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Une ville « comme il faut »?

Une ville « comme il faut »?

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Aussitôt communiqué, le rapport intermédiaire du GIEC, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, plonge citoyens comme politiques dans un océan d’accablement… mais pour combien de temps ? La maison brûlerait et nous regarderions ailleurs (Libération du 26 septembre) ; les humains vivraient à crédit et la Terre nous le fera payer à taux usuraire (Libération du 20 août 2013). Nous connaissons bien ce paradoxe qui nous habite : tout en nous trouvant sincèrement affectés de la pénurie de planète qui s’annonce, nous continuons à nous endetter comme si la fortune s’apprêtait à tourner le futur en notre faveur.

Chacun des deux récits – la prophétie catastrophiste et l’opportunisme confiant – s’accommodent l’un de l’autre. Ils nous placent dans une même posture : celle de n’avoir pas de monde depuis lequel parler et agir à la bonne échelle. Nous manquent des contre-récits non simplistes, à l’armature desquels s’arrimeraient des histoires locales et de nouvelles enveloppes façonnant un monde « habitable », c’est-à-dire dans lequel nous soyons réellement impliqués et concernés à la fois. Guère étonnant alors que les injonctions morales environnementalistes paraissent glisser sur nous : elles ne nous obligent vis-à-vis d’aucun monde commun ; elles relèvent d’une fiction comparable à celle d’une globalisation économique qui plierait tous les existants au même langage, aux mêmes valeurs, aux mêmes règles de calcul…

Parce que le phénomène urbain est l’un des meilleurs témoins de la grande accélération de l’empreinte anthropique sur la planète, nous ressentons en ville plus qu’ailleurs ce tourment éthique. En effet, les chiffres de l’urbanisation nous accablent tout aussi sûrement que ceux du rapport du GIEC. Depuis la révolution industrielle, la courbe de la concentration de CO2 dans l’atmosphère suit celle de l’urbanisation (et celle du PIB, soit dit en passant) : 80 % des émissions de gaz à effet de serre seraient imputables aux villes. L’urbain consomme 75 % des ressources énergétiques mondiales. D’ici 2030, pour faire face à la demande, il faudra bâtir l’équivalent de la zone urbaine mondiale occupant déjà les sols en l’an 2000 (soit 400 000 km2). En 2050, quelque 65 % de la population mondiale habiteront en ville. Toutes ces évaluations sont bien connues, partagées, diffusées et indiscutables. En regard, les préconisations nous sont presque aussi familières : il faut ralentir, il faut réguler, il faut densifier, il faut économiser, il faut rendre la ville intelligente et durable… Cette ville « comme il faut », qui ne la souhaiterait pas ? Et pourtant, quelle est cette lubie qui nous fait croire qu’un effort d’infrastructure satisfera à son avènement, presque sans nous et par devers nous (malgré nous pensent aussi certains, moins nombreux) ? De nouveau, se pose le problème d’une injonction morale qui ne se donne pas le plus petit mètre carré de sol ferme pour prendre sens.

Entendons-nous bien : ce n’est pas l’imminence du désastre écologique que nous nions, au contraire. C’est la conception environnementaliste de notre situation face à ce désastre qui nous déconcerte par sa capacité à manquer l’idée même d’un monde commun. C’est aussi l’ingénuité de formulation des « solutions » proposées qui nous désarçonne.

Prenons simplement le cas de la ville « intelligente », la smart city sur laquelle nombre d’acteurs industriels se sont positionnés en tant que meilleur gisement de nouveaux marchés (Libération du 22 septembre 2013). Les mégapoles (plus de 10 millions d’habitants) ne représentent pas 10 % de la population urbaine mondiale et on s’obstinerait à nous vendre un imaginaire de ville intense et de Big Data, empli de concentrateurs et de commutateurs ? Ne devine-t-on pas que c’est aujourd’hui la catégorisation-même de « la ville » qui fait problème ?

Le danger de faire ainsi fausse route est réel. Car le « smart » de la smart city telle qu’elle est présentée aujourd’hui pourrait devenir ce que sont les résidences fermées aux quartiers, ou le chic village périurbain à la ville étale : à savoir un dispositif d’économie de club, ayant l’hédonisme pour principe et la maximisation de l’intérêt individuel pour mode de fonctionnement, et tournant le dos, sans conscience qu’il s’adosse, aux réseaux des villes.

Et cependant, pour peu que l’on s’intéresse aux intrications sociotechniques des électriciens, électroniciens et informaticiens qui produisent du « smart », pour autant que l’on suive leurs routines de travail, leurs affiliations institutionnelles, les agencements de réseaux dont ils héritent et ceux qu’ils ont pour tâche de mettre en œuvre ou d’interfacer – eh bien dès lors, toute la magie performative des argumentaires commerciaux s’estompe et nous entrons dans la véritable histoire, agile et sinueuse, des innovations technologiques. La ville « intelligente » ne serait donc pas celle que l’on dit et que de faibles imaginaires « écotech » et phytosanitaires exhumés des fanzines des années 1980 promeuvent à longueur de ciel bleu sur papier glacé ? Tant mieux ! Car il semble que le monde – les mondes – où nous pourrions dessiner une ville « comme il faut » est déjà sous nos yeux : c’est à partir de lui et de la ténuité de ses maillages que nous pouvons procéder et nous sentir embarqués (embedded disent les anglo-saxons). C’est à partir de l’urbanité de ce terre-à-terre que nous pourrions, peut-être, discuter des règles, des engagements, et nommer enfin nos valeurs à l’âge de l’anthropocène.

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Source
Tribune publiée dans Libération en vue du débat « Dessine-moi une ville comme il faut ! » (lien) où Urbain, trop urbain a proposé une série de réflexions d’écologie politique tirées de l’enquête Micromegapolis.

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