Bruno Ganz filmés devant mon bunker. Peut-être pour cela que j’aime aussi cette photo, depuis  : ici était le Rendez-vous des Anges. « Je ne peux pas te voir, mais je sais que tu es là, Compañero…»

Je ne suis pas revenu à Berlin depuis 1987. Mon fils y réside désormais, et par lui l’impression d’y être un peu moi aussi, malgré tout. Il aura le temps de connaître bien mieux la ville que je ne l’ai connue. Mais elle n’est plus la même  : aucune ville au monde, n’a autant changé, en quelques années.

J’y retournerai en septembre, pour deux jours  : courir, parmi 17000 autres fadas, un marathon. Je n’ai jamais couru de marathon, et n’en courrai sans doute plus jamais après celui-là.

Mais voilà. Un prétexte s’il en fallait un, pour revenir dans la ville. Et peut-être aussi un moyen pour moi de retrouver Berlin, le nouveau Berlin, sans y chercher éternellement les traces du passé, et la poussière des souvenirs. Les hélicoptères de l’OTAN ont d’autres terrains à survoler. Le bunker existe toujours, avec son inscription. Il abrite un Musée des horreurs. Le lierre, ou la vigne-vierge l’habille, le gagne peu à peu. Il restera des siècles. Comme la base des sous-marins de Lorient, de La Rochelle.

J’ignore s’il sert encore de rendez-vous aux Anges actuels, ceux qui nous observent et que nous ne voyons pas, et ceux qui ont choisi d’être mortels.


[1] 400 mètres de faux-mur, construit pour le film, les autorités Est-Allemandes ayant expliqué que puisque le Mur n’existait pas officiellement, il n’était donc pas possible d’y filmer. Le problème majeur pour Wenders, fut alors celui des lapins qui pullulaient dans le vrai mur  : on avait donc lâché des petits lapins dans la reconstitution, mais qui avaient l’énorme défaut d’être toujours en train de forniquer dans le champ de la caméra…


Texte écrit par Jacques Bon, pour Caf’com, qui invite sur son site notre texte Bunker dans le cadre du projet de vases communicants: “le premier vendredi du mois, chacun écrit sur le blog d’un autre, à charge à chacun de préparer les mariages, les échanges, les invitations. Circulation horizontale pour produire des liens autrement… Ne pas écrire pour, mais écrire chez l’autre.”

Auparavant

Chez M’ame Paulo — Relations urbaines #8

Ensuite

Le lendemain de la veille urbaine #23: le patrimoine

5 Commentaires

  1. F Bon
    à

    quand même bizarre qu’ayant rendez-vous sur Urbain en mai pour le prochain Cases Communicants, et qu’on m’ait fait lanterner en me disant que la place était prise, j’y retrouve mon propre frangin !

    n’empêche, avec fierté du jeunot, puisque l’Anhalter, évidemment, dans cette île qu’était Berlin 88 avec le mur, c’était un trou dans le temps, une friche vierge et vide dans un lieu autrefois central (les métros ouest-ouest passaient toujours dessous mais sans puits d’accès à la surface), et symbole de ce que la situation ne pouvait être que provisoire

    même si aucun de nous pour savoir que le provisoire n’avait plus que 18 mois à tirer

    pour ma part, je n’avais pas d’appareil photo à l’époque, les images étaient mentales, et sont dans livre publié ensuite, « Calvaire des chiens », mais j’ai tjs ds mon bureau ces 2 albums des hôtes de passage, Jacques donc, et John Foley (qui fonderait ensuite agence Opale)

  2. Et nous découvrons, via Pierre Ménard, Liminaire, le commentaire sur les 26 photographies de Jacques, « Berlin, ce qui a disparu »:
    http://www.tierslivre.net/spip/spip.php?article1933
    L’archive web est de toute nécessité pour l’archéologie urbaine…

  3. brigetoun
    à

    superbe échange (c’était annoncé et attendu le frangin, mais pour les moins occupés).
    Bon je me contenterai de vos commentaires, que j’ajoute à la leçon plaisir

  4. […] no man’s land de Berlin disparaissent, les oiseaux de sinistre mémoire ont été remplacé par des anges déchus qui, à […]

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