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Micromegapolis : Un œil neuf sur la Garonne, la nature, le monde…

Micromegapolis : Un œil neuf sur la Garonne, la nature, le monde…

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Au point de rencontre entre la petite et la grande échelle, l’enquête Micromegapolis invite à prendre rendez-vous avec « Gaïa » – cette figure du présent, où la planète est soumise à l’activité humaine, elle-même dépositaire de l’avenir de la planète… Trois enquêteurs partent en éclaireurs à la recherche d’instruments scientifiques et techniques. Car il s’agit de mesurer l’incommensurable dépassement des humains par le cosmos, qu’on l’appelle globe, monde, environnement ou atmosphère… Ainsi parcourent-ils Toulouse, une ville qu’ils pensent d’abord ordinaire. Ils y découvrent finalement l’extraordinaire complexité des relations passionnées entre les humains et la Terre.

… ici les enquêteurs sont en passe de découvrir des relations enfin apaisées entre les humains, la technique et les poissons de la Garonne…

[Extrait]

La contemplation régulière du fleuve de la Garonne lava peu à peu l’âme de nos enquêteurs, que l’exploration du périphérique n’avait pas laissés indemnes. Ils s’y rendaient, qui le matin sur le port Viguerie, qui l’après-midi sur la prairie des Filtres, qui sur les quais de la Daurade. Ils demeuraient des heures à s’absorber dans l’observation du fil de l’eau et du vol des goélands. Parfois tous trois s’arrêtaient sur les berges et méditaient sur le temps et le sens de la vie qu’enseignent l’écoulement et les tourbillons de l’eau.

Ils prirent l’habitude de se retrouver sur l’esplanade Raymond VI au-dessus de la jetée, parce qu’ils appréciaient, en compagnie des mouettes rieuses, y repérer les carpes nageant en surface, le chevalier guignette et la bergeronnette des ruisseaux. Un matin, ils virent un héron cendré se poser sur la barque rouge et blanche suspendue au-dessus de l’eau à son rocher. Ils en produisirent des haïkus qu’ils laissaient s’échapper au vent. Les jours suivants ils se promenèrent une flore à la main et apprirent à reconnaître le maceron maraîcher à son odeur d’anis, les renoncules flottantes à leurs cinq pétales ronds et blancs auréolant un bouton jaune et les potamots noueux dont les feuilles oblongues se mêlaient aux stries de la surface du fleuve. Leurs pas les menèrent bientôt à la passe à poissons du Bazacle, à travers laquelle ils espéraient voir des saumons, des aloses, des truites et des anguilles…comme par un œil posé sur le cours irrégulier de la Garonne.

Ils ne virent rien d’abord, ce qui ne dérangea pas leur exercice de contemplation, bien au contraire. Rien, puis l’eau, puis l’idée même de la migration des poissons remontant le fleuve jusqu’à leur lieu de naissance, lieu qui deviendrait celui de leur reproduction et de leur mort. La turbidité muette de la Garonne derrière la vitre les avait comme hypnotisés. Regardant enfin autour d’eux, les enquêteurs observèrent la machinerie de brique, de verre et d’acier dans laquelle ils se trouvaient. Cet objet technologique, tout ou partie, ils ne savaient pas encore, était donc ce qui permettait artificiellement d’assurer le cycle de vie naturel des saumons et d’autres poissons migrateurs.

— Ah que ces catégories du naturel et de l’artificiel sont difficiles à trancher ! Déjà Lévi-Strauss l’avait remarqué, qui, passant d’Europe aux Amériques, soulignait l’empreinte de l’homme dans le moindre de nos paysages d’ici.

— Et voilà des semaines que nous parcourons les berges de Garonne comme si… comme si c’était la Nature-même, alors que le paysage, les sols, l’eau, l’air enfin – ô combien nous le savons maintenant – ont été façonnés et transformés par les humains.

— En Europe, oui, et depuis bien longtemps déjà. Il serait même possible que le monde entier soit à l’ère de l’anthropocène depuis plus longtemps encore que nous ne le pensions. C’est l’une des lectures possibles du mythe de l’Arche de Noé : il raconterait que cette période a débuté à la toute fin du déluge, au moment où Noé libère l’ensemble des espèces qu’il a soigneusement sélectionnées et se met sans attendre à planter de la vigne. Là voilà notre nature : espèces sélectionnées et exploitations agricoles !

Il était stupéfiant que la simple visite de la passe à poissons les emmenât si loin dans le temps et dans l’espace. Pressentant l’intérêt qu’aurait cet objet pour faire avancer leur enquête sur les instruments de connaissance permettant de saisir la relation des humains à leur milieu, nos enquêteurs firent une première recherche sur le Bazacle et sur la jetée au bord de laquelle ils s’étaient tant promenés.

La passe à poissons ouvrait une brèche dans un barrage, au prix d’une perte de son efficacité énergétique, dans le but de restaurer la continuité de l’espace de vie des poissons… De multiples acteurs étaient engagés pour la création et la maintenance de ce « regard » sur la Garonne, et pour sa gestion, son utilisation à des fins scientifiques, de régulation ou de négociation sur l’écologie et l’économie générales du fleuve. Nos enquêteurs furent pleins d’espoir à l’idée de remonter le fil des réseaux de cet objet sociotechnique : cap sur l’anthropocène et sur une relation enfin réparée avec Gaïa !…


Le livre numérique Micromegapolis, à paraître le 28 septembre 2013, est le récit de l’enquête produite par le Festival La Novela et commanditée par Bruno Latour au collectif Urbain, trop urbain, pour l’occasion composé de Matthieu Duperrex, Claire Dutrait et François Dutrait (auteurs), Audrey Leconnetable (graphiste) et Gwen Catalá (designer numérique).

Quelques adresses :
– Le mini-site carnet de veille, régulièrement alimenté, qui regorge de liens utiles en consonance avec l’enquête : http://www.micromegapolis.fr
– Le compte Twitter de Micromegapolis : http://twitter.com/micromegapolis

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