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Fragile asile derrière la grille post-exotique

Fragile asile derrière la grille post-exotique

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Dans Macau voisine, à quelque 60 kilomètres en ferry, je sais qu’il y a Gloria Vancouver. Gloria au regard vide. Gloria que possède la démence du souvenir d’un génocide. Breughel a pris soin de la mettre sous la protection de sœurs heureusement indifférentes parce que vénales, dans un fragile asile.

«On arrive par la mer depuis Hong Kong, on est comme enivré par sa propre émotion en face du paysage, devant cette expérience de beauté pure, de splendeur simple, on vient de glisser pendant une heure entre des îlots inhabités et une côte qui paraît déserte, inondée de lumière, pelée, dépourvue d’arbres; on n’a cessé de frôler une surface où rien n’ondule, d’un vert de jade sombre, sur quoi les chalutiers de rencontre arborent des drapeaux rouges et se balancent comme des jonques. Plus loin, à bâbord, il y a des pirates, comme dans les livres d’aventure.» [1]

Macau, sororité aveugle à l’embouchure de la rivière des Perles. La touffeur de Macau, ses vieilles rues moites où les murs se parcheminent d’inutile pauvreté. Le tueur envoyé par le Paradis y viendra côtoyer les cafards, dans le port intérieur. La géographie noire de Macau transpire l’exiguïté, l’enfermement, le quadrillage des grilles, et puis les mêmes climatiseurs que dans Kowloon, accrochés en souffrance aux façades. Macau est liée à Hong Kong par l’odeur de l’exil. L’odeur, c’est ce qui connecte non seulement ces espaces, mais les temps de Macau. L’imaginaire en alerte se recroquevillera, ultime espace, dans le confinement de la séquestration de Breughel, à fond de cale d’un sampan, où les odeurs de cuisine reviennent le tenailler.
Revenant à Macau pour y mourrir, Breughel décrit la disparition de la scène. Gloria est morte. À Taipa poussent maintenant des barres de trente étages. Entretemps, la scène urbaine a donc disparu, il n’y a plus de coulisses où se glisser pour «passer derrière», presque plus de coulisse. Désormais, Macau la portugaise est l’empire du black jack, décor omniscient du fric. The Babylon, the Venetian et the Pharaon… Des casinos kitchs, de vraies villes intérieures capables pour certains d’absorber jusqu’à 70.000 touristes ou «aventuriers» par jour, reproduisent un Las Vegas péninsulaire et hyperdense. Avant de crever et de plonger dans le rien, Breughel a constaté la disparition de sa retraite sordide de la rue du Tarrafeiro, dans le prolongement de Paço de Arcos. Même les décombres ont disparu. Il ne reste plus que des «résidus de restes».
Il y a toutefois une constante, la grille. La grille, c’est la dernière prolifération de la poétique post-exotique, après la prolifération de la flore et de la faune.

«La ville rêve bruyamment. Le vent feule. Dans les quartiers décrépits, il secoue les mille et mille volets cadenassés, les cages qui saillent devant les appartements, les grilles en nombre incalculable qui protègent les foyers chinois contre les voleurs et les assassins, puis, sous les arcades, il tarabuste les rideaux métalliques qui s’opposent aux cambrioleurs, les pliures en accordéon, il les étrille avec férocité puis va siffler sur les planches et les plaques de tôle qui ont été clouées devant les rez-de-chaussée inhabitables, devant les boutiques abandonnées, les magasins abandonnés qui puent la terre faisandée et le plâtre mort.» [2]

«Depuis des jours et des jours, tu observes surtout les barbelés et les grilles. La ville en est couverte. Les gens font poser des grilles et des barreaux à toutes les fenêtres, à la fois pour se protéger d’éventuels monte-en-l’air et pour élargir de quelques décimètres l’espace souvent restreint dont ils disposent. Des milliers de tonnes de ferraille se rajoutent aux constructions, chaque famille prenant l’initiative de la couleur et de la forme de la cage derrière laquelle sa vie se déroulera. À l’intérieur des appartements, la lumière en est d’autant plus maigre. Dans le volume gagné sur le vide, qui sert de débarras, on rencontre aussi bien des morceaux de lard et de viande qui sèchent, suspendus et brunâtres, que des vieux cartons, des bouteilles d’huile, des balais et des plantes vertes. Le linge pend à l’abri des voleurs, parfois au quinzième, au vingtième étage, comme si le risque existait encore à de telles hauteurs. Tu es là dans un paysage carcéral qui s’harmonise avec ta vision du monde.» [3]

 

Antoine Volodine
– Le port intérieur, Minuit, 1995
– Macau, Fiction & Cie, 2009


 

[1] Macau, p.21
[2] Le port intérieur, p.146
[3] Macau, p.75

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Inventaire des rues de Shanghai — avant le départ

1 Commentaire

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