Accueil»Écritures»LECTURE URBAINE»
Lens en liberté

Lens en liberté

0
Partages
Promenade urbaine dans une ville qui attend « son » Louvre et présentation à cette occasion de quelques uns de ses traits, ici géolocalisés.

« Le Louvre en sang et or » : en 4 par 3 c’est la Liberté guidant le peuple qui figure en publicité sur la façade à côté de l’Hôtel de France, face à la gare. Face à la gare aussi et à sa place pavée de neuf en pierre rouge, le spectacle étrange d’une façade cramoisie Art déco qui tient là, esseulée, les fenêtres de cet ancien cinéma démoli — l’Apollo — donnant sur le ciel. Ambigüe confrontation de la femme conquérante et de cette vision première de désolation, alors que je suis à peine sorti de la contemplation des mosaïques en hommage aux mineurs qui ornent la salle des pas perdus de cette jolie petite gare allongée en forme de locomotive.

Ce n’est pas simplement que nous devinions la Ville « en retard » sur la proche inauguration du musée. Ce n’est pas tant que des aléas aient dû différer certains travaux. Cela, c’est contingent. Mais ce qu’on ressent c’est plutôt une inertie plus substantiellement attachée à l’espace urbain et aux gens, teintée d’une légère honte d’ailleurs : « j’vous demande un peu, à quoi ça ressemble comme accueil ! » Mais les faits sont têtus. Qu’on prétende emprunter la promenade arborée ou « coulée verte » qui, à pieds, devrait nous amener au musée en quinze minutes. Il est vain de se moquer des arbres rachitiques de cette nouvelle billevesée de verdure, tant cette mécanique conditionnée d’embellissement des villes nous est à présent familière. Mais que la promenade se heurte aussitôt à un mur aveugle, qu’elle donne dans la façade d’une maison sans échappement possible, voilà qui annonce symboliquement la couleur. Le propriétaire de cette bicoque a bien déjoué la procédure d’expropriation ; Christian de Portzamparc et Michel Desvignes et leurs « structures filamenteuses » de verdure peuvent revoir leur copie. Pour l’instant du moins. Un pâté de maisons plus loin. Forcé de traverser la chaussée, je vois de plein cadre le « garage Lallain » en éperon d’un carrefour important : pauvre hangar métallique à demi désossé dont la démolition n’est pas achevée.

À l’apparition fréquente de cette affiche du célèbre tableau de Delacroix se mêle à chaque fois une impression de fabriqué qui ne prend pas. Comme devant la CCI Artois par exemple, où lorsque je passe le compte à rebours sur le panneau à message variable en LEDs marque « J-62 ». On veut bien croire que les entreprises, les commerçants sont « Tous supporters du Louvre-Lens », car comment pourrait-il en être autrement ? Cependant, quelque chose de dramatiquement englué dans la poisse transparait dans tous ces slogans forcés, empruntés. Aux Grands bureaux voisins, devenus la Faculté des sciences Jean-Perrin, la statue de bronze du mineur à l’entrée contemple le vide, lui qui désignait une conquête des hommes en même temps qu’un tribu lourdement payé. Cette ambivalence demeure conjuguée au présent d’une ville de mémoire. Je n’ai jamais aimé l’héroïsme ouvriériste.

Le sol se souvient. Remontant la morne rue de Londres jusqu’au croisement avec la rue Hector Laloux, un nouveau panneau, de promotion immobilière celui-là, annonce la couleur sur le site d’une ancienne usine de tréfilerie et de coulée de cuivre. Nexans a fermé il y a peu de temps. La friche industrielle a laissé un foncier théoriquement attractif (4,5 hectares) parce qu’en cœur de ville, mais il est considérablement pollué. Il est encore un peu tôt pour y construire et y loger des « populations sensibles », selon les termes exacts du Plan local d’urbanisme de Lens… À l’horizon, l’antenne hertzienne blanche et rouge de Lens émet quelques mauvaises nouvelles, telles la mise en examen du président du RC Lens pour abus de biens sociaux, ou l’exclusion prononcée par le Parti socialiste du député-maire de Liévin.

Dans la grande église Saint-Léger du centre-ville, dont on remarque la nef depuis la gare, on baptise le dimanche, et peu importe le quadrillage des rues aux noms qui ne fleurent pas vraiment la religion : Berthelot, Voltaire, Diderot et l’avenue de Varsovie qui fuit à l’angle de la poste. « Mes amis, le seigneur soit avec vous. Que Dieu qui est tout puissant en amour bénisse le Père, le Fils et le Saint esprit. Allons dans la paix et la joie du Christ. À tous un bon dimanche, et à très bientôt ! », termine le curé après avoir fait levé bien haut par leurs pères les petits d’homme devant l’autel, sous les applaudissements nourris des mères. Le sacré de la famille demeure un lien puissant ici.

Rue René Lanoy, grande artère qui devrait être commerçante, selon les apparences, la rôtisserie Robillard est prise d’assaut et il n’y a pas que des sorties de messe dans la queue des clients qui s’étend sur le trottoir. Les volailles en broche partent aussi bien que les salaisons et les boudins blancs. Les turfistes ont d’autres attentes. Devant leur petite coupe de mousseux ou leur bière, ils parient sur les dernières courses de la matinée au PMU d’en face, « Au tout va bien ». Jeux d’argent et de hasard sont interdits aux mineurs. Les mineurs, où ça des mineurs à Lens ? « Le 1, le 3, le 8, le 9 », résultats de la dernière. « Virginie, tu me mets un Astro Bélier si tu as ? » Autres espérances, mais sans doute guère de foi en l’avenir.

Après avoir admiré l’immense parking de l’avenue du 4 septembre et sa publicité SUZE, je me rends à cette brasserie aux stores noirs et lettres blanches Ô déjeuner, qui s’appelait avant Sensas’ Friture. Le changement de nom ? « C’est sans doute rapport au Louvre, pour faire parisien », me dit le passant qui me renseigne et qui s’y rend de toute façon aussi, « c’est la seule brasserie de la ville ». Tout devrait avoir « rapport au Louvre ». Au bistrot, au restau, on en cause. « Me font marrer, voudraient faire un petit Paris ici. Mais Lens, ça a toujours été une ville ouvrière et ça le restera » : le gros monsieur rigolard est un jeune retraité tee-shirt rock, cheveux longs en nuque et lunettes, qui cause de proche en proche avec les gens des autres tablées. On annone à ses propos et on replonge dans le jarret aux frites, excellent.

Si l’on en juge par les pyramides de verre et la statuaire romaine kitch du grand boulevard des grandes surfaces de Liévin, la façon dont les édiles tracent à la population la « route du Louvre » est tout sauf subtile, et ce serait pervertir le beau terme d’enthousiasme que de l’évoquer en guise d’excuse à cet amoncellement inouï de caddies, de réclames criardes, de ronds-points antiques et de mauvais goût de la pire des jardineries de bord de route au milieu d’un ancien carreau de mine et de son chevalement ravalé. Si la synthèse est improbable, le résultat ressemble surtout à ce que la sagesse populaire aura tôt fait de nommer… un « foutage de gueule ».

Les habitants ne méritent pas de telles grossièretés. Les vieux qui font leur promenade dominicale le long du stade Bollaert ne comprennent pas qu’au-dessus de la nouvelle promenade plantée on ait volontairement occulté par de la végétation la fresque en hommage à Marc-Vivien Foé, le camerounais qui a donné au Racing Club le premier titre de champion, en 1998. À l’opposé, sur la tour de sécurité à côté de la tribune Trannin achève de se délaver dans l’indifférence l’immense reproduction de la peinture égyptienne de la Stèle de la dame Tapéret. Des opérations de com’ ne forment pas une « culture ».

Des disparitions, Lens en a connu, même indépendamment de celle de l’activité minière, spectaculaire et lourde de conséquences, qui lui a fait perdre un quart de sa population depuis les Trente glorieuses. C’est une ville qui a été en bonne partie effacée lors de la Première Guerre mondiale et qui fut reconstruite. La Seconde Guerre a aussi charrié son lot de destructions matérielles. Les dents grincent alors, quand on évoque l’impérieuse nécessité à agir, par exemple pour raser bientôt le vélodrome Maurice Garin au profit d’un hypothétique hôtel de luxe face au Louvre. Les associations craignent qu’on se débarrasse aussi, après usage, de l’actuelle « Maison du projet ».

L’attitude des Lensois vis-à-vis de ses représentants politiques est toutefois ambivalente et ne s’exprime pas seulement dans les suffrages nationaux où l’extrême droite obtient des scores élevés. Puisque des décennies et des décennies durant, on s’est ici accommodé du paternalisme. Des Sociétés minières aux baronnies du PS, la trame urbaine en témoigne, notamment ces cités ouvrières devenues logements sociaux. Juste en contrebas du talus du musée, les petits jardins privatifs de la cité Jeanne d’Arc forment une frêle respiration entre le cimetière et l’immense bâtiment du Louvre-Lens. Intime et calme comme nombre de ces ensembles pavillonnaires soumis aux lois de la répétition du même, cette cité offre une vie en replis de l’espace public. La sécurité et le placement sous assistance prennent petit à petit pour corollaire l’effilochement des réseaux sociaux qu’on fait payer aux habitants : plus de petit commerce, il faut aller en grande surface…

Certes, on construit des éco-quartiers à côté des tours de logement social de la Grande Résidence. La vertu écologique d’un bassin de rétention des eaux de pluie au milieu des maisons en ossature bois, de panneaux solaires et d’une école bioclimatique justifie peut-être que l’on se débarrasse des grands logements sociaux dans le cadre de la rénovation urbaine. Pourtant, comme dans la plupart de ces opérations démonstratives qui sont des succès chiffrés mais des échecs relatifs en termes de mixité sociale, les autorités ne peuvent dissimuler la faillite d’années de politique de la ville qui se sont traduites par des ségrégations renforcées. Lens n’échappe pas à ce constat, sauf qu’on y cherchera vainement les populations gentrifiées censées réinvestir les centralités urbaines et apporter un dynamisme économique et culturel.

Pour lorgner sur « l’effet Bilbao », la ville ne dispose pourtant pas de cette population en réserve appelée à devenir un lanceur d’initiatives locales qui irrigue le bassin économique. On espère fébrilement que « les Japonais » seront au rendez-vous et que toute la « métropole » bénéficiera des retombées touristiques — 500 000 visiteurs attendus la première année. Au mois de décembre 2012, l’inauguration du Louvre-Lens se déroulera lors de la Sainte-Barbe. Cette accroche symbolique de la « marque Louvre » au monde des mineurs est un passage obligé, un peu comme un réflexe conditionné. Il est abusif et précipité d’y voir la « réconciliation » des classes populaires et de l’art. Demeure le droit à la beauté, qu’on aurait voulu comblé par une authentique décentralisation culturelle — car ces chefs d’œuvre appartiennent au peuple français et pas à une poignée de conservateurs — plutôt que par une exportation de marque, une franchise.


Dessins par Will Argunas. À retrouver dans la fresque interactive et sonore « Lens, vous voyez le tableau ».

Auparavant

Lens, un tableau Web

Ensuite

Un musée paysage

2 Commentaires

  1. […] des pantalonnades qui entourent ces « ambitions métropolitaines ». On ne s’en prive pas ici même. Reste que l’architecture dans son épure sait dire ici qu’elle n’est justement pas d’ici […]

  2. […] «Le Louvre en sang et or»: en 4 par 3 c’est la Liberté guidant le peuple qui figure en publicité sur la façade à côté de l’Hôtel de France, face à la gare.  […]

Commenter cet article

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Vous pouvez utiliser ces balises et attributs HTML : <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>