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Omission passée, ô mission future

Omission passée, ô mission future

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Chronique de deux visites: du Centre d’urbanisme de Shanghai et du Musée historique de Shanghai. L’un sur la place du Peuple, l’autre sous la Pearl Tower. Celui-ci est plus ancien que celui-là, mais les deux fonctionnent de la même façon: des analphabètes pourraient s’y retrouver, donc les étrangers aussi. Pas de texte, ou si peu. C’est un livre d’images qu’on ouvre sur la ville – où l’on verra comment Shanghai se dessine un destin, et pourquoi elle y parviendra.

Public assistant à l’animation virtuelle du projet urbain de Shanghai au Centre d’urbanisme

Dans les deux lieux d’exposition, on est promené de scène en scène. Au Centre d’urbanisme, au premier étage, on trouve un vidéo-montage dans lequel se succèdent les scènes figurant des époques successives, toutes fabriquées sur le même modèle : en fond d’écran, des images d’archives couleur sépia, en bas de l’écran, en miniature, une foule en habits d’époque marche comme le long d’une rue. Et en premier plan, grandeur nature, deux hommes sont assis à une table occupés à leurs affaires de puissants de la ville : commerce, commerce, commerce. On l’aura compris, le moteur c’est l’argent, et depuis longtemps. Mais ce n’est pas dit. Ni en ces termes, ni autrement. Car il n’y a ici aucun texte, ni écrit, ni oral. L’absence de récit déroute un peu – et c’est le même procédé au Musée historique : la succession des scènes établit bien sûr un rapport chronologique entre elles, mais on n’a pas de relations de cause à effet entre les époques.
A-t-on affaire à la conception traditionnelle de l’histoire en Chine ? qui, selon Léon Vandermeersh [1], favorise «le moment» plutôt que «la durée», contrairement à la conception de l’histoire occidentale, affirme-t-il (sans faire allusion au Kaïros des Stoïciens toutefois). Mais souvenons-nous aussi des anciennes muséographies: les scènes ont l’avantage de frapper les esprits plus fortement qu’un récit complexe… et qui révèle qu’il est soumis à interprétation dans sa construction même, alors que la scène «fait vrai».
En une petite dizaine de ces scènes, on passe ainsi des pêcheurs du XIIIe aux commerçants maritimes du XVe, des vendeurs d’opium au XVIIe aux coloniaux Britanniques du XVIIIe, jusqu’aux concessions française et internationale. La dernière se situe à la fin de la seconde guerre mondiale, pour la capitulation des Japonais, et le retour des affaires. Et «le film» s’arrête là. On est un peu désemparé, on pensait qu’on en saurait plus, on a bien le souvenir qu’il s’est passé des choses depuis cette date… Alors on continue la visite du Centre de l’urbanisme, avec l’idée de découvrir la suite.

Le fil du temps est repris à l’étage suivant, par les années 1990, jusqu’en 2010 – y est déployée alors force de schémas, graphiques, photos luminescentes pour montrer la modernité de la ville et son essor, économique, technologique et urbanistique, en effet fulgurant depuis cette date. On y trouve aussi une maquette de la ville actuelle, de 600 mètres carrés – tellement actuelle que l’exposition universelle est entrain de s’y installer.

Mise en place de l’Exposition universelle sur la maquette de Shanghai

Rien entre 1945 et 1990. On se dit que ce n’était peut-être pas l’objet du musée: un musée sur l’urbanisme ne s’occupe d’histoire que dans la mesure où la période présentée a une incidence sur le développement de la ville, d’accord. D’ailleurs, la lecture de Marie-Claire Bergère éclaire sur ce point: en effet, la période maoïste est marquée par l’installation d’aucune nouvelle infrastructure, ni route, ni réseaux d’eau, ni d’électricité – Shanghai étant «la mal-aimée du régime maoïste», du fait de son esprit trop libéral – politiquement, économiquement et moralement parlant. [2] L’objectif du parti était de diminuer le nombre d’habitants de la ville. Il y est arrivé… Sans entrer dans les détails ici, on comprend donc pourquoi le Centre de l’urbanisme ne mentionne pas la période maoïste dans la succession des scènes présentées par l’ensemble du musée: il n’y a pas eu de développement urbanistique dans cette période.

On se dirige alors vers le Musée historique, sous la Pearl Tower, dans l’espoir de comprendre un peu ce que pensent les Chinois, ou les Shanghaiens, de leur histoire. On retrouve là les mêmes époques illustrées, mais en trois dimensions: des dioramas constitués de figures de cire ou d’hologrammes dans des décors en carton-pâte figurant des scènes de la vie quotidiennes. Commerce, industrialisation, occidentalisation, progrès technologiques… Là aussi, l’arrêt se fait à la fin de la seconde guerre mondiale. Là aussi, étant donné que le musée est situé sous la Pearl Tower, on peut considérer que le fil de l’histoire est repris en 1994, date de construction de la plus fameuse, la plus marquante, et plus «ancienne nouvelle tour» de la ville.

Rien, donc, sur la période maoïste de la ville – la grande omission, sur une période qui dure quand même cinquante ans. Serait-ce parce que, encore aujourd’hui comme autrefois, on ne raconte une dynastie qu’une fois celle-ci terminée? (voir encore Léon Vandermeersch pour davantage de précision). Raconter le maoïsme, ce serait l’enterrer. Or cela n’a pas été fait en Chine, on le sait. Et puis raconter cette période, pour Shanghai, c’est revenir sur une époque peu glorieuse, même dans l’histoire du maoïsme: la ville n’a jamais été franchement révolutionnaire (les intérêts avant tout), et la Bande des Quatre s’est formée depuis Shanghai, avec des Shanghaiens. Tout était fait pour qu’à la mort de Mao, Shanghai devienne la ville du contre pouvoir. Or, raconte Marie-Claire Bergère, la ville n’a pas réagi au moment de l’arrestation de l’épouse du Président et de ses acolytes. Raconter cette période n’est aujourd’hui ni dans l’intérêt de Pékin, ni dans celui de Shanghai.

Étant donné le déploiement de moyens pour montrer la période contemporaine (maquette, graphiques, la Pearl Tower elle-même…) on comprend surtout que Shanghai se vit dans une continuité libérale. La période maoïste est une parenthèse qui n’empêchera pas la ville de poursuivre son destin: s’agrandir et s’enrichir. Comme elle semble prête à tout pour y parvenir, et depuis toujours, on doutera peu de son succès prochain. L’exposition universelle est là pour en convaincre.

Dernier coup en date: le Centre d’urbanisme, à son avant-dernier étage, montre très sérieusement, et très lisiblement comment la ville s’adapte, non, devance la politique mondiale du développement durable… le nez du visiteur, irrité par une semaine de pollution inédite pour lui, frémit…


 

[1] Léon Vandermeersch, «La conception chinoise de l’histoire», in Anne Cheng (dir.), La pensée en Chine aujourd’hui, Gallimard, 2007.
[2] Marie-Claire Bergère, Histoire de Shanghai, Fayard, 2002

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1 Commentaire

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