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Tour calcinée, stèle du temps présent

Tour calcinée, stèle du temps présent

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Dimanche 21 novembre. Cela fait six jours qu’un terrible incendie a détruit une tour d’habitation dans le district de Jing’An, au centre de Shanghai, faisant 58 morts, quelques disparus et une centaine de blessés ; essentiellement des personnes âgées, puisque l’immeuble abritait une majorité d’enseignants à la retraite. C’est le plus lourd bilan en Chine pour un incendie de ce type. La catastrophe arrive — est-ce un hasard ? — tout juste deux semaines après la fin de l’Expo et la reprise des travaux urbains.

Cette tour, emmaillotée d’échafaudages (comme ses deux sœurs voisines), était l’objet de travaux de rénovation « énergétique ». Le 15 novembre, quatre soudeurs mettent le feu dans les échafaudages et s’enfuient illico sans chercher à arrêter l’incendie, ni prévenir qui que ce soit. Le temps qu’ils redescendent, le feu a déjà pris de l’ampleur, entretenu par les bâches qui entourent les échafaudages. Les pompiers lutteront tout le reste de la journée et toute la nuit pour éteindre l’incendie. Par miracle, le vent soufflait dans le bon sens, depuis les tours jumelles vers l’extérieur. Sinon, les deux autres tours mitoyennes se seraient embrasées tout aussi rapidement que la première. Depuis le quartier où je vis, j’ai simplement remarqué que le ciel me semblait plus rouge que d’habitude, mais sans plus : à Shanghai le ciel est rouge la nuit.

Mais s’agit-il simplement d’un accident malheureux ou faut-il y voir, une fois de plus, le mariage funeste de la concussion et de la négligence habituelles ? De fait, l’ensemble résidentiel appartient au district de Jing’An, l’un des plus riches, mais aussi notoirement le plus corrompu de Shanghai. Le district a émis un appel d’offres pour la rénovation des façades et notamment des fenêtres, appel d’offres remporté par une agence gouvernementale, qui, moyennant commission, refile aussitôt le bébé à une autre entreprise… qui elle-même sous-traite auprès d’une troisième entreprise… qui emploie des travailleurs non-qualifiés (les fameux Mingongs)… qui ne disposent d’aucunes consignes de sécurité.

Résultat, les quatre soudeurs sont en prison en compagnie de huit cadres des différentes entreprises concernées. Et pendant ce temps-là les shanghaiens pleurent leurs morts. En ce dimanche 21 novembre, jour de repos, ce sont donc des dizaines (centaines ?) de milliers de Shanghaiens qui vont défiler au pied de la tour calcinée, sous un ciel très gris, presque opaque, comme si toute la fumée de l’incendie était restée. Il y a évidemment plusieurs centaines (milliers ?) de policiers, qui quadrillent et surveillent la foule, l’obligeant à faire un large détour pour être finalement canalisée entre deux rangées de barrières et d’hommes en uniforme, côte à côte, qui empêchent les resquilleurs et essayent de maintenir ce flot humain dans un mouvement continu. Certains vendent, d’autres distribuent des chrysanthèmes jaunes et surtout blancs, couleur de deuil.

Je me mêle à la foule avec quatre chrysanthèmes blancs que je mets sur mon trépied, à l’épaule, pendant que j’essaye de photographier, malgré la lumière défaillante, avec mon petit numérique.

Cela me vaut d’être arroseur arrosé, photographe photographié à de multiples reprises. Dans les rues adjacentes, de petits groupes se forment autour

de banderoles et de calicots de soutien, ou autour d’habitants (du quartier, des tours ?) qui racontent avec force gestes “leur” incendie tout en montrant régulièrement la tour infernale. Parfois les voix s’élèvent, on sent bien qu’il y a de la colère, personne n’est dupe, chacun se doute que ce genre d’accident n’est pas le seul fait du hasard. Mais jusqu’où et comment l’exprimer, alors que tout le monde — médias officiels et autorités politiques y compris — se répand en témoignages de compassion ?

La procession se termine au pied de la tour, à quelques mètres de la carcasse noircie qui sent encore l’odeur âcre du brûlé. Chacun dépose ses chrysanthèmes sur l’impressionnant amoncellement de fleurs. Quelques gerbes plus élaborées sont apportées par les familles des victimes qui elles, ont le droit d’accéder directement à la tour. Une famille arrive derrière deux grandes gerbes blanches : femmes éplorées, hommes dignes, chacun tenant dans ses mains jointes un petit bâton d’encens. Ici, le portrait d’une femme, plus loin quatre grands caractères chinois composés de fleurs jaunes, et puis, ces deux posters accrochés tous deux à une gerbe : Don’t cry Shanghai, don’t cry.


Ndlr : Ce texte est extrait d’un compte rendu plus développé d’un séjour à Shanghai. Thierry Girard, photographe itinérant (prix Niépce), parcourt souvent la Chine, faisant le lien entre l’antique pays des stèles décrites par Segalen (voir Voyage au pays du Réel) et l’éveil à la modernité (voir Jours ordinaires en Chine). Nous vous conseillons la visite de son site Internet et de son carnet de note où vous pouvez retrouver l’article en sa totalité.

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Le lendemain de la veille urbaine #12: l'ingénierie

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1 Commentaire

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