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Moscou, les cendres du mythe

Moscou, les cendres du mythe

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Le kaléidoscope moscovite

Moscou n’a jamais été une seule ville; plutôt un conglomérat de fantasmes. Moscou est une créature aussi absurde que l’aigle bicéphale, en plus insaisissable, mouvant, échappant à la définition, voulant toujours multiplier les incarnations métamorphosées. Soudain les cendres de l’été 2010 ont unifiées les écailles du monstre, lui taillant une unique robe de brumes. Là Moscou disparaît comme cité; c’est une antichambre de l’indéfini, de l’effacé, une capitale des masques d’Hadès. Les morts pourraient se réveiller, marcher avec les statues. Les vivants verraient-ils les fantômes mêlés à eux? Ces fantômes incognito, les inoffensifs écrasés comme les bourreaux, les rouages et leurs maîtres, spectres qui cherchent à se draper dans un tissu embelli, le sang caché.

Ce sont les avenues pour fuir, quoique cernées des froides tours brejnéviennes ou des murailles staliniennes. Ce sont les ruelles aux parcs décatis et désuets où le petit peuple tire les chariots de sa misère. C’est la gare de Kazan avec sa pyramide néo-russe, forteresse ferroviaire qui a toujours enlacé la foule de ses arrivants et émigrants. C’est le pont Krinski dont la nacelle paraît une voilure de vaisseau fantôme échoué sur la Moskowa. C’est l’avenue Tverskaïa butant sur le Kremlin, s’emprisonnant elle-même dans la cage de ses immeubles aussi impériaux que patauds. Il n’y avait aucune issue — la brume répète le piège. Enfin, au cœur de ville, le Kremlin et la Place Rouge font semblant de cacher la masse de remparts, et même étranglent l’espace de la belle place, qui cette fois ne peut résonner de l’écho des fanfares et du tremblement martial des parades. Peut-être les limbes s’écarteraient-elles pour laisser à nouveau piétiner la svastika vaincue, pour laisser encore rouler sur leurs charrois triomphaux les ogives nucléaires en goguette commémorative, avant de retourner parmi les froides obscurités de leurs silos?

La Place Rouge se réveille en apparition de Commandeur guttural. Goum, Musée Historique, remparts, Mausolée de Lénine, Tour Spasski, Sobor de Basile, ce corps de forum qui marche dans l’Histoire, se dérobe dorénavant, s’aidant des auras grises et blanches pour enfin ensevelir un moment l’écho des grandeurs refusant l’oubli.

C’est Marx se penchant sur les floues incertitudes de la prévision idéologique, décidé capitaine qui ignore l’écueil des récifs sur lesquels son rêve fonce. C’est place de la Porte Rouge le gratte-ciel des chemins de fer, flèche stalinienne qui ébroue la peau de ses travées creusées – dans lesquelles le blason du globe soviétique cherche refuge, tandis que la boîte d’architecture veut encore continuer son ascension en tour maladroite, Babel banale que la brume patine d’aquarelle bleue. C’est le Bolchoï paraissant avoir autorisé l’évasion à l’extérieur de ses projecteurs et autres diffuseurs de fausse brume d’opéra. Là le théâtre n’est plus seulement sur scène, mais continuant à travers les avenues, comme pour concrétiser la sarabande grotesque du «Maître et Marguerite» de Boulgakov.

Les églises du Kremlin redeviennent des illustrations barbares et mélancoliques — rappelant le règne ambigu de Boris Godounov, et le célèbre mot final de Pouchkine: «Le peuple se tait», après la chute du tsar et l’assassinat de sa famille. Les croix aussi se taisent, quand la brume enrobe les vestiges dorés. Dans l’enceinte déserte, esplanade de solitude, les murs jaunes et colonnes blanches des édifices bâtis par Catherine II et Staline restent impuissants à conjurer l’immensité du palais fermé, dont les pavés pourraient presque ressusciter les pas pressés de Béria, une fois les listes d’exécution signées aux heures lugubres de l’aurore.

Pendant ce temps, à l’extérieur des remparts, le fleuve continue à couler à travers la ville, les jets d’eau jaillissant encore dans une apparence festive tentent d’animer la sobre mélancolie d’une ville abandonnée de ses habitants. D’autres murailles renommées, celles du couvent Novodevitchi, ne se mirent plus dans le lac des cygnes, silencieuses apparitions de rudesse baroque muées en cierges titanesques, dont le ciel suintant prolongerait les prières ardentes.

Dominant le cœur de la cité, les clochers terribles et les palais solennels des tsars et des maîtres soviétiques s’effacent, ombres majestueuses faisant semblant d’oublier les siècles, quand au contraire elles continuent leur emprise, même cachées sous les limbes du temps et les bouleversements de l’époque. Enfin la tour autoportante de radio-télédiffusion d’Ostankino — épique réalisation de l’ère spatiale soviétique — semble une aiguë cathédrale de science-fiction perchée dans des ténèbres que le soleil ne saurait percer. La flèche, l’astre et les cieux s’affrontent en rencontre guère radieuse, vision au noir presque irréelle, comme Moscou les aime et intronise.

Moscou est encore bien d’autres images et icônes. Moscou ne croit ni aux larmes ni aux cendres, et renaît perpétuellement. Certaines créatures urbaines se réinventent toujours. Cette ville proclame une nourriture mythique permanente.

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5 Commentaires

  1. […] Ce billet était mentionné sur Twitter par radarq.net et aleph187b, URBAIN trop URBAIN. URBAIN trop URBAIN a dit: Superbe méditation historique sous #Moscou enfumée http://ow.ly/2K0rr <article Urbain, trop urbain #urbanisme #paysage […]

  2. […] Suite de l’article Catégories:DEBATS / REFLEXIONS Commentaires (0) Rétroliens (0) Laisser un commentaire Rétrolien […]

  3. Filak
    à

    Impressionnante évocation des rapports entre hommes et villes. Une invitation au voyage…

  4. […] This post was Twitted by lizarewind […]

  5. […] montagnes contrastent par leur force. Alors que les incendies s’étendaient en périphérie de Moscou, nous ne voyions ici que la densité des bois s’étendre, à perte de vue, jusque sur les flancs […]

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