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Le dispositif de Shanghai

Le dispositif de Shanghai

Une lecture du Lotus Bleu de Hergé

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Le Lotus Bleu est composé entre 1934 et 1935 par Hergé et le jeune étudiant chinois Tchang Tchong-jen. Il paraît alors en feuilleton dans Le Petit Vingtième. La ville de Shanghai des années 1930, des concessions, du commerce international et du trafic d’opium y est le théâtre principal des aventures de Tintin. Shanghai est encore à l’époque d’Hergé une ville cosmopolite, la perle de l’Orient, le Paris de l’Asie du sud-est.

Bien évidemment, entre la ville chinoise, son histoire réelle et la transposition dont elle fait l’objet dans l’univers de la bande dessinée, de nombreux écarts et ajustements prennent place. Si les concessions à Shanghai tirent leur origine de la « guerre de l’Opium » et du traité de Nankin (1842), qui oblige la Chine à ouvrir Shanghai au commerce occidental[1], les japonais ne se soucieront jamais du trafic d’opium, à l’opposé du tableau que dresse le scénariste autour de la fumerie du Lotus Bleu. Par ailleurs, l’occupation japonaise de Moukden, au nord de la Chine, est transposée par Hergé à Shanghai. L’incident de Moukden, en 1931, relance en effet l’antagonisme sino-japonais ; il est le prélude à la seconde guerre entre les deux pays, en 1937. En janvier 1932, l’armée japonaise a certes bombardé le quartier industriel shanghaien de Zhabei ; mais la « bataille de Shanghai » qui signe l’entrée des troupes japonaises dans la ville n’aura lieu qu’à la fin de l’été 1937. En 1941, les troupes japonaises prendront possession de la concession internationale[2]. À l’époque de la création du Lotus Bleu, le Japon vient de se retirer de la Société des nations (1933) et Hergé adopte un parti résolument antinippon et paradoxalement anticolonialiste au regard de sa production antérieure.

Le texte qui suit se veut simplement un essai, au sens d’une tentative d’appliquer à un corpus inhabituel un « jeu » de « concepts » élaboré par Michel Foucault à travers son œuvre, en des contextes passablement différents : livres, cours, entretiens. Le choix de lire cette bande dessinée de Hergé à l’aide de Foucault n’est pas arbitraire puisque les concepts auxquels nous nous référons – ou plutôt cette série de « jeux de langage » – ont presque toujours été élaborés à partir de l’observation et de l’analyse de pratiques sociales se manifestant, on le sait, à travers des « discours »… Mais ce parti théorique dont on va voir plus loin qu’il « fonctionne » à divers degrés ne nous dédouane pas de l’exercice de style. Nous assumons la dimension ludique de cette philosophie appliquée : la bande dessinée n’est pas une pratique « sérieuse » ; par définition, l’auteur et encore plus le lecteur de bande dessinée sont irresponsables[3]. Le mot « jeu » est utilisable ici selon trois plans : le « jeu » propre à la construction d’une bande dessinée en tant qu’appareil technique pour le récit, le « jeu » conceptuel élaboré par Foucault, qui répugne au système, et enfin, notre propre « jeu » qui s’efforce de pousser le plus loin possible la mise en jeu de ces concepts pour mieux lire ce que le jeu fictionnel de la bande dessinée nous dit sur l’espace urbain, les rapports de pouvoir et la constitution du sujet. Dans cette tentative de jointement de concepts à un corpus donné, il y a quelque chose d’un forçage auquel pourrait justement répliquer un « ce n’est pas sérieux ». Mais précisément, c’est là où nous acceptons « jouer », pour autant que ce jeu fonctionne et éclaire la ville contemporaine. En dernier ordre, la valeur de l’exercice interprétatif est dans sa pratique même : ce qui en tant que praticiens de la ville au travers de grilles d’écriture (que nous devons réélaborer sans cesse, notamment grâce au numérique[4]) nous convainc, c’est bien la facilité avec laquelle on peut se servir des concepts foucaldiens pour faire ressortir la modernité et la « profondeur » de vue qui se dégage de cette œuvre de Hergé selon les trois plans que nous allons à présent dérouler : la Ville, le Pouvoir, le Sujet. Shanghai est ici le nom d’un dispositif, qu’il ne s’agit pas de faire coller à une identité urbaine coloniale ou postcoloniale. Ce sont les enjeux de la pratique urbaine de Tintin à Shanghai qui nous intéressent ici et que nous considérons comme particulièrement signifiants pour la ville contemporaine. Comme l’écrit la spécialiste de l’urbanisme shanghaien, Françoise Ged, « pour Tintin […], cette ville qui devient moderne – où lois, sécurité et discipline se combinent avec la reconquête de libertés – n’est qu’épreuves, face auxquelles il sait multiplier déguisements et pratiques de hacker avant la lettre, parasitant des réseaux pour mieux résister »[5]. C’est la possibilité même d’une telle posture du héros de Hergé qui nous intéressera ; c’est elle que la connaissance de Foucault peut nous aider à thématiser rigoureusement.

La représentation de la ville

Si Hergé n’est pas à l’abri de quelques clichés sur la Chine, on peut en revanche s’étonner du portrait qu’il donne de la ville de Shanghai. Ainsi, il ne retient rien de ce cosmopolitisme qui faisait l’identité urbaine de Shanghai et y contribue encore largement aujourd’hui. Aucun bâtiment classique des rives du Huangpu – le fameux Bund, essentiellement construit par les britanniques –, aucun hôtel ou édifice caractéristique de la concession internationale n’est ici représenté. Aucun décor de la Shanghai des années 1930 ne subsiste dans l’illustration. L’atmosphère y est souvent nocturne, ce qui peut sembler un paradoxe pour la « ligne claire » : des aplats de gris et halos de lumière, de la pluie, certains lieux sordides ou en transition…

Du point de vue encore du paysage urbain[6], on ne voit jamais dans la bande dessinée une façade entière, mais des angles de toiture sinisés, des tuiles vernies et des courbes. Les murs sont l’élément urbain le plus présent[7]. La ville traditionnelle est déjà grignotée et investie par la ville industrielle. La rue obscure Tai P’in Lou – la rue de la Paix en français – prend des airs de terrain vague, de zone [p. 12]**. On voit des cheminées d’usine au fond du décor de cet espace en transition. De même, une photographie d’usines ultra modernes le long du fleuve est accrochée au mur du bureau du capitaliste Gibbons [p. 35].

Des pourtours de Shanghai, enfin, nous voyons surtout la route de Nankin(g) et son paysage de plaine alluviale assez imaginaire… Mais les deux rivaux de ces aventures, Mitsuhirato et Wang Jen-Ghié, habitent en banlieue, hors de l’enceinte de la ville. Hergé prend d’ailleurs encore des libertés : cette enceinte fortifiée n’existait plus à Shanghai[8].

S’agissant de l’animation de la ville, les moyens de transport sont en revanche dans la bande dessinée d’une extraordinaire variété, y compris pour la production de Hergé : bicyclette, rickshaw, voiture, tramway, automitrailleuse même, et bien d’autres qu’il est inutile d’énumérer ici. À cette animation, Hergé et son collaborateur ajoutent plus que de raison une foule d’éléments picturaux, contribuant à une écologie graphique de Shanghai des plus riches[9]. La Shanghai du Lotus Bleu marque en effet l’omniprésence du signe, de l’enseigne, du symbole, de la réclame, du slogan, de l’affiche, du placard, des idéogrammes, des néons, banderoles, kakémonos, etc. L’intrusion de la publicité dans l’espace urbain, par exemple pour les biens de consommation moderne que sont les ampoules Siemens [p. 5] ou les cigarettes « Dragon d’or » [p. 32], se double de détournements poétiques, populaires, voire de slogans politiques, appelant pour certains au boycott des produits japonais.

Dernier trait que nous relèverons, la ville est populeuse, d’une population affairée et bigarrée. Les petits métiers de la rue sont représentés ci et là ; les tenues vestimentaires sont variées ; à peine pleut-il, que les parapluies s’ouvrent en nombre. Hergé saisit de la sorte le caractère changeant de la météorologie de Shanghai.

 

Au vu de ce que Hergé laisse voir de la ville en première approche, nous pourrions dire, comme notre héros, que nous n’avons « pas appris grand chose à Shanghai » [p. 14]… Toutefois, si nous creusons un peu l’analyse de la représentation urbaine de Shanghai dans le Lotus Bleu, nous pouvons dégager du récit une série d’éléments tout à fait instructifs sur la ville contemporaine. Comme si le Lotus Bleu avait quelque chose à nous dire de notre condition urbaine. Ces éléments que nous nous proposons à présent de décrire ne font pas vraiment, pris ensemble, un système de la ville. Du fait de leur hétérogénéité, nous utiliserons plutôt le terme de dispositif au sens de Foucault[10]. De quel dispositif, donc, Shanghai est-elle le nom ? Dans la suite de cet article, nous mettrons l’accent successivement sur l’espace de la ville, puis sur l’espace de la bande dessinée, en insistant notamment sur le processus de subjectivation qui prend place à l’intérieur de ce jeu des espaces.

L’espace de la ville et les réseaux de pouvoir

Une des premières questions que pose le dispositif de Shanghai, est celle de savoir qui détient le pouvoir. De ce point de vue, Hergé nous propose de considérer le gouvernement urbain comme surdéterminé. Nous avons initialement un diptyque, côté pouvoir, entre des hommes d’affaire occidentaux et la junte militaire japonaise. Mais les choses sont nettement plus complexes.

D’une part, la souveraineté s’exerce toujours dans les limites d’un territoire[11]. Si Shanghai est bien circonscrite comme espace physique, il n’y a pas de position centrale de souveraineté au niveau de la ville. Il y a au contraire un éclatement des figures de la domination, que celle-ci soit militaire, policière, nationale, impérialiste, capitaliste ou mafieuse. Il n’y a pas de dernière instance de la domination, à laquelle rapporter toutes les autres[12]. Il n’y a pas un édifice unique du gouvernement de la population shanghaienne. Bien évidemment, du point de vue littéral, la bande dessinée se réfère à la situation historique et singulière de Shanghai, avec la partition du pouvoir d’administration territoriale issue des concessions[13]. Il n’en demeure pas moins que la manière dont Hergé saisit la gouvernementalité de la ville sans mettre en évidence un quelconque pouvoir central, ne serait-ce que comme horizon d’attente d’un « bon gouvernement », illustre une étonnante modernité pour qui est coutumier de l’analyse des espaces urbains.

D’autre part, le quadrillage est le phénomène le plus visible et le plus spectaculaire qui montre que le corps social de la ville est traversé par des assujettissements multiples. La ville est quadrillée, les forces de police et les militaires sont partout : barrages filtrants, lignes de démarcation, portes gardées [cf. par exemple p. 26, 31, 40]… La Shanghai du Lotus Bleu anticipe les check point de Berlin, Israël et la Palestine, Chypre, la frontière mexicaine, les deux Corée, Beyrouth…

La division spatiale et le contrôle des passages, la distribution des populations et la régulation des circulations : le quadrillage consiste en la mise en discipline de la ville. Et en même temps, cela signifie la création d’unités de pouvoir qui, bien que séparées, ont absolument besoin de communiquer entre elles pour rendre efficiente et profitable la séparation, et affermir leur autorité. Aussi le pouvoir s’exerce-t-il en réseau ; il se cherche des relais. Il y a de fait une communication très efficiente entre trois zones : la concession internationale, la zone d’occupation japonaise, le territoire de la Chine impériale. Dans la bande dessinée, cela s’illustre à l’envi par l’omniprésence de l’appareil téléphonique et des autres instruments de transmission, y compris le pigeon voyageur. Par ces appareils, le pouvoir est, davantage qu’une essence, une projection, un faisceau de perspectives[14]. L’espace est ainsi le lieu pour les configurations du savoir, des corps, du regard et de la discipline : le zoning est l’instrument majeur de ces configurations multiples et répond à une organisation quasi topologique du pouvoir. Shanghai présente en ce sens un diagramme selon lequel gouverner la ville à travers l’espace est possible pour une pluralité d’instances[15].

La porosité du dispositif urbain

Mais si le quadrillage et son fonctionnement en réseau multiplient les points d’assujettissement et de contrôle de la population, ils laissent prise aussi au court-circuitage de la domination, aux ruses. La capacité de Tintin à circuler entre les espaces en usant du déguisement, et même à passer de l’autre côté du rideau, comme dans la scène finale à la fumerie du Lotus Bleu [p. 59], met en péril la grammaire de reconnaissance de ce réseau. Tintin développe une pratique parasitaire dans le réseau, qu’il manipule un poste de TSF, se travestisse ou, avec l’aide de Tchang, substitue un papier burlesque à un ordre de mission [p. 46-47]… Ce jeu de codage et décodage est immanent au dispositif de Shanghai[16].

Prenons du champ. Bien loin de la ville et dans l’espace du droit international, les débats diplomatiques de la Société des nations enclenchent le processus de légitimation ou de dénonciation du quadrillage de la ville et du système de contrôle de ses habitants. L’instrumentalisation de la Société des nations permet au discours sécuritaire et normatif de coloniser la ville que ce soit pour le pire ou pour le meilleur [p. 22, 60]. L’occupation d’une partie du district de Shanghai par les troupes japonaises emprunte le langage du droit. C’est une stratégie discursive assez communément partagée par les opposants de Tintin : Dawson se demande sous quel chef d’accusation faire poursuivre le jeune homme [p. 44].

D’après la thèse qui se dégage du Lotus Bleu, aucun pouvoir, aussi autoritaire et despotique soit-il, ne semble illimité. Au contraire, tout pouvoir se réfère à une sphère de légitimité supérieure. En témoigne par exemple la carte d’état major dans le bureau du chef de la police de la concession internationale : très souvent représentée par Hergé, elle veut bien dire que le pouvoir a un périmètre. Et il y a aussi une carte d’état major au mur du bureau du commissaire de police chinois de la ville de Hou Kou (Hankow, aujourd’hui intégrée à Wuhan) [p. 46].

La ville comme espace disciplinaire

Shanghai est une ville de règlements. Il y a des procédures, des règlements, des techniques ou technologies plus ou moins infinitésimales de pouvoir. Le pouvoir se dote d’appareils de vérification, plutôt que de dogmes et d’idéologies. D’où l’aspect central de la surveillance dans le Lotus Bleu. Fait en effet partie du dispositif de Shanghai l’omniprésence de la surveillance. Être vu et observé malgré soi est une constante[17]. Le travestissement ne préserve l’anonymat qu’un temps. Si le déguisement outré des Dupondt [p. 45] les rend « remarquables » au lieu de les fondre dans la masse, l’habit modeste de Tintin « à la chinoise » ne suffit bientôt plus à le dissimuler. Les camouflages et usurpations d’identité entrent en revanche dans la panoplie des ruses qui court-circuitent les appareils de surveillance. Ce sont des éléments de gestion, de contrôle et d’appropriation de l’espace urbain qui sont désormais familiers à nos sociétés contemporaines[18].

Le corollaire de la surveillance est la logique disciplinaire. La discipline opère sur le corps des individus. Dans le Lotus Bleu, la question de la discipline est centrale chez les japonais [p. 30]. On le mesure dans la revue des troupes par le général[19] et dans la façon dont Mitsuhirato exige de ses serviteurs une soumission totale à sa volonté[20]. Mais le processus disciplinaire convoque très rapidement des outils de répression et l’usage d’un droit de punir : tabassage dans la concession internationale [p. 11], peine de mort chez les japonais [p. 37], et expulsion manu militari en Chine [p. 47]… Le dispositif de Shanghai pousse extrêmement loin la tentative d’imposer une discipline au corps, jusqu’à la recherche de son annihilation[21]. Dans une scène qui pourrait être hitchcockienne, Tintin se réfugie au cinéma. S’ensuit la projection, au milieu des actualités, d’une scène de « Haine d’Arabe » – terrible titre ! – : un film produit par Rastapopoulos, où deux bédouins fouettent sadiquement une femme blonde [p. 33]. Prisonnier des japonais, Tintin est exhibé dans la rue portant une cangue [p. 37]. Le « bondage », le ficelage, est très fréquent dans le Lotus Bleu. Nombreux sont les protagonistes qui se retrouvent ficelés. Enfin, au dénouement de l’histoire, avant le dernier rebondissement, Mitsuhirato échafaude une terrible exécution au sabre dans une cave [p. 57]. Les déploiements de cruauté, les atteintes au corps, les châtiments infligés et la recherche de meurtrissures fonctionnent dans notre imaginaire comme des anticipations terrifiantes des massacres, exactions, crimes et viols desquels l’accélération des moyens de communication permet de nous tenir informés en temps réel, où qu’ils se produisent[22]. En étant la ville où tous ces crimes réels, de fiction ou d’intention se télescopent, Shanghai est le théâtre du corps supplicié. Shanghai donne ainsi une illustration de la forme la plus convulsive et phantasmatique de l’articulation du pouvoir pénal et disciplinaire dans le système de la ville contemporaine. Toute proportion gardée vis-à-vis de notre objet fictionnel, il faudrait sans doute décrypter au travers de la condition d’étranger dans l’espace public de la ville capitaliste contemporaine ces processus à la fois d’« invisibilisation sociale » et de « mise à nue » de la vie étrangère et précaire[23].

La politique du soin

 Il y a donc une inflation légale des mesures de sécurité, tout un corpus disciplinaire, toute une série de techniques de surveillance. Si la souveraineté s’exerce dans les limites d’un territoire, la sécurité s’exerce sur une population. Nous approchons ici la biopolitique du Lotus Bleu, c’est-à-dire la façon dont l’espace urbain est saisi à travers des actions menées sur la population, de sorte à faire émerger une norme de comportement.

Si l’on pense aux « sales chink » de Gibbons [p. 6], ou aux chinois dont il faut particulièrement « se méfier » selon Mitsuhirato [p. 8], on voit à l’œuvre une catégorisation de la population comme problème à résoudre, catégorisation qui trouve son paroxysme dans l’opération de police civilisationnelle que le représentant japonais à la Société des nations prétend mener pour « défendre la Chine elle-même » [p. 22]. Le Chinois est déviant, tordu. Ou plutôt, on voit sur le terrain de Shanghai se mettre en place les pratiques de contrôle et de redressement de la population qui définissent la déviance. Répression, contrôle, redressement se manifestent dans les pratiques et techniques d’agents qui se réfèrent au respect d’un système de normes.

La création du fou chinois, le pauvre Didi, est de ce point de vue une invention remarquable d’Hergé. Le « fou de Shanghai » est irresponsable tout en se référant au fondateur du taoïsme, Lao Tseu [p. 13]. Et sur les murs de Shanghai, on retrouve d’ailleurs écrites en chinois, quelques maximes « politiques » de Lao Tseu diffusées par le Guomindang. Le chinois fou empreint d’une sagesse « mécanique » devient un automate entre les mains des tortionnaires. Le corps du fou est finalement ce qui devient le plus contrôlable par les appareils de répression ou d’oppression. La fabrique du fou est une arme de plus dans la panoplie des appareils de contrôle qui permettent de quadriller la ville, de la placer en quarantaine. La société secrète des Fils du Dragon lutte contre le trafic d’opium parce qu’il fait « d’énormes ravages dans ce pays », parce que la « drogue mortelle » des trafiquants se répand « principalement en Chine » [p. 17-18]. La fumerie d’opium, espace de contrebande des plaisirs, ne nous montre que des corps cadavériques sous l’emprise de la drogue, bien loin des paradis artificiels. La « Chine en folie », donc, pour reprendre le titre de l’ouvrage d’Albert Londres (1922), un grand reporter qui rappellerait Tintin s’il n’était aussi ironique et acide dans sa relation de l’Empire du Milieu.

Or, nous l’avons déjà mentionné, c’est en dehors de l’enceinte de la ville, en banlieue, que se situent les maisons des deux rivaux : Mitsuhirato et Wang Jen-Ghié, de la société secrète des Fils du Dragon. Et c’est au cœur de la ville que se situe la fumerie d’opium, le Lotus Bleu. La lutte entre le bien et le mal, la diffusion ou le recul de la folie, c’est-à-dire le destin psychiatrique du pays tout entier, c’est à Shanghai que cette lutte trouvera un dénouement. La ville fermée de Shanghai est comme un terrain de lutte et d’expérimentation[24]. Il y a dans la fumerie d’opium du Lotus Bleu quelque chose de l’antre du Minotaure qui condense ce que le récit nous apporte par ailleurs, ne serait-ce que parce que cette fumerie donne son titre à l’album tout entier. D’une part, la prolifération des signes écrits et des « ondes courtes » (les messages captés à la TSF) qui mènent à la fumerie et les court-circuitages entre savoir et pouvoir dont elle est la scène, en font le centre du labyrinthe, le point à atteindre, le lieu de la révélation du sens caché. D’autre part, l’architecture complexe de la fumerie, le jeu des rideaux et de leur dévoilement, le pouvoir d’y rendre visibles les passages secrets, et le pouvoir de s’y rendre visible, sont comme autant de manifestations de la machine labyrinthique dont la fumerie est le cœur.

Ainsi que nous allons le détailler à présent, la fumerie d’opium abrite un mystère, mais est en même temps l’écrin d’une métamorphose, celle de Tintin[25].

 L’espace de la bande dessinée et la conquête du sujet

Murs, enceintes et rues exigent des mises en perspective. L’image ne peut rester frontale, comme au théâtre, mais prend de la profondeur, comme si l’espace urbain ne pouvait être perçu de l’extérieur. On est nécessairement dans la ville, et cela exige un point de vue. Cela avait nettement été montré par Hergé dans les premières vignettes de Tintin en Amérique, où les lignes de fuite donnaient une dynamique jusque là inédite au paysage urbain. Mais au-delà de ces premières images, la ville prenait des allures de décor, comme dans Tintin au pays des Soviets. Moscou et Chicago, décors de carton pâte, cachant la misère de l’URSS, ou simulant des paysages du cinéma américain[26]. Dans ces deux albums la ville reste en fond. Dans le Lotus Bleu, la ville induit des conduites, de circulation, de communication, d’habillement, de comportement, comme nous l’avons montré, modifiant jusqu’aux gestes les plus anodins de celui qui la pratique[27].

Concernant par exemple l’abondance des signes, c’est-à-dire des systèmes de représentation pris dans le paysage urbain, l’image de la bande dessinée se doit de représenter du représenté, mais aussi de la représentation. À plusieurs reprises, le système de représentation prend un rôle dans le récit : cela ne participe pas seulement du décor, mais aussi de l’action. Ainsi l’avis qui condamne Tintin à mort [p. 37] et les coupures de presse [p. 1, 60, 61], permettent-ils de rapporter des discours qui ne sont, du coup, pris en charge par aucun des personnages. C’est au cinéma, aussi, que Tintin apprend l’existence du savant qui pourra trouver le contrepoison qui sauvera Didi, le fils du bon Wangjen Ghié. L’espace urbain devient un actant du récit, au même titre que les autres personnages. Dans Le Lotus Bleu, la ville s’autonomise, c’est-à-dire qu’elle a un pouvoir d’énonciation et de mise en scène qui n’est pas la somme des pouvoirs qui la traversent et la constituent.

Guère étonnant alors que Shanghai soit l’espace-temps choisi par Hergé pour la conversion de Tintin. Si la ville est dotée d’un pouvoir d’énonciation, les régimes narratifs qui y prennent place sont d’une épaisseur inédite chez le dessinateur. Pas moins de cinq fils narratifs se tissent autour des personnages, japonais, chinois, américains et britanniques, et européens (un Grec, Rastapopoulos, et Tintin, le reporter bruxellois)[28]. La multiplicité des personnages de l’histoire impose au récit des détournements d’une part (à de très nombreuses reprises la rencontre de deux personnages fait qu’on quitte le fil du premier pour suivre celui du second), et des agencements de situations parallèles d’autre part, il est vrai, déjà classiques à l’époque d’Hergé.

Mais au fur et à mesure du récit, la succession et la juxtaposition des fils narratifs se densifie et tend à accélérer le rythme de la narration. En ressort l’impression que le rythme de cette ville « qui bouge » est davantage qu’un cadre dramatique, mais s’inscrit bel et bien comme une puissance dans le rythme de la bande dessinée, impression accentuée par le fait que les situations parallèles sont très souvent permises par les moyens de communication tels que la radio ou le téléphone. Prend toute son amplitude dans ce cadrage la mise en scène du processus de subjectivation de Tintin.

La scène du sujet

Reporter hors de l’événement, qui ne mérite pas sa gloire mais seulement « du repos », fort peu sympathique avec ses hôtes et agaçant le brave Milou… telle est la figure de Tintin au début du Lotus Bleu, que tente d’occulter l’article de la première vignette, qui fonctionne comme un écran [p. 1]. Or la dernière planche [p. 62], montre une image inversée de cette figure du héros. Il est entouré d’une famille, qui l’appelle « frère » et « fils ». Il est ému à chaque case : pleurs et rires l’animent, ainsi que son fidèle compagnon. Plus qu’un événement, c’est une scène qui a lieu ici : le jeu de champ/contre champ des images en convainquent[29]. Tintin n’est plus une simple figure de péripéties événementielles ; il est un sujet en relation avec d’autres – relations sociales et politiques, familiales et amicales. Le lecteur lui-même se prend de sympathie pour le héros, parce qu’on le voit sympathique et reconnu comme tel par les autres personnages. La dernière vignette, oblongue et suggérant la forme d’un œil, invite à prendre le même point de vue que « le père » et « le frère » adoptifs de ce nouveau Tintin.

Pour décrire le parcours du sujet Tintin dans le champ de cette aventure, nous pouvons nous pencher sur la mise en scène dont le processus de subjectivation fait l’objet dans l’espace de la bande dessinée. Ce processus est servi par des moyens techniques particuliers : Le Lotus Bleu est en effet le premier album à être édité avec des hors-texte[30] par Casterman. Le processus de subjectivation joue ici à deux niveaux, celui de la dénotation du récit, mais aussi celui de l’inscription de l’image sur la planche. De cette façon, si le héros change, le regard que nous portons sur lui aussi. C’est à notre sens le second niveau de thématisation du dispositif de Shanghai, cette fois-ci à l’intérieur même des codes de la bande dessinée.

Le premier hors-texte [p. 6] montre Tintin sur un pousse-pousse dans une rue de Shanghai : c’est le seul Européen, le seul homme assis, parmi les passants chinois. Il est entouré de caractères chinois (banderoles, enseignes, panneaux, drapeaux) évidemment incompréhensibles pour le lecteur moyen. Tintin est ici perdu dans les signes. Le deuxième [p. 26] montre cette fois une image de Tintin placardée sur un mur, au centre de l’image, vers laquelle l’œil est dirigé par un écho d’aplats jaunes. La scène représente la population chinoise passant sous le contrôle des japonais, en armes et uniformes, avec guérite et barbelés. Tintin est ici pris sous le joug du pouvoir de l’occupant, sur le mur, il ne peut sortir de la ville. Le troisième hors-texte [p. 45] représente Dupond et Dupont travestis en Chinois impériaux, suivis par la foule, et vus par Tchang et Tintin, lui-même travesti mais passant inaperçu. Il est donc des travestissements qui révèlent, et d’autres qui cachent. Sur le quatrième hors-texte [p. 59] Tintin, caché derrière un rideau, ne montre que sa tête, prise dans un halo jaune qui ressemble fort à un faisceau de lumière spectaculaire. On ne sait plus sur cette image où est le spectacle : Tintin est-il en coulisses et découvre-t-il le spectacle de la fumerie d’opium du Lotus Bleu, ou s’apprête-t-il à entrer en scène, comme le suggère le halo sur le rideau ? Pris dans le jeu des révélations et des faux-semblants, c’est finalement lui qui sera désigné comme le héros du jour, sur le dernier hors-texte [p. 60], non pas par un journaliste belge, comme dans la première coupure de presse de l’album, mais par Le journal de Shanghai[31]. Cette vignette montre en effet la Une du quotidien, avec son dossier, dans lequel on peut lire les implications sociales et politiques des agissements de Tintin, et l’on peut voir une photo où son effigie est portée par une foule de Chinois. De vu, sur son pousse-pousse, Tintin passe au statut de montré et dénoncé (sur l’avis de recherche placardé) puis de spectateur regardant les étranges étrangers, et de spectateur-acteur surpris de la scène qui se joue avec lui. De figure de papier, il passe à celle de sujet agissant. Le lecteur, quant à lui, est pris à témoin par le cinquième hors-texte, une coupure de presse relatant le triomphe de Tintin, non plus par la seule plume d’un journaliste, comme la première vignette de l’album, mais avec comptes-rendus, photos, légendes, titrailles – le lecteur, donc, est forcé de constater que le monde entier trouve Tintin sympathique : le savant chinois sauvé par lui, les shanghaiens qui portent son effigie, le journaliste aussi[32].

Autour de ces quatre temps forts de la bande dessinée, qui signalent et engagent la conversion de Tintin se sont organisées les trois « lignes de lumière »[33] qui entrent en rapport les unes avec les autres : celle du langage incompréhensible (savoir), celle de la ville infranchissable (pouvoir) et celle de la révélation inatteignable (vérité).

Didi, le « fou de Shanghai », est un personnage qui fait écho par son nom aux syllabes jumelles de celui de Tintin, assonance qui tire les deux protagonistes vers la gémellité. Shanghai est la ville de la conversion du bien en mal et inversement. Elle est aussi la ville du dédoublement et de l’échange de personnalité. Le dispositif du Lotus Bleu pose comme solidaires la question de l’assujettissement et celle de la subjectivation. Le Tintin qui s’en va de Shanghai ne sera plus le même qu’avant. Il y a une vie affective qui s’est révélée en lui et une part de lui-même qu’il laissera à Shanghai. Du processus de conversion, dont Shanghai fut le siège, nous saurons nous rappeler lorsque l’appel de l’inconscient prendra pour Tintin le nom de Tchang, dans Tintin au Tibet. En vivant et jouant des scènes dans les lignes hétérogènes des signes, du pouvoir et de la relation, Tintin accomplit donc un processus de subjectivation, qui le rend prêt à entrer dans une subjectivité propre, une famille choisie, dans une société assumée[34]. Toute chose que raconte la série d’albums suivant le Lotus Bleu… Ainsi sait-il se faire des amis qui composeront sa famille d’élection : Tchang devient son frère, les Dupondt ses cousins, et bientôt, Haddock son père, Tournesol son oncle à plaisanterie, la Castafiore même prendra place dans cette généalogie.

Il y a aussi une conscience politique qui s’éveille en lui, qui lui permet de dérouler pour Tchang le film des représentations des Européens sur les Chinois, sans pour autant le prendre en charge[35]. Ainsi Shanghai, ville du relativisme culturel, devient-elle l’espace-temps de la conversion de Tintin, précisément parce qu’il se déplace d’une culture à l’autre – déplacements opérés à chaque album suivant sans que notre héros ne reprenne jamais son rôle de bon petit colonial de ses premières aventures.

Conclusion : la portée du dispositif de Shanghai

La loi, la discipline et les mesures de sécurité sont donc toutes trois thématisées dans le Lotus Bleu. Shanghai est cette ville moderne saisie au travers de ce dispositif. C’est un espace urbain complexe et non déterministe par essence, bien que soumis à des déterminations multiples par lesquelles les acteurs prennent des positions définies dans le jeu social, politique et psychique. L’organisation des hommes, leurs relations y sont impliquées. Par le truchement et les médiations de ce dispositif, on peut lire la plupart des événements du Lotus Bleu. En conséquence, la Shanghai d’Hergé désigne :

  • la ville comme espace où le pouvoir n’est pas assignable à une instance ou à un sujet en propre,
  • la ville comme un théâtre d’action et de passion épuré de toute métaphysique,
  • la ville comme territoire surdéterminé par des processus de contrôle et de validation.

En même temps, la ville apparaît comme terrain de conquête des libertés :

  • les réseaux de la ville laissent prise au parasitage et au détournement,
  • la ville peut être sans cesse recartographiée, les frontières peuvent bouger,
  • la ville est ouverte aux apprentissages et les interactions qu’elle favorise sont le substrat des processus de subjectivation.

Au travers du nom de « Shanghai », nous constatons que ces attributs caractérisent la ville contemporaine et les rapports de pouvoir qui en émergent. Cette ville, donc, est éminemment moderne. Il semble que le dispositif du Lotus Bleu nous est très familier. Il interroge la condition urbaine. En relevant le défi de la représentation d’une ville contemporaine, Hergé soumet la bande dessinée au dispositif urbain : complexité, hétérogénéité, zones d’ombres de la compréhension investissent et transforment la ligne claire du récit et du destin de son héros. En ressort un effet de réel qui vient jusqu’à nous : ce que font les populations d’une ville, la façon dont elles se parlent, dont elles ne se parlent pas, les jeux de mise en scène qu’elle induit, les systèmes de surveillance qui la traversent, les zones qui leur échappent, les travestissements possibles, les circulations opérées, les passages obligés… mais aussi la place de la ville dans le monde, les jeux de forces qui s’y affrontent, qui la modèlent, qui la conduisent, elle et ceux qui la pratiquent… et encore l’impossibilité de la saisir en un récit, d’en prévoir les débordements, les failles, les surgissements, ce que nous appelons son devenir urbain, trop urbain – l’œuvre du Lotus Bleu ouvre à une pratique contemporaine de la ville ainsi définie : si on y entre, on ne sait pas comment on en sort. On en sort, en tout cas, différent.

Source
Initialement publié dans la revue MATERIALI FOUCAULTIANI (VOL. I, N. 1) consacrée à la Géographie du pouvoir. Pour cet article, ont contribué Matthieu Duperrex (philosophe de formation, journaliste spécialisé dans l’urbanisme et les dynamiques urbaines et rédacteur en chef de Urbain, trop urbain) ; Claire Dutrait (enseignante de lettres à l’université de Toulouse 2 le Mirail et co-fondatrice de la plateforme Urbain, trop urbain) ; François Dutrait (professeur de philosophie et membre du comité éditorial de la plateforme Urbain, trop urbain). Nos remerciements vont à Jean-Pierre Valla et Andrea Mubi Brighenti pour leurs conseils avisés et à Benoît Peeters pour ses encouragements.

 


 

[1] La concession française connaît sa première délimitation en 1849. Fusion des concessions anglaise et américaine, en 1863, la concession internationale est principalement dirigée par les britanniques. Pour une histoire des concessions, voir l’ouvrage de Marie-Claire Bergère, Histoire de Shanghai, Fayard, Paris 2002.

[2] Les deux concessions seront restituées au gouvernement de Wang Jingwei en 1943.

[3] Irresponsabilité à entendre comme refus d’une exigence de coïncidence exacte avec la réalité (science) et comme refus de rechercher à tout prix le vrai (philosophie) : l’art en général, l’art de la fiction en particulier peut se désengager de ces deux exigences… Pourquoi ? Telle est la question. Pour paraphraser Nietzsche, on pourrait dire que la responsabilité de l’art, c’est son irresponsabilité, l’art « est superficiel par profondeur ».

[4] Voir notre activité régulière d’écriture de la ville sur www.urbain-trop-urbain.fr et notre revue digitale dont le premier numéro est consacré à Shanghai : www.nocityguide.com

[5] F. Ged, Shanghai, trop Shanghai – le mugissement des sirènes, in Urbain, trop urbain (dir.), Shanghai Nø City Guide, 2011, p. 614 (www.nocityguide.com).

[6] Pour cette notion, voir Ph. Panerai–J.-C. Depaule–M. Demorgon, Analyse urbaine, Parenthèses, Marseille 2005.

[7] On est tenté d’ajouter qu’ils le sont toujours aujourd’hui, et pas seulement dans l’enceinte des traditionnels Lilongs : les destructions de quartiers traditionnels au profit de nouvelles opérations immobilières se font souvent à l’abri de murs.

** Nous utilisons les crochets et petits caractères dans le corps du texte pour référer à la pagination de l’album le plus répandu dans le commerce, tel qu’édité par Casterman à partir de 1974.

[8] Elle a été détruite en 1912.

[9] L’écologie graphique est une notion développée par Jérôme Denis et David Pontille dans leur enquête consacrée aux environnements de la mobilité, notamment à la RATP : Petite sociologie de la signalétique, Presses de l’École des mines, Paris 2010.

[10] Un dispositif, c’est-à-dire, dans un réseau stratégiquement orienté, « un ensemble résolument hétérogène, comportant des discours, des institutions, des aménagements architecturaux, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propositions philosophiques, morales, philanthropiques, bref : du dit, aussi bien que du non-dit » ; M. Foucault, Le jeu de Michel Foucault (1977), in M. Foucault, Dits et écrits II, 1976-1988, Gallimard, Paris 2001, p. 299.

[11] « La souveraineté s’exerce dans les limites d’un territoire, la discipline s’exerce sur le corps des individus, et enfin la sécurité s’exerce sur l’ensemble d’une population » ; M. Foucault, Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France. 1977-1978, Seuil/Gallimard, Paris 2004, p. 13.

[12] La notion de dispositif, nous permet – est-il besoin de la rappeler ? – de ne pas cantonner le pouvoir aux appareils d’État. « Chaque dispositif de pouvoir est un complexe code-territoire », écrit Deleuze ; G. Deleuze–C. Parnet, Dialogues, Flammarion, Paris 1996, p. 156.

[13] Voir à nouveau l’ouvrage de M.-C. Bergère, op. cit.

[14] Cf. J.-L. Déotte, Le milieu des appareils, in «Revue Appareil», 1 (2008), http://revues.mshparisnord.org/appareil/in-dex.php?id=75.

[15] C’est Deleuze qui relève encore, dans son article sur Surveiller et punir, « Un nouveau cartographe », l’usage par Foucault du terme de « diagramme » (cf. M. Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, Paris 1975, p. 202, 239), lequel permettrait de replacer la question de l’espace au niveau du gouvernement de la ville. Foucault en adopte lui-même la lecture dans Le souci de soi au sujet de l’agora des Grecs où normes et formes de conduites sont immanentes à l’organisation socio-spatiale. Cf. G. Deleuze, Foucault, Éditions de Minuit, Paris 1986, p. 42 ss.

[16] « Le dispositif est une forme de disposition, au sens où la population doit le lire comme le signe d’un certain message. Le codage dispositionnel de l’espace ne peut remplir son effet attendu sans une interprétation ou un re-codage. » ; J. Pløger, Foucault’s Dispositif and the City, in «Planning Theory», vii (2008), n. 1, p. 65. Ces propriétés de codage dans la ville introduisent la possibilité du détournement, et donc la résistance à la domination du gouvernement urbain. Le « hacking urbain » est inconcevable sans ces propriétés.

[17] Nous verrons plus loin que la technologie disciplinaire fabrique et se donne des individus. La surveillance est une fonction qui entre directement en relation avec cette fabrique. « Le contrôle des corps dépend de l’optique du pouvoir », écrivent Hubert Dreyfus et Paul Rabinow dans Michel Foucault, un parcours philosophique, Gallimard, Paris 1984, p. 226.

[18] Voir par exemple A. Mubi Brighenti, On Territorology: Towards a General Science of Territory, in «Theory, Culture & Society», xxvii (2010), n. 1, p. 52-72.

[19] « D’une façon globale, on peut dire que les disciplines sont des techniques pour assurer l’ordonnance des multiplicités humaines », écrit Foucault dans Surveiller et punir, cit., p. 254.

[20] On retrouve la thématique de la surveillance absolue sous laquelle tient le rapport de subordination : « le pouvoir disciplinaire n’est pas discontinu, il implique au contraire une procédure de contrôle continu ; dans le système disciplinaire, on n’est pas à l’éventuelle disposition de quelqu’un, on est perpétuellement sous le regard de quelqu’un, ou en tout cas dans la situation d’être regardé » ; M. Foucault, Le pouvoir psychiatrique. Cours au Collège de France. 1973-1974, Seuil/Gallimard, Paris 2003, p. 49.

[21] Les moyens développés dans la BD par les autorités de Shanghai pour discipliner les corps dépassent largement le simple calcul d’utilité visant à rendre les corps « dociles et utiles » : ils constituent une sorte de « dépense », au sens de Georges Bataille. On peut lire à ce propos un passage de La part maudite : « La victime est un surplus pris dans la masse de la richesse utile. Et elle ne peut en être retirée que pour être consumée sans profit […]. Elle est, dès qu’elle est choisie, la part maudite, promise à la consumation violente » (les italiques sont de Bataille) ; G. Bataille, La part maudite, précédé de La notion de dépense, Éditions de Minuit, Paris 1995, p. 97.

[22] Proche de la date du récit du Lotus Bleu, le massacre de Nankin (1937) se traduira par plus de 100.000 victimes, avec notamment des exécutions de masse à la baïonnette et au sabre.

[23] Cf. G. Le Blanc, Dedans, dehors. La condition d’étranger, Le Seuil, Paris 2010.

[24] Shanghai articule donc le mécanisme disciplinaire et le mécanisme régulateur, d’une façon structurellement analogue à ce que produit la Cité ouvrière du XIXe siècle. Cf. M. Foucault, « Il faut défendre la société ». Cours au Collège de France. 1975-1976, Seuil/Gallimard, Paris 1997, p. 223-224

[25] Dans son Raymond Roussel, Foucault établit une mise en parallèle éclairante de la métamorphose et du labyrinthe à travers laquelle nous pourrions lire la scène du Lotus Bleu : « L’espace rigide, barré, enveloppé de la recherche, du retour et du trésor (c’est l’espace des Argonautes et du labyrinthe) et celui communicatif, polymorphe, continu, irréversible de la métamorphose, c’est-à-dire du changement à vue, des parcours instantanément franchis, des affinités étranges, des remplacements symboliques (c’est l’espace de la bête humaine). Mais il ne faut pas oublier que c’est le Minotaure qui veille au fond du palais de Dédale, dont il est, après le long couloir, la dernière épreuve ; et qu’en retour ce palais qui l’emprisonne, le protège, a été bâti pour lui et manifeste à l’extérieur sa nature monstrueusement mêlée » ; M. Foucault, Raymond Roussel, Gallimard, Paris 1963, p. 102-103.

[26] Les trappes qui s’ouvrent sous les pieds de Tintin en sont une preuve, les situations proprement cinématographiques en sont une autre (courses poursuites, fuite par une fenêtre en passant par la façade d’un immeuble, défilé de triomphe à la fin).

[27] C’est ainsi qu’on voit Tintin saluer à la chinoise [p. 17], mais aussi marcher avec les mains rassemblées dans ses manches [p. 19, 25] dès qu’il s’habille à la chinoise. Se fondre dans le décor shanghaien implique donc l’adoption de « techniques du corps », au sens de Marcel Mauss.

[28] Les cinq fils narratifs peuvent être résumés ainsi : l’entreprise guerrière de Mitsuhirato contre la Chine ; l’entreprise de libération des fils du Dragon menée par Wang Jen Ghié ; les manigances coloniales de Dawson et Gibbons pour garder le pouvoir sur leur territoire respectif ; la résurrection de Rastapopoulos comme l’un des ennemis les plus dangereux de Tintin ; l’enquête de Tintin, qui devient sa quête de soi.

[29] La notion de « scène », mise au jour par « la critique du dispositif », permet de rendre compte des processus par lesquels la littérature fait image. On peut ainsi distinguer « l’événement », qui est pris en charge par la structure du récit, et la « scène », qui est le produit d’un agencement dynamique créé par des techniques de représentation, des stratégies discursives ou iconiques, et des visées à portée symbolique. Cf. Ph. Ortel (dir.), Discours, image, dispositif. Penser la représentation, L’Harmattan, Paris 2008.

[30] On appelle hors-texte les planches où apparaissent des cases de plus grande dimension, qui avaient, dans les premières éditions de l’album, un traitement d’impression de plus grande qualité que le restant de la bande dessinée. Dans le Lotus Bleu, les hors-texte font scène et sont prépondérants pour la description du parcours psychologique du héros.

[31] Le Shenbao, Journal de Shanghai, est né en 1895.

[32] Sous la plume du journaliste shanghaien, Tintin n’est plus ce « sympathique reporter » [p. 1], c’est-à-dire cette figure prise dans un syntagme figé, mais il est une apparition : « (…) voici que paraît devant nous un jeune garçon vif et souriant, vêtu à la chinoise. Quoi ! C’est ce tout jeune homme, presqu’enfant, qui a triomphé des terribles gangster de Shanghai ? » [p. 60].

[33] G. Deleuze, Qu’est-ce qu’un dispositif ?, in G. Deleuze, Deux régimes de fous, Éditions de Minuit, Paris 2003, p. 317.

[34] C’est sans doute sur ce point que s’arrête la possibilité de faire « jouer » les concepts foucaldiens à propos de l’œuvre de Hergé : certes, le processus de subjectivation résulte de la manière dont Tintin échappe à des tentatives pour le faire entrer sur la bonne voie (que l’on pourrait assimiler à des efforts pour l’assujettir) ; mais pour autant la subjectivité que l’auteur attribue à son héros le fait sortir de sa fonction de « personnage de BD », pour lui attribuer une « épaisseur psychologique », processus qui, bien évidemment, n’a rien de foucaldien.

[35] La mise en scène de ce récit semble utiliser le dispositif de la lanterne magique : les représentations des Chinois par les Européens défilent de case en case pendant que le commentaire de Tintin permet de les mettre à distance [p. 43].

Auparavant

Expansion

Ensuite

Frugès, cité corbuséenne

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