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Silence, elle tourne

Silence, elle tourne

Fable en trois scènes et un prologue sur l’agnotologie (garantie sans agneau)

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Prologue

Dans la nuit des temps vivaient sous terre des pépites d’or et de la poudre d’arsenic. Des filons d’or que ne touchait aucun rayon de lumière. De la poudre compacte et douce que ne goûtait aucune langue. Personne pour en parler ici ? Passons.

Un peu plus tard, des humains vinrent à passer et se mirent à creuser la terre. Ils furent ébahis par la brillance de l’or et les vertus de l’arsenic. Ces animaux multiplièrent à l’envie les usages de la pépite et de la poudre. L’or se fit bague et couronne, dent, diadème, médaille. Et cetera. L’arsenic aida à faire passer plus vite les couronnes de têtes en têtes. Malgré quelques esclaves, les choses restaient claires.

Les temps d’après sont confus. La pépite devint étalon, elle déploya sa course folle à la surface de la terre, ses sabots dorés ne touchèrent plus le sol. Gold is Goldcrie la pépite.Byanyway. Plaquage. Laminage. Lamellé. Filé. Collé. Disséminé. Ça saigne et ça pue, ça purule. A chaque galop, des insurrections. Écrasées. Pendant ce temps l’arsenic étend ses tentacules. Remèdes, engrais, insecticide, pesticide, homicide, etc. Elles enlacent toutes les matières, elles étouffent et ça s’emmêle. Ça saigne et ça pue, ça purule. Ça se débat et ça débat. Ça s’organise, ça manifeste, ça recourt. Ça veut savoir. Juste savoir, connaître les effets des matières souterraines sur la surface. Comprendre la croûte. On y pose des pansements d’ignorance, bandelettes et gros emplâtres. Ne vous inquiétez pas, qu’ils disent, all is under control. Ça saigne et ça pue.

Finalement c’était trop compliqué. La mine a été enterrée. La terre a été mise en terre. Une stèle indique aujourd’hui :

Remember me
But forget my fate

*

Scène 1 – intérieur Fiat Uno noire.

Yasmine est chez elle. Elle culpabilise à mort, mais elle viendra pas.Sorraia se ronge l’annulaire de la main gauche tout en tenant le volant de la droite. Derrière son profil, la cité de Carcassonne surgit sur la vitre de la voiture et disparaît presque aussitôt. Le ciel est bas et gris. Ça lui durcit le visage, d’avoir attaché ses cheveux en arrière. Ce chignon bien serré, c’est sa coiffure spéciale chibanis. Ça leur calme les ardeurs, elle m’a dit ce matin devant son miroir pendant qu’elle passait la brosse dans sa chevelure teinte en blond.

J’étais censée les retrouver toutes les deux chez Sorraia. Et Yasmine n’est pas venue. Là, Sorraia roule à 150 sur l’autoroute pour arriver à l’heure à la commémoration alors qu’on a raté la sortie 22.

– C’est là, je lui dis. La route confirme :

SORTIE  24
CARCASSONNE-EST
TRÈBES
CARCASSONNE-LA CITÉ

Moi c’est pas pareil, dit Sorraia, mon père est encore vivant. Elle croise les bras sur le volant, le tire à droite, décroise les mains et prend la sortie. Nous descendons vers Trèbes, longeons des cafés anciens. Rond point. Pont de chemin de fer. Au croisement, à gauche vers Salsigne. Pavillons. Haies. Sorraia me parle du recrutement de son père à Semaoundans la sous-préfecture d’Amizour, du Département de Béjaïa, de son voyage jusqu’à Marseille, de son travail, de l’argent envoyé au pays et du regroupement familial, de sa naissance à elle, et de ses frères, de sa cousine Yasmine, de leurs jeux dans la rivière, du rêve qu’ont eu leurs parents d’une vie nouvelle, dans la cité d’or ! – comme elles l’appelaient.

Yasmine elle veut tout oublier. Sorraia se mord la lèvre inférieure. Elle claque sa langue contre son palais et ses doigts serrent le volant. Vernis nacré, pull rose pâle. La voiture continue de monter une colline à l’herbe vert tendre. De temps en temps un petit panneau signale que l’accès est interdit. Pour une fois qu’on va commémorer les ouvriers – et les Arabes, des Algériens en plus… je veux pas rater ça.

Je pense qu’on a le même âge, toutes les trois, Sorraia, Yasmine et moi. J’ai rencontré Sorraia par l’intermédiaire de Yasmine, en marchant sur zone. Je voulais savoir ce que ça faisait de randonner sur une fausse terre, sur des collines recomposées, sur une terre enterrée. Argile, géomembrane, argile, et dessous, des millions de tonnes de résidus de mine : bismuth, plomb, arsenic. Des millions de tonnes de poisons camouflés là, comme sous un tapis. Sauf que le tapis fait une grosse bosse, deux grosses bosses, dans le paysage, et qu’à y bien regarder, les collines toutes plates sur le dessus, bien arasées, il n’y en a pas tant que ça dans les Corbières. La voiture peine à monter. Il fait froid et humide. Le chauffage de la voiture de Sorraia ne fonctionne plus, la radio non plus. Le tabac froid se mêle à son parfum. Figue et jasmin. Un corbeau passe de gauche à droite devant la voiture, un rai de lumière tombe sur une colline. Ça forme presque un arc-en-ciel, qui reste évanescent. Une idée d’arc-en-ciel.

La voiture arrive en haut de la colline. Devant la structure acier du monument, un attroupement habillé en anoraks noirs. Au-dessus, s’étend une banderole rouge et jaune. La voiture se gare en épi entre les autres. Sorraia tourne le rétroviseur vers son visage et tend les lèvres. Elle passe son doigt dessous pour ajuster son rouge à lèvres, cligne des yeux. Les rouvre.

Derrière le pare-brise l’attroupement se compacte autour du micro. Sur le côté se détache sur un rang : le maire avec son écharpe tricolore, des cégétistes avec leur brassard rouge et or, quelques gendarmes en bleu marine. Et même la préfète avec ses feuilles dorées brodées. Entre eux, des wagonnets et une statue de mineur. Tout ce monde pour commémorer la fermeture de la mine de Salsigne. Une stèle à poser, pour la solidarité ouvrière, une initiative de la CGT. Le vent s’est levé. Les nuages se sont déchirés, une bande de lumière bleue troue le ciel qui éclaire les collines de chênes verts alentours. Des passereaux pépient dans les herbes hautes. Dans la combe, en contre-bas, une structure d’acier en croisillons, des ajoncs, des peupliers, un pin ici ou là. De la végétation replantée. Sorraia s’extrait de la voiture et du cadre. Je reste dans la voiture à ranger mon matériel.

C’est son fils maintenant, qui a le cancer, elle pense, Yasmine.Sorraia a ouvert ma portière et me parle, debout. J’ai coupé l’enregistreur. C’est les inondations de 2018, elles ont tout fait remonter. T’aurais vu ça. Je lève la tête, j’aurais voulu enregistrer, mais c’est trop tard.Elle me plante ses yeux dans les miens. Puits noirs et profonds que n’inonde aucune larme. L’Orbiel a débordé, les arbres se sont couchés, ils sont tous morts aujourd’hui, avec tout l’arsenic qui est ressorti. Elle tourne la tête et fixe le regard sur l’attroupement. On dirait qu’elle s’adresse à tous ceux qui sont là. De l’eau, il y a en avait partout, dans les maisons, dans l’école, dans la mairie. Le terrain de foot, les jardins. Tout était inondé. Et son fils il était là, il marchait dans l’eau, comme à la télé. De l’eau jusqu’aux cuisses. Il allait chez les voisins, il les aidait à monter leurs meubles au premier.Sorraia parle bas, maintenant. Elle chuchote presque. Yasmine elle croit que c’est sa faute. Elle aurait pas dû le laisser sortir. C’est ce qu’elle dit. C’est le même cancer que celui de son père.

*

Scène 2 – extérieur jour, avec du vent, plan sur visages parlants avec paysage de type méditerranéen en arrière plan, voix in.

Chères Autonautes, chers Autonautes. Si je suis allée avec Sorraia Sermadji à la commémoration de la fermeture de la mine d’or de Salsigne, c’était pour écouter comment on parle d’une mine aujourd’hui. Avec Sorraia Sermadji, nous pouvons vous le dire, aujourd’hui, de la mine on en parle mal, très mal.

Forget me not
but demember you

Surtout m’oublie pas
mais démembre-toi

c’est ça qu’ils disaient, en substance, les discours de la commémoration.

Et pour vous, en direct, avec Sorraia Sermadji, on vous la refait. Sans matériel. Tout dans la tête.

Moteur. Sorraia Sermadji s’avance vers vous et fait figure de préfète, avec son tricorne sur la tête et ses feuilles dorées brodées. Ça lui va très bien le couvre-chef préfectoral sur son chignon blond.

Raclement de gorge. La main de Sorraia ramène une mèche imaginaire derrière son oreille, sous le tricorne. Et vous entendez sa voix qui mêle le tabac à la figue.

Moi préfète, je veux vous parler des 120 tonnes d’or extraites de la mine de Salsigne, des 270 tonnes d’argent et des 400 tonnes de cuivre.

Elle mouline avec sa main à hauteur de son visage pour mimer le discours qu’elle pourrait prononcer alors. Dans le micro, du vent passe.

Moi préfète, des 500 000 tonnes d’arsenic, du bismuth et du souffre, je ne ferai pas mention. Rien. Je ne dirai rien sur le statut de première mine d’arsenic au monde pendant des décennies, rien sur la circulation de la poudre et de la pépite ni sur l’épuisement de la terre. La terre toujours se régénère. CQFD.

Moi préfète, je ne dirai rien de la composition de l’agent bleu et l’agent orange déversés dans les campagnes des colonisés qui voulaient s’émanciper. Rien sur l’Algérie française comme réserve d’ouvriers. Je ne vous parlerai d’aucun colonisé, ni ceux d’Asie, ni ceux d’Afrique. Les colonies, c’est du passé, les colonisés se sont décolonisés, le commerce c’est privé, et l’État c’est public. Et l’État ne s’occupe que des biens publics. CQFD.

Les lèvres de Sorraia Sermadji se ferment et se pincent. Elles se rouvrent dans un claquement. Elle baisse les yeux vers ses notes puis les fixent à nouveau face caméra. Une mèche blonde s’est détachée de son chignon et lui balaie les yeux.

Moi préfète, je ne vous dirai rien sur le surplus de 100 tonnes d’arsenic qui restent en coulée à ciel ouvert, là, dans les Corbières. Rien sur le milliard de vies humaines qu’on pourrait tuer avec cette poudre blanche étalée. Rien sur les vies qui ont à faire avec, tous les jours. Ma cousine Yasmine, son fils, les voisins, les chats et les lapins. Tous les jours et toutes les nuits. Et les inondations qui font tout déborder jusque dans l’épicerie du village d’à côté. Et si moi, préfète, je ne vous dis rien, c’est par héritage napoléonien. Le premier. Bonaparte. Depuis le décret de 1810, les nuisances locales dues aux industries ne sont plus gérées par la police locale et les médecins sous le mode commodo et incommodode l’ancien régime, mais par la justice et les experts instaurés par la Révolution. Alors si et seulement si problème il y a, vous pouvez saisir la justice. Et pour savoir s’il y a problème, reportez-vous aux tableaux des taux réglementaires. Et ne vous emballez pas, les effets cocktail n’ayant pas été étudiés, ils n’existent pas, donc la justice ne les reconnaîtra pas puisque même la science ne les connaît pas. 210 ans de régulation efficace. CQFD.

Moi préfète, je ne dirai rien sur les techniques utilisées pour trouver les pépites et la poudre, comme si ces matières s’extrayaient des matières d’elles-mêmes. Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme. Merci Lavoisier. Lavoisier, chimiste et académicien comme on sait, haut fonctionnaire, aussi, en charge de la collecte des impôts et de la régie des poudres. Sciences, technique et administration. La belle conjonction. Je n’en parlerai pas, la science est pure, ne l’oublions pas. Je ne dirai rien sur le forage de la terre, sur la terre à cœur ouvert, sur les techniques, et les machines, sur les procédés d’hydrométallurgie et pyrométallurgie par cyanuration. Moi préfète, j’y comprends rien car si je signe des demandes d’autorisation, c’est déjà bien assez, je n’ai pas le temps de lire les rapports d’enquêtes de centaines de pages, et c’est aux riverains de le faire, et il y a des enquêtes publiques pour ça. Faut laisser aux citoyens la liberté de s’informer. CQFD.

Moi préfète, je veux bien glorifier les anciens ouvriers. Un peu. Ils vont bomber le torse à l’écoute du nombre d’années passées dans les paliers de la mine.

Le cil de Sorraia Sermadji frise sous sa mèche battante. Et ses épaules s’écartent légèrement. Derrière elle, un fil d’or de lumière au bord d’un nuage gris. Avec son pull rose, c’est du meilleur effet. Elle reprend.

À leur portrait de titans, les syndicalistes ajouteront la fresque des luttes qu’ils avaient menées avec les patrons. C’est le moment où je pince les lèvres, c’est ça ? Uh. Uh. Et une aura dorée s’épandra en fierté ouvrière autour de leurs visages ridés. Mais je ne dirai rien sur les brevets qui ont forcé l’usage des matières. À chaque matières ses débouchés. A chaque débouché sa valeur. C’est scientifique, ça, c’est pas politique. CQFD.

Sorraia Sermadji fronce les sourcils. Et sa voix prend des accents gaullistes.

Moi préfète, je vous parlerai du progrès, de celui qui a émancipé les hommes. Je dirai que cette mine était une mine. Remember me, dit la mine. Une source de richesse inouïe pour l’humanité. Je mentionnerai les inventions inouïes issues de la mine. Mais rien sur les millions qui y sont passés, qui lui ont donné sa valeur, qui la lui ont retiré. Des crises boursières, je ne parle pas. Rien sur l’usage militaire, rien sur les insecticides et les pesticides, rien sur les effets secondaires des substances chimiques qui composent le milieu de nos vies. Forget my fate, je t’ai dit. Des brevets je ne parle pas. Rien sur le comte de Chaptal, chimiste, académicien, industriel et ministre de l’intérieur du 11 nivôse de l’an VIII au 28 floréal de l’an XII, qui sut définir un nouveau droit pour les brevets afin d’assurer la propriété intellectuelle et l’enrichissement qui pouvait s’en suivre, qui instaura un livret ouvrier pour stabiliser l’approvisionnement en chair humaine, qui protégea le marché national en instaurant des tarifs douaniers et qui donna aux préfectures le pouvoir de statuer sur la toxicité des milieux. De son propre pouvoir, on ne parle pas. Uh. Uh. CQFD.

Moi préfète, je ne dirai rien sur les vomissements, les évanouissements, sur les corps brûlés de l’intérieur, sur les nez percés, sur les immigrés recrutés au pays et renvoyés quand leurs corps n’étaient plus force de travail. Rien sur les jambes écrasées, les doigts coupés, les poumons crachés. Rien sur les enfants et les femmes qui eux aussi vomissaient l’arsenic la nuit. La nuit et le jour. Rien sur les maladies. Bismuth, mercure, plomb et compagnie. Rien. Les ouvriers n’ont qu’à pas fumer. Trop d’enfants qui pleurent la nuit. Mauvaise éducation. Uh uh. Et si la justice attribue la responsabilité à l’industrie, alors on pensera aux compensations. Œil pour œil. Dent pour dent. Vous voyez que c’est bien fait. CQFD.

Moi préfète, je ne parle pas du risque. Le risque est affaire d’ingénierie, et les ingénieurs sont ingénieux. Je ne parle pas de ceux qui grassement payés falsifient les résultats des relevés, dévoient les analyses, déploient des discours mensongers. Ce serait complotiste, vous comprenez. CQFD.

*

Scène 3 – Plan fixe sur une branche d’ajonc qui frémit sous le vent.

On entend en off l’air de Music for a while, de Purcell.

Les paroles s’affichent à l’écran :

Music for a while
shall all your cares beguile.

Wondering
how your pains were eased,
and disdaining to be pleased
‘til Alecto free the dead
from their eternal bands
‘til the snakes

drop, drop, drop, drop, drop, drop, drop, drop

from her head
And the whip from out her hand.

Music for a while
shall all your cares beguile.

On voit des mains se recueillir sur une tombe. Sur la stèle :

Forget me
But remember my fate.

C’est Yasmine Boudrah qui enterre son fils. Avec elle, Sorraia Sermadji.

Salsigne

 

Auparavant

Mille milieux – échanges et expérimentations à l'EBABX

Ensuite

À l'école de l'Anthropocène

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