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Les premières ailes de Toulouse

Les premières ailes de Toulouse

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Hasard de l’histoire ou prédestination que construit à rebours la mythologie urbaine, les halles d’aviation bâties par Latécoère initient la grande épopée de l’aéronautique toulousaine. Un aéroplane non moins mythique devait marquer cette époque de fondation, le Breguet 14.[1] Retour sur cette histoire...


Les heures sonnaient lentement. De temps en temps une ombre venait

se promener sur mon livre ouvert. C’était l’avion de Moravagine qui s’insinuait

entre le soleil et moi. Alors je levais la tête et suivais longuement des yeux ce gracieux,

ce fragile engin qui virevoltait, décrivait des courbes, des spirales, tombait en vrille,

en feuille morte, sur l’aile, sur l’autre aile, se relevait, bouclait la boucle au-dessus de la ville,

disparaissait dans une gloire de lumière. Il faisait un soleil de feu. C’était l’été. [2]

L’avion biplan Breguet 14 débute sa carrière civile avec les compagnies de messageries aériennes, celle de Louis Breguet lui-même, dans la région parisienne, et celle de Pierre-Georges Latécoère à Toulouse. L’actuel paysage aéronautique français hérite directement de ces pionniers. La Société anonyme des ateliers d’aviation Louis-Breguet est absorbée par Dassault en 1971. Les lignes Latécoère sont fondues dans celles d’Air France en 1933 ; et l’ingénieur Dewoitine, ancien des ateliers de Montaudran, fonde Sud Aviation en 1957, autour notamment de la construction de la Caravelle, splendide et mythique avion de ligne dont le premier exemplaire décollera de Blagnac.

Comme d’autres villes françaises, la morphologie urbaine de Toulouse a été marquée par l’effort de guerre de 14-18. Les principaux projets urbains qui s’y sont initiés depuis les années 1970 furent d’ailleurs menés sur ce patrimoine : la Poudrerie, ce sont 400 hectares et des milliers d’ouvriers en 1918, la Cartoucherie de l’Arsenal emploiera près de 15.000 salariés. À Montaudran, en 1917, Latécoère crée une fabrique de chaudronnerie pour du matériel de chemins de fer. Mais les mêmes usines produisent bientôt des avions de reconnaissance à moteurs Salmson. Tout va si vite à cette époque ! Menant la guerre, Latécoère prépare déjà la paix, avec un projet de ligne aérienne marchande présenté au Ministère du commerce dès septembre 1918.

Latécoère ayant abandonné la fabrication du Salmson opte pour le Breguet 14 afin d’ouvrir sa ligne postale aérienne. À l’Armistice, il y en avait en effet un stock important et les pilotes, essentiellement venus de l’armée, connaissaient bien l’appareil. Latécoère débute donc son aventure par une convention de concession avec l’État français, lequel liquide ainsi son matériel militaire. Mais dès 1922, il obtient une commande de fabrication en sous-traitance du Breguet 14 A2. En tout, 150 « Breguet-Latécoère » vont être immatriculés. En 1924, des Breguet sont acheminés par cargo en pièces détachées à Rio de Janeiro : ce sera le début de l’Aéropostale en Amérique du Sud. En mai 1930 ouvre la ligne Toulouse-Santiago du Chili, mais c’est déjà une autre aventure qui commence. L’appareil sera décliné en de nombreuses variantes.  « Entre 1917 et 1926, 8.200 Breguet 14 de tous types seront construits au total, record du monde qui ne sera battu que par le Douglas DC-3, lors de la Deuxième Guerre mondiale puis par l’Antonov An-2 après la guerre. »[3]

Avion d’observation et de bombardement de la Grande Guerre, le Breguet 14 est conçu à Villacoublay en 1916. Breguet est homme de bon esprit mathématique et investit sa confiance à la fois dans la motorisation française (le moteur Renault 12 cylindres) et dans l’ingénierie de la construction métallique. Il requiert les services de la soufflerie aérodynamique d’Auteuil, appartenant à Gustave Eiffel, lequel ne cachait déjà pas sa passion pour les études atmosphériques à l’époque de la construction de la Tour. C’est le premier avion à structure métallique construit en série. Il utilise un alliage spécial pour son fuselage, l’empennage, ses gouvernes et l’atterrisseur : le Duralumin (aluminium, cuivre, magnésium et manganèse). Ses ailes d’un peu plus de 14 mètres d’envergure ont une conception qui va beaucoup expliquer le succès de l’appareil. « La voilure, dont une étude du laboratoire Eiffel présente les résultats d’essai, possède une flèche de 4% et une aile supérieure décalée de 15 centimètres vers l’arrière par rapport à l’aile inférieure. Cette disposition vise à une plus grande facilité de centrage, une meilleure stabilité de route et une amélioration de la visibilité vers l’avant. Seule l’aile supérieure est affectée d’un dièdre et possède des gouvernes de gauchissement. L’aile inférieure comporte, sur toute son envergure, des volets mobiles avec rappel automatique actionné au moyen de douze sandows en caoutchouc à tension réglable manuellement. À l’arrêt, les volets sont en position basse. En fonction de l’augmentation de la vitesse de l’appareil, les volets se relèvent progressivement pour atteindre leur position en butée dans le prolongement aérodynamique du profil d’aile. Ce dispositif, en avance sur son époque, offre une augmentation de sustentation et permet l’atterrissage à faible vitesse, n’exigeant ainsi pas de longue piste. »[4]

Quels sont les facteurs qui expliquent ce point de départ depuis Toulouse, et non depuis Bordeaux ou Marseille ? D’abord, les terrains existaient à Montaudran. Latécoère a pu inaugurer sa première liaison régulière Toulouse-Barcelone-Maroc, le 1er septembre 1919, sans davantage d’investissement foncier. Ensuite, des conditions atmosphériques — un temps plus régulièrement clair et généreux — ; mais aussi le rapport à la géographie pyrénéenne expliquent la pertinence de Toulouse : les aviateurs y avaient de bien meilleurs repères géographiques pour se guider. Les ateliers toulousains assurent l’adaptation des appareils, ainsi que le contrôle et l’entretien de la flotte. Un centre industriel se met gentiment en place autour d’un pari risqué. Les hydravions de Latécoère feront même leurs premiers essais sur la Garonne, en aval de Portet. Ainsi, en dépit du fait que Toulouse perd le contrôle du réseau Latécoère, l’activité restera ancrée : Dewoitine crée la Société aéronautique française en 1928 pour construire des appareils militaires ; l’État français développe aussi à Toulouse en 1937 la Société nationale de constructions aéronautiques du Midi (SNCAM). Avec l’usine Breguet de Montaudran, celle d’Air-Fougat et les ateliers de réparation de Blagnac, Toulouse devient après 1945 le deuxième centre français de construction aéronautique.

Voir toute la zone urbaine actuelle dans le détail.

Au 55 avenue Louis-Breguet aujourd’hui demeurent les trois grandes halles de montage de Montaudran, partiellement inscrites aux Monuments historiques en 1997 et rénovées en 2006. Au nord de la voie ferrée Toulouse-Sète, ces usines sont formées de trois nefs de 130 m de long. La porte principale a 24 m d’ouverture. La charpente métallique repose sur des piliers de brique en partie centrale et du béton armé cintré vient embrasser les vaisseaux latéraux. De l’autre côté de la voie ferrée, il y a encore la piste de décollage qui était utilisée par la compagnie. Sur ce site de 45 hectares, à présent hachuré par le développement urbain, on construit d’horribles résidences citadines. Mais on ne touchera pas aux halles, ni à la piste (elle est pourtant coupée par une route ?) ou à la salle d’attente des passagers.

Survivance d’un mythe, le F-POST construit récemment à Toulouse par une équipe de passionnés est l’unique Breguet volant aujourd’hui. Il a réalisé le vol commémoratif Toulouse-Cap Juby (Maroc) au mois de septembre 2010. En choisissant de faire revivre cet avion, Eugène Bellet a pu retrouver les sensations des Dombray, Mermoz, Saint-Exupéry et autre Guillaumet, qui ont tous débuté leur carrière de pilotes de ligne sur cet engin… en partance de Toulouse.


[1] Vient de paraître aux Éditions Privat, le livre d’Eugène Bellet : Breguet XIV, des tranchées à l’Aéropostale — très bel ouvrage richement illustré au format 30 x 24 cm, 144 pages, relié, 32 euros. Nous nous appuyons ici sur ce livre, ainsi que sur d’autres des Éditions Privat, dont le bon vieux Histoire de Toulouse de Philippe Wolff.

[2] Blaise Cendrars, Moravagine, Éditions Denoël, 2003, p.188.

[3] Eugène Bellet, op. cit., p. 139.

[4] Eugène Bellet, idem, pp. 111-113.

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Auparavant

Terrain de jeu — Relations urbaines #22

Ensuite

Dysharmonie de Berlin— Relations urbaines #23

1 Commentaire

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