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Phare de Tbilissi

Phare de Tbilissi

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— Attends voir… Trois cent soixante-huit, Berlin, Postdamer, tu connais forcément. Cinq cent quarante, Moscou. Trois cent onze, Erevan. Trois cent quatre-vingt-trois, Kiev… Et même six cent quarante-six, rends-toi compte ! Six cent quarante-six, à Varsovie. Mais celle-là, histoire ancienne, effondrée en 1991 : en gros en même temps que le bloc communiste quand on y songe.

— Impressionnant. Et toutes des tours de télévision ?

— Oui, même chose, comme notre tas de ferraille là-bas : deux cent soixante-quatorze mètres, plus modeste.

L’homme lumière briefe l’homme araignée, son assistant. Ils zooment et dézooment leurs infographies. Ils sont métropolitains, ils ont la science mondaine et sans frontière. Car ce sont les enfants chéris de la technique, qu’ils officient en Géorgie ou ailleurs, c’est en Géorgie comme ailleurs. Leur nouveau belvédère se dresse sur le mont Mtatsminda, Tbilissi couchée à ses pieds. Ils viennent là pour la conception lumière.

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— Elle se voit de loin mais on a vu plus sexy, dit l’homme araignée. Sur quelle scénographie tu roulerais ?

— Les Géorgiens veulent que ça marque de loin, genre le « symbole de notre ville nocturne ». On va fonctionner avec cinq mille potards montés en dynamique avec plusieurs programmes pilotés par le DMX.

— Je vois ça, et flashy de bas en haut, et tu tempères ensuite en horizontal sur tes différentes sections… J’ai pas fini de tirer du fil…

L’homme araignée s’imagine déjà suspendu avec son baudrier d’électricien, chevauchant l’acier, les câbles qui l’assurent dodelinant en rythme au-dessus du parc désuet, les attractions foraines pour les enfants et les bancs pour les amoureux.

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— J’ai proposé plusieurs scénars selon les heures de la nuit et puis les saisons et fêtes aussi. Carte blanche du président Saakashvili himself. Par contre, j’aimerais éviter le côté sapin de Noël : ici (il montre une nouvelle animation 3D à son voisin), une lumière continue plutôt ambrée, sur tout le mat. Qu’est-ce que tu en dis ?

— Je dis que ça le fait.

— Ok. On se reprend une mousse ?

Sans doute ces deux créateurs d’identité urbaine nocturne désiraient-ils à présent causer entre eux du pays ou, plus trivialement, de ce qu’il y avait au menu du restaurant de l’hôtel. Ils s’éloignèrent en échangeant des allusions entendues, mais compréhensibles d’eux seuls, sur les avantages comparés du blanc « chaud » et du blanc « froid » en période postsoviétique. Dans le ciel de Tbilissi, il devait neiger sur la tour alors qu’en bas il pleuvait. Et ce disgracieux trident en sucre d’orge rouge et blanc qui me semblait encore embrocher un aéronef dessiné aux riches heures du cosmodrome de Baïkonour s’apprêtait au nécessaire lifting de l’entrée dans la modernité. Après le nouveau palais présidentiel et ce pont futuriste, tout de verre et d’acier, qui enjambe le fleuve Koura, l’ombre des années 1970 devait laisser place à la lumière, enfin. Le nouveau phare du Caucase, c’était elle. Comme un éclat persistant de la Révolution des Roses… Comme une marque à présent.


NDLR : Photographies de Nicolas Brodard ; texte de Clément Girardot et Matthieu Duperrex.

Nicolas Brodard est photographe et vidéaste professionnel. Il se consacre principalement à une activité de journaliste et documentariste.

Clément Girardot est journaliste, actuellement basé à, après quelques années passées à Istanbul. Il collabore régulièrement à Mashallahnews.

Nicolas Brodard et Clément Girardot ont récemment réalisé ensemble le reportage « Géorgie, une jeunesse bien orthodoxe » dont nous vous recommandons la lecture.

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