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Shanghai, ville corruptrice

Shanghai, ville corruptrice

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Dans L’Aube, de Sun Yu, un grand film muet de 1933[1], Shanghai est d’abord l’enfer des pauvres, la ville qui aliène les paysans venus y chercher un moyen de survie. Prostitution, exploitation, Shanghai capitale de tous les vices… Une imagerie résumée avec ostentation par le réalisateur lorsqu’il monte en parallèle quatre plans de prolétaires qui sortent de l’usine et quatre autres plans de déversement d’ordures. De même verra-t-on se juxtaposer le scintillement des lumières de la ville et le sourire forcé des prostituées intimé par les coups des souteneurs.

Au débarquement des bateaux ou à la sortie des usines, les travailleurs tombent parfois au sol, de maladie ou d’épuisement. Le petit peuple vit sous les toits des dortoirs de Zhabei, voire dans une cahute bricolée sur le toit d’un immeuble. Les riches courent les cabarets du «Paris de l’Asie» et ses restaurants de luxe, ils enivrent des soubrettes dans des suites d’hôtel pour mieux abuser d’elles.

LingLing en barque

Ainsi, dans L’Aube, Li Lili[2] incarne LingLing, une jolie paysanne contrainte de quitter son bourg rural pour Shanghai, qui est pour elle ville d’espoir et de découverte. Lorsque Shanghai la décadente aura fini de marquer au fer rouge cette paysanne, on reviendra en songe dans cette campagne insouciante de canaux et de bassins, ce qui donne à Sun Yu l’occasion de tourner le plus beau plan du film: un traveling où LingLing est étendue sur une barque évoluant gentiment au milieu des fleurs de lotus.

Certes, Shanghai est vénéneuse, jusque dans l’appel du lointain qu’elle suscite, au travers des dangers du port de marchandise, hanté par les pègres et triades. Mais Shanghai est aussi magique, ensorcelante. Toujours sur les berges du Huangpu, la ville est un spectacle gratuit et naïf qui s’offre à la promenade. Sur les petits marchés, ou à la limite de la Concession internationale, le long de la rivière Suzhou, ou aux abords du jardin Yu Yuan, ce ne sont que plaisirs populaires gorgés d’insouciance. «Shanghai, paradis construit au-dessus de l’enfer!», écrit à la même époque Mu Shiying dans Le fox-trot de Shanghai (1933).[3]

Mais Shanghai est plus encore : elle est aussi avant-garde révolutionnaire et antichambre du nationalisme chinois. La métropole est donc dans les années 1920-1930 une forme de synthèse de l’Occident en accéléré, qui propulse la Chine médiévale tout à la fois dans la révolution industrielle, l’exploitation capitaliste et la lutte politique. Ce qui est particulier au cinéma shanghaien de ces années (les films de la compagnie Lianhua), c’est le rôle tenu par les femmes dans cette synthèse de la modernité. Le jeu, l’opium, la prostitution sont le noir trafic des hommes. C’est par la femme, par la shanghaienne, que la ville ne sombre pas tout à fait, et au contraire trouve son salut. Sous l’influence du romantisme révolutionnaire de Gorki, Sun Yu exalte la passion de la liberté et la révolte contre l’injustice : LingLing meure pure, souriante et brave devant les tortionnaires du peuple, en héroïne de la révolution. À travers elle, c’est la femme shanghaienne qui se révèle. Bien d’autres films produits à cette époque ont d’ailleurs peint la figure de la paysanne révoltée, notamment contre les hommes et leur pouvoir, qui devient l’icône de la shanghaienne moderne. Et derrière cette image de la shanghaienne, il ne peut y avoir que la Nation.

Je ne sais pas si Shanghai est une femme, mais la shanghaienne est le salut de Shanghai la corruptrice, parce qu’elle est l’avenir de la femme chinoise. C’est il me semble, sur cette femme shanghaienne — incarnée par Li Lili ou Ruan Lingyu — que Jiang Qing, dernière épouse de Mao et actrice ratée, a en définitive concentré une bonne part de sa charge révolutionnaire, lorsqu’elle gagna droit de vie ou de mort pendant la révolution culturelle. La shanghaienne d’aujourd’hui est sans nul doute l’héritière de cette dualité d’oppression et d’affranchissement que nous voyons évoluer sous la caméra de Sun Yu. La ville de Shanghai lui doit beaucoup.


 

[1] L’Aube. Sun Yu. 1933. Chine. 104 min. Noir & blanc muet. 35 mm. Interprètes: Gao Zhanfei, Han Langen, Li Lili. Voir les articles d’Élisabeth Cazer-Sun sur Sun Yu.
[2] Li Lili fit une dernière apparition au cinéma en 1992 dans Center Stage, de Stanley Kwan (1992), aux côtés de Maggie Cheung qui y interprète la vie de Ruan Lingyu, une actrice mythique à la carrière entièrement balisée par sa société de production, la Lianhua, sur le modèle de la fabrique hollywoodienne des stars, et qui se suicide tragiquement du fait de cette pression et des quolibets de la presse.
[3] Mu Shiying sera assassiné par le Guomindang en 1940.
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2 Commentaires

  1. […] Ce billet était mentionné sur Twitter par aleph187b, URBAIN trop URBAIN. URBAIN trop URBAIN a dit: #Shanghai, ville corruptrice? À partir d'un film de Sun Yu. http://ow.ly/1ytEX […]

  2. […] début du XXe siècle, Shanghai avait un immense appétit de forces de travail, ce qui a immanquablement posé la « question du logement ». Shanghai avait […]

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