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Moscou, les cendres du mythe

Moscou, les cendres du mythe

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Derrière le décorum impérial

Moscou est une métropole qui s’est inventée avec précipitation sous l’URSS, donnant fréquemment l’impression d’un décor impérial rouge dressé en toile peinte, dissimulant l’urbain de jadis. En 1917, c’était encore largement une ville de bois et de brique; en 1953, terracotta, acier, granit et marbre précieux s’étaient largement imposés, transformant la vaste quoique chaotique bourgade tsariste en solennelle capitale d’une superpuissance.

Les architectes au service de l’Union Soviétique saisirent bien l’intention implicite du régime, voulant faire correspondre une cité rétablie dans sa fonction de capitale (après l’interlude Saint Pétersbourg de 1703 à 1918) à l’imaginaire d’une métropole à la fois héritière du passé mondial et susceptible d’incarner la force de l’URSS — le siège du KGB par Alekseï Chtchoussev, l’Université Lomonossov par Lev Roudnev, la tour Smolenskaïa du Ministère des Affaires étrangères par Gelfreich et Minkus… furent de ces monuments se posant dans Moscou, la remodelant selon un contour de majesté accrue, et incontournable.

La tentative de Khrouchtchev puis de Brejnev de contrer la pénurie de logements conduisit à abandonner le soin stylistique des immeubles de l’ère stalinienne, accroissant l’importance de la préfabrication, entourant alors Moscou de zones de barres et tours considérables, véritables dinosaures urbains, sauriens de béton dont la masse affirmait elle aussi une certaine idée de la puissance soviétique.

Le temps a abîmé aussi ces membres de la ville. Les finitions déficientes, une construction hâtive et lourde, des aménagements paysagers inachevés voire bâclés, les modifications artisanales des habitants, les dégradations dues au climat, puis au manque d’entretien après la chute de l’URSS… ont contribué à patiner la capitale russe. Partout dans Moscou se lit le contraste entre la planification soviétique toujours partiellement réalisée, et l’appropriation par les hommes.

Au-delà du désenchantement

Hormis la caricaturale reconstruction de l’église du Christ Sauveur, le liquidateur Eltsine n’a fait que prêter la main au pillage des ressources russes, saccageant les structures soviétiques, faisant de Moscou une ville dégradée, en proie à l’avidité d’oligarques se partageant les dépouilles du régime, pastichant avec un mauvais goût criard leur idée du luxe occidental. Une population assommée par la paupérisation essayant pour sa part de survivre péniblement, souvent en vendant quelques malheureux biens de famille. Depuis que Poutine occupe le pouvoir, les perceptions de Moscou ont évolué, tandis que la construction d’une zone d’affaires aux prétentieuses tours modernes a ajouté une strate urbaine, qui semble d’ailleurs une greffe prenant mal (la crise financière de 2008 a annulé la construction de la tour Russie, que Norman Foster aurait dû construire). Peu à peu Moscou s’écarte de la chute de l’Empire soviétique, d’autres perceptions naissent.

Ceci est sensible dans l’image qu’en donne le cinéma. Si les productions américaines perpétuent encore trop souvent les mêmes clichés — aseptisés ou caricaturaux (voir la scène introductive du «Cast away» de Robert Zemeckis, 2000, avec Tom Hanks triant des colis sur la Place Rouge: un véritable hymne aux vertus entrepreneuriales, et un sommet de ridicule involontaire) — sur Moscou, désormais, le cinéma russe enregistre de plus en plus un regard complet sur la ville, n’en dissimulant pas les tares, en glorifiant parfois la majesté.

Ce sont par exemple les films de Timur Bekmanbetov, Nochnoi dozor (également titré «Night Watch», 2004), et Dnevnoi dozor (alias «Day Watch», 2005). C’est une série fantastique, évoquant la Moscou visible et la Moscou invisible, parallèle, où les forces d’un autre monde se livrent une bataille occulte depuis la nuit des temps, la capitale russe étant le décor de cet affrontement, entre atmosphère glauque des bas fonds nocturnes, et froideur superbe du grand hôtel brejnévien Cosmos, servant d’état major aux puissances maléfiques. Bekmanbetov y dessine un Moscou insoupçonné, jouant de la dégradation urbaine, utilisant les mises en scène architecturales soviétiques comme autant de labyrinthe piégeant ses héros, la grandeur de ces monuments servant opportunément l’éclat visuel de catastrophes crépusculaires et apocalyptiques. Ces films ont contribué à l’émergence d’un autre cinéma russe, proposant des divertissements spectaculaires non exempts d’un sous-texte réinvestissant la culture russo-soviétique, mettant en scène des personnages aussi influencés par l’Occident qu’affirmant une certaine fierté russe, tout en étant capable de regarder en face les faiblesses de la société, filmant Moscou dans toute sa complexité. L’une des meilleures illustrations de ce cinéma est justement une superproduction de Bekmanbetov, le long métrage Chernaïa Molnïa (titré en français «L’éclair noir», 2009) réalisé par Dmitri Kiselev et Aleksandr Voïtinski. Nous en avons ici même détaillé l’argument. Ces productions cinématographiques montrent que Moscou réaffirme sa personnalité et reconstruit ses imaginaires.

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5 Commentaires

  1. […] Ce billet était mentionné sur Twitter par radarq.net et aleph187b, URBAIN trop URBAIN. URBAIN trop URBAIN a dit: Superbe méditation historique sous #Moscou enfumée http://ow.ly/2K0rr <article Urbain, trop urbain #urbanisme #paysage […]

  2. […] Suite de l’article Catégories:DEBATS / REFLEXIONS Commentaires (0) Rétroliens (0) Laisser un commentaire Rétrolien […]

  3. Filak
    à

    Impressionnante évocation des rapports entre hommes et villes. Une invitation au voyage…

  4. […] This post was Twitted by lizarewind […]

  5. […] montagnes contrastent par leur force. Alors que les incendies s’étendaient en périphérie de Moscou, nous ne voyions ici que la densité des bois s’étendre, à perte de vue, jusque sur les flancs […]

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