Un Wire Tour à Baltimore
À bien y réfléchir, je me demande ce que je venais chercher à Baltimore.
Eh bien il reste des individus-personnages en perdition, des McNulty, Bunk, Stringer Bell, Barksdale, Stanfield ; des rues, des couleurs de goudrons et de portes abimées, la sonorité d’un accent et le goût salé du froid de ses docks. Il reste ce décor [2] (voire une « illustration » cinématographique de l’actor network theory) que David Simon et Ed Burns ont imprimé dans nos yeux de spectateurs avec leur série balzacienne, The Wire. C’est peut être cela que je venais chercher ici en fait, un peu honteux à l’idée de faire une sorte de pèlerinage, mais persuadé que j’y verrais les cicatrices des mutations urbaines, lambeaux ou fragments de l’Amérique contemporaine…[3]
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Après avoir peiné pendant plus d’une heure à entrer les coordonnées GPS de quelques-uns des 54 lieux de tournage de la série recensés ici, je tourne enfin la clé d’une voiture de location immatriculée dans le Kentucky et me lance à l’assaut du safari… Rapidement, je comprends qu’il s’agit peut être un peu de ça justement, d’une forme de « ghetto tourism tour »… Même si l’autoradio n’arrête pas de cracher que c’est aujourd’hui l’anniversaire de Beyonce et que donc, nous devons sauter de joie, nous égosiller en poussant le son à fond, la sensation d’être considéré comme un visiteur de zoo me gène dès que j’approche des abords du West Side. Les quartiers Ouest de B-More sont une pure « ZSP » (Zone de Sécurité Prioritaire), selon la nouvelle terminologie de la place Beauvau… ça deale fort au coin de rue, la population est noire de fond en comble, les marches des escaliers des maisons basses sont squattées par des baggies, du sweatshirt XXL et des couettes toutes différentes les unes des autres.
Il me semble que les quartiers ouest de Baltimore correspondent à l’image qu’on peut s’en faire en visionnant la série : c’est pauvre, ça sent fort la misère et l’abandon. D’ailleurs la première chose devant laquelle je passe en pénétrant le West Side est la soupe populaire où travaille Bubbles dans la saison 5. Beaucoup de portes sont scellées avec des plaques de contreplaqué. Je frémis à l’idée de savoir ce qu’il y a derrière, repensant à la spécialité de Snoop et Chris Partlow… Je file donc me planquer du côté de Carlton C. Douglas Funeral Services, le QG de la mafia Barksdale une fois le club de strip-tease de la saison 1 abandonné…
Juste après les pompes funèbres, on tombe sur la Tilghman Middle School, lieu d’expérimentation de Prezbo, de Colvin et du sociologue de l’Université John Hopkins dans la saison 4. C’est désormais une école Montessori selon les indications du WikiTravel Wire Tour. Pas de Duke, de Michael, ni de Wee Bey junior à la sortie des classes. Je m’arrête pourtant : c’est chouette, une sortie de classe dans un pays étranger au nôtre, puis c’est drôle de se rendre compte à quel point nos imaginaires cinématographiques sont habités par des tonnes de petits objets issus des plus basses couches de l’American way of life (gros gobelets en plastiques rouge — intérieur blanc, cabanes à hot dog, forme des bouteilles de jus de fruits, bouches d’égouts qui fument, sonorité des sirènes de la police et des pompiers, etc.). Les enfants de Tilghman portent tous des polos. Des uniformes peut-être moins clichés que ceux des écoliers anglais…
Je dois fantasmer quelque chose de cette ville, comme j’ai fantasmé, fantasme et fantasmerai beaucoup d’autres cités. Il commence à pleuvoir sur North Avenue et quelque chose de flou, d’impalpable et d’indéfini flotte durant cette déambulation automobile. Baltimore joue aux montagnes russes quant à la perception que l’on peut en avoir ; elle fait évoluer nos chimères de spectateurs au fur et à mesure que l’on visite les artères qui l’irriguent. Je suis ici dans le North Central et glisse du West au East Side, deux formes de business de dope, deux districts policiers que j’ai l’impression de connaître.
En route vers les docks et le port de Baltimore. On doit emprunter un tunnel payant pour arriver au port. En sortant, il faut prendre la route qui surplombe un peu la zone maritime industrielle. J’essaie de prendre des photos. Difficile de conduire, de reluquer les grues, tous ces cargos et de prendre des photos bras tendus vers la droite en même temps… Grosse déception au bout de la route : l’accès aux docks est contrôlé, pas moyen d’aller se perdre au milieu des conteneurs comme faisaient Beadie avec ses rondes en voiture de police, walkman sur les oreilles. L’endroit s’appelle le Seagirt Marine Terminal, on voit tout de même au loin les montagnes de conteneurs ; objets qui font commencer la saison 2 avec l’histoire des filles retrouvées mortes asphyxiées. Encore une fois un objet-acteur qui compte. D’ailleurs c’est ce que martèle Lester Freamon de façon récurrente : All the pieces matter…
Au loin, Tide Point et un grand bâtiment sur lequel est inscrit « Under Armour ». Cette marque de sportswear peu distribuée en France est basée ici, comme Nike l’est à Portland et Filson à Seattle. J’en ai marre de la voiture et mon ventre me crie qu’il veut goûter à la spécialité gastronomique locale, j’ai nommé le crabcake. Je gare la voiture et me ballade sur Thames Street à la recherche d’un rade. Il fait chaud et humide, on est aux abords du port, en face de l’industriel. Les gens font du footing, des amoureux s’embrassent au bout d’un quai à bateaux de plaisance… Deux hôtesses de la marque de vodka Stoli m’arrêtent devant un bar pour me demander si je veux tester leur nouveau produit dans des petits shooter. À l’écoute de mon accent elles me demandent si je suis français. L’affirmative leur fait pousser de petits cris charmants dans leurs robes rouges trop moulantes. C’est apparemment awesome et great d’être de chez nous, mais strange de vouloir visiter Baltimore…
-It’s because of The Wire, I’m a fan.
–Oh really ? I’ve never seen that, is it good ?
-It is, you should watch it…
Épilogue
[1] Si, si, Banks a passé les 6 premières années de sa vie à B-More…
[2] Décor qui servit également à plusieurs films (situés et réalisés à Baltimore) dont Le Silence des agneaux, L’Armée des 12 singes, Ennemi d’État, Piège de feu, Die Hard 4 : Retour en enfer, La somme de toutes les peurs.
[3] Cf. The Corner et les articles de Rémy Carras à propos de NOLA et de Treme, deuxième incursion de Simon dans les recompositions d’une ville.
[4] Burdeau E., Vieillecazes N. (dir.), 2011, The Wire, Reconstitution Collective, Les Prairies ordinaires / Capricci, Paris, 166 p.
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4 Commentaires
[…] Un Wire Tour à Baltimore From http://www.urbain-trop-urbain.fr (via @LEBLOGDELAVILLE) – Today, 10:30 AM […]
Magnifique article, pour une étude qui en valait vraiment la peine. Je pense que cette plongée dans Baltimore, c’est un peu le fantasme de tous les fans de la série!!! C’est marrant de voir que cette série n’est pas connu par la plupart des habitants…
Félicitation pour votre courage et finesse d’analyse!!
Et bien merci beaucoup cher Bubs! ça va mieux toi, toujours vendeur de journaux pour le Sun Baltimore? la relation avec ta sœur s’est améliorée?…
Merci pour l’article !
Comme on dit : la terre, la pierre à une mémoire peu importe l’avancé de l’urbanisme, » L’âme » de B-More restera avec le sifflement d’Omar dans les rues…
Ma saison préféré est la 1 mais les autres sont très très bonne