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Inverser le Ponte Vecchio

Inverser le Ponte Vecchio

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Il pense au vieux pont médiéval de Florence, cette grenouille surmontée de

créneaux et peuplée de boucheries à l’odeur de cadavre, étroite, ramassée sur

elle-même, qui ne donne à voir ni la majesté du fleuve ni la grandeur de la ville.

Il se souvient du sang qui coule dans l’Arno par des rigoles au moment de

l’abattage des bêtes ; il a toujours eu ce pont en horreur. [1]

Pont levant qui franchit la Corne d’Or, le Galata Köprüsü est un ouvrage symphonique. Il possède trois sections et au moins trois mesures. Vibrations du trafic sur son tablier qui roule d’un léger dos rond. À l’unisson ou à contre-pied vont tramways, taxis et camions, mais aussi piétons. Les pêcheurs, eux, ne bougeront pas. En bas les poissons frétillent. Et au bout du pont on fait frire les sardines à haute cadence sur des bateaux extra kitchs à coupoles toutes vibrionnantes des vagues produites par les transports fluviaux.

Des bateaux, il en passe sous l’unique arche du pont Galata, la section du milieu qui a même le pouvoir d’en laisser passer de plus gros, des bateaux. Les machinistes m’ont dit l’actionner une fois par jour, à 3h30 et la travée basculante d’acier de redescendre une heure plus tard, pas après. Les générateurs électriques qui alimentent les vérins hydrauliques sont logés dans les piles centrales.

Le précédent pont était flottant. Pour celui-ci, le cinquième dans l’histoire des ponts de Galata, ses plateaux sont supportés par une série de pieux — 6 fois 4 rangées par section —, lesquels s’enfoncent dans le lit de la Corne d’Or, sablonneux et argileux, difficile. Les passants, pourtant, semblent flotter sur la Corne d’Or. Le regard tourné du côté du Bosphore ou vers les plissements antiques des Sept collines, ils hument le vent des deux mers, les vapeurs des cargos, le graillon des maquereaux. Car les passant ont un accès souterrain aux coursives du pont : sur chaque rive, deux rues parallèles s’élancent ainsi sur l’eau et se réunissent au milieu du pont et pour ainsi dire « en surface », par une volée de marches sur les escaliers encore drapés « Capitale européenne de la culture ». À nouveau sur le tablier, la planète Galata offre une vue à 360° sur les couleurs d’Istanbul.

Certes, la section médiane du pont lui restitue sa vocation principale : enjamber le cours d’eau, laisser passer les bateaux et permettre la liaison rapide des deux rives. Mais les promenades sur l’eau synthétisent tout l’art de vivre stambouliote. Pots de géranium près la rambarde, grands stores qui atténuent les feux du soleil et tous ces cafés et restaurants — 44 en tout ! — plus un coiffeur et quelques autres boutiquiers, sans compter les vendeurs de rue… Et puis, de chaque côté des berges, vous trouverez des toilettes publiques au revêtement en marbre.

Pour faire fonctionner ces coursives, il y a dans l’axe central une rue logistique encombrée de mille objets pour aménager les cahutes ou en évacuer les déchets. Ici, le portefaix du bazar et son diable reprennent leurs droits. Du mendiant aux orgueilleux Tigres anatoliens, une société entière vie sous le pont Galata et fait résonner là l’esprit d’Istanbul.

Mathias Enard imagine Michel Ange concevoir pour le Sultan le premier pont Galata. Sans doute le romancier n’a-t-il pas été cherché bien loin en arrière les attributs de ce pont princeps : « Il a compris que l’ouvrage qu’on lui demande n’est pas une passerelle vertigineuse, mais le ciment d’une cité, de la cité des empereurs et des sultans. Un pont militaire, un pont commercial, un pont religieux. Un pont politique. Un morceau d’urbanité. »[2] C’est encore et toujours le pont Galata. Le pont Galata est un Ponte Vecchio inversé. Une leçon de civilisation donnée à l’Occident.


[1] Mathias Enard, Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants, Éditions Actes Sud, 2010, p.57

[2] Mathias Enard, idem, p. 34

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