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Le lendemain de la veille urbaine #13: le jardin

Le lendemain de la veille urbaine #13: le jardin

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Le lundi matin à heure fixe, Urbain, trop urbain donne sous forme de chronique un petit résumé des meilleurs liens glanés sur Internet lors de la semaine écoulée. Le fonctionnement est simple : le taux de consultation des URL diffusées sur notre compte Twitter fait le partage statistique, charge au rédacteur de trouver un fil rouge dans les liens ainsi sélectionnés par cet arbitraire de l’audience…


La composition de la calendre Rolls-Royce résume, pour ainsi dire,

douze siècles de préoccupations et d’aptitudes anglo-saxonnes :

elle cache une admirable mécanique derrière une majestueuse

façade palladienne ; mais celle-ci est surmontée par la « Silver Lady »

dont la silhouette Art nouveau, voiles au vent, est pénétrée de l’esprit

du « romantisme ». La calendre et le bouchon n’ont pas été modifiés

depuis que fut livrée la première voiture Rolls-Royce au début de 1905 ;

et c’est dès 1911 que la « Silver Lady », créée par Charles Sykes, R.A.,

fut ajoutée. Depuis lors, le « visage » de la Rolls-Royce est resté

le même : il continue de refléter l’essence du caractère britannique

depuis plus d’un demi-siècle. Puisse-t-il ne jamais changer ! [1]

Cela fait donc exactement un siècle que Silver Lady existe ! Ainsi m’exclamais-je en feuilletant à nouveau ce bel essai de Panofsky — l’auteur de La Renaissance et ses avant-courriers et de Architecture gothique et pensée scolastique —, initialement publié en 1963 dans une obscure revue américaine. Je voulais en effet un texte qui vous introduise aux questions du paysage et du jardin, lesquelles me sont apparues comme dominantes dans mes tweets de la semaine. Or, la thèse de Panofsky me semble aussi géniale que simple : l’emblème ambigu qu’est la calendre Rolls-Royce avec son bouchon synthétise les conflits d’arbitrage du goût anglais sur plusieurs siècles, et notamment en ce qui concerne le rapport sophistiqué de la villa palladienne aux jardins « à l’anglaise ». Palladianisme et « nature sans far », classicisme et sentimentalité : dualisme d’une esthétique présente au cœur de l’art anglais de tracer des jardins et de construire un paysage.

Certes, les folies anglaises n’ont pas tout à fait détrôné le jardin à la française. Du rayonnement géométrique du Getty Center (Richard Meier) aux treilles sans végétation des pignons parisiens, l’esprit de Le Nôtre continue de souffler un peu partout. Mais l’époque en est plutôt à encenser la mauvaise herbe en ville, même sur Urbain, trop urbain d’ailleurs… On se questionne aujourd’hui beaucoup sur les friches, voire les interstices urbains dont on pourrait faire un usage autre que de l’immobilier, par exemple à Florence, ou à Paris : dans le 20e arrondissement, une cinquantaine de sites — « Courettes abandonnées, recoins servant de dépotoir, impasses fermées » — ont été répertoriés pour subir une transformation paysagère. On rêve même, au Havre, d’autosuffisance alimentaire avec des jardins potagers en ville. Aux Etats-Unis, on promet le grand retour du parc en ville, une revitalisation, du paysage vital à la clé pour l’espace démocratique…

Les installations artistiques sont légion, qui interrogent la place de la nature en ville. La ville rongée par la végétation chez l’artiste Lori Nix, le jardin suspendu entre deux voies rapides à São Paulo, le délirant « pop-up park » — arbres et gazons artificiels — qu’on peut réserver pour pique-niquer à l’intérieur d’une galerie new-yorkaise, « Terraria Gigantica », la nature artificielle photographiée par Dana Fritz, mais aussi l’opération “Ma Bulle, Ma Plante, & Moi” qu’on a pu voir à Paris : l’histoire de l’idée de nature semble s’être engagée dans une définition où l’artifice ne tient plus lieu de pôle d’opposition. Comme si par la ville, milieu technique par excellence, et principal acteur de la menace écologique, une transmutation des valeurs de la nature était en train de s’opérer.

Un des aspects le moins engageant de cette mutation conceptuelle est la façon dont l’édilité de la plupart de nos métropoles interprète le « développement durable ». La future canopée des Halles, dont on comprend qu’elle a des opposants, est une sorte d’escroquerie « verte », uniquement par métaphore. Même lorsque les initiatives d’amélioration de la place de la nature en ville paraissent réussies, c’est rarement sans contrepartie sociale inavouée. Au jardin botanique de Barcelone, dessiné par Carlos Ferrater, ou au Parc de la Ciutadella qui a une superbe maison des oiseaux, on oublie peut-être un temps le travail de gentrification du paysage urbain de la capitale catalane. À moins que cela en soit justement l’alibi ? Et les verdissements symboliques ont parfois des contrepoints caricaturaux. À une échelle qui rend vraiment ridicules nos Ecoquartiers à l’européenne, l’écocité de Tianjin, en Chine, devrait se déployer sur 30 kilomètres carrés et en sept quartiers aux noms très suggestifs : Lifescape, Eco-Valley, Solarscape, Urbanscape, Windscape, Earthscape, Eco-Corridors…

À mon sens, ce n’est pas pour rien qu’un sentiment de falsification accompagne la réception de certains projets de villes ou de quartiers écologiques. En effet, il s’exprime souvent davantage de refus de la chose urbaine dans leur concept que de pensée authentique de la ville comme pari de civilisation. Si bien que beaucoup de ces succédanés de quartiers ne possèdent en fait aucune urbanité. Le phénomène n’est pas nouveau : les cités-jardins inventées par Ebenezer Howard au début du vingtième siècle en réaction à la ville industrielle prétendaient refonder l’unité de voisinage et les rapports de la ville à ses quartiers. Elles adoptaient une conception en série de maisons types, bâties selon des procédés traditionnels, dont le dessin de répartition prenait une géométrie rayonnante, et où les espaces verts étaient fondamentaux. Promues en France par la loi de 1922 sur les habitations à bon marché, ces cités-jardins se sont avérées difficiles à réaliser, coûteuses pour les Offices publics des villes et ne permettent de loger qu’un nombre restreint d’habitants. La construction d’immeubles collectifs apparaît vite plus avantageuse. Les images aériennes des implantations de quartiers entiers en Floride qui ont un beau dessin organique nous font de toute façon sérieusement douter du transfert automatique de la cité-jardin à l’amélioration des rapports sociaux.

Une voie plus intéressante que la prise de parti urbaphobe, me semble être aujourd’hui empruntée par les sciences du paysage, qui viennent interroger le paysage urbain (et surtout périurbain) à partir des connaissances et pratiques tirées du territoire rural. L’interpénétration paysagère de la ville et de la campagne invite en effet à interroger les capacités d’usages et les représentations investies dans le paysage urbain. À la différence de la notion de nature, l’idée de paysage est anthropogène de part en part. La contemplation du paysage, depuis un banc en folie dans un jardin sage ou un petit pavillon aux lignes hiératiques, peu importe, est une pratique spécifiquement humaine, bien qu’on m’ait juré avoir vu des bouquetins faire de même dans les Alpes ! Le sens paysager est le propre de l’homme. En allant visiter le blog Projets de paysage vous trouverez une foule d’articles universitaires qui roulent sur les questions de paysage. Je vous en conseille vivement la consultation.

Michel Corajoud définit le paysage comme le ciel accostant la terre sur la ligne d’horizon. Les deux milieux, ciel et terre, sont en conflit, en débordement et en engendrement de l’un par l’autre, sans qu’il y ait résolution de cette dualité : un paysage ne se réduit pas à une surface, il n’est pas une « chose » que l’on peut circonscrire, tel un espace vert. Le paysage fait coexister. « Le paysage, écrit Corajoud, est le lieu du relationnel où toutes les localités ne sont compréhensibles que par référence à un ensemble qui s’intègre, à son tour, en un ensemble plus vaste. Et ce qui fait qu’il n’y a pas confusion ou éparpillement des données sensibles, c’est sans doute le fait que les choses qui le composent ne s’ignorent pas et qu’elles sont liées par un même pacte. » Cette fonction relationnelle et d’échange est aussi au cœur des perspectives du jardinier paysagiste Gilles Clément, notamment concernant l’économie environnementale de « l’Homme symbiotique ». Pour ceux qui aimeraient creuser ces pistes, Gilles Clément a invité il y a peu au Centre Pompidou des personnalités de tous horizons à débattre avec lui des questions qui sont au fondement de son travail et de sa réflexion. Les vidéos de ces entretiens sont en ligne.

La semaine dernière, parmi les beaux liens urbains, il y avait aussi…

Si les critiques d’architecture avaient un peu plus de couilles http://ow.ly/3FnHq [mes excuses] // La tour Phare de Morphosis, à la Défense, un chantier qui débute bientôt http://ow.ly/3FnK9 // Le quartier mussolinien de l’EUR transformé en circuit de Formule 1? http://ow.ly/3FnLu // Guerre des gangs de la drogue au Mexique, le tout en carto http://ow.ly/3G7bJ // Totalement dingues, les spaghetti du réseau japonais dédié à la mobilité. http://ow.ly/3G7cd // La carte révèle ou invente un monde : la cartographie contemporaine http://ow.ly/3G7a3 // Commentaire urbain du Los Angeles dépeint dans « Somewhere », de Sofia Coppola http://ow.ly/3G7ex // Visitez un classique architectural: la villa de Neutra à Los Angeles http://ow.ly/3HIGN // « Fellini-Roma donne un exemple visionnaire de ce que peut être une composition de formes temporelles » http://ow.ly/3G7fa // Mulberry Street, à New York. En 1900 http://ow.ly/3HIDP Aujourd’hui http://ow.ly/3HIDQ Non, ne pleurez pas… // Signal urbain à Shanghai: Tour calcinée, stèle du temps présent http://ow.ly/3HIEw // Le vocabulaire des aménageurs et marketeurs de villes http://ow.ly/3HIFh // La photographie convulsive de Michael Wolf http://ow.ly/3HIJ3 Avec interview de l’artiste! // Oh! Je crois que j’ai vu passer un coyote urbain, mais il ne faisait pas (encore) Bip Bip http://ow.ly/3HIHA

***

[1] Erwin Panofsky, Les antécédents idéologiques de la calendre Rolls-Royce, Éditions Le Promeneur, p.49.

Auparavant

Tour calcinée, stèle du temps présent

Ensuite

Espaces tempérés, architectures de l’intime

1 Commentaire

  1. […] Ce billet était mentionné sur Twitter par Frédéric Deschamp, URBAIN trop URBAIN. URBAIN trop URBAIN a dit: Jardin et paysage dans la réflexion urbaine http://ow.ly/3ITdY Notre chronique du lundi. […]

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