Un œil de sel nous contemple
Non, ce n’est pas le châtiment de la femme de Lot, changée en statue de sel, mais cela pourrait y ressembler. Il y a trois ans, le 3 août 2012, un effondrement de terrain a « siphonné » un bayou de Louisiane et mis en danger 300 habitants, la plupart ayant été contraints de déménager. Il resterait aujourd’hui quinze personnes seulement dans ce coin d’Assumption Parish, près de Napoleonville.
Dans le diamètre grandissant du trou, tous les arbres disparaissent avec fracas, aspirés par la dépression géologique. En dessous, c’est une caverne de sel, un dôme de sel ayant été exploité. Un dôme de sel est une structure naturelle, de dimension parfois kilométrique, provoquée par la remontée de sel, sédiment plus ductile que la roche, entre deux croutes géologiques. Ce phénomène, nommé par les géologues diapyrisme, date souvent du Trias, une ère comprise entre – 250 et – 200 millions d’années.
Au Bayou Corne, donc, un dôme de sel était exploité en mine par la compagnie Texas Brine (brine veut dire saumure). Cela a commencé par des bulles de méthane, de nombreuses bulles remontant à la surface du bayou… Pas de quoi s’inquiéter outre mesure dans une région où les gaz des marais sont courants. Et puis un jour, du pétrole brut a remonté. Le gouverneur Bobby Jindal a alors signé un ordre d’évacuation de la population. Le doute n’était plus permis: une fissure du dome de sel s’était produite. Texas Brine utilisait la technique de l’injection, qui est depuis des décennies en faveur dans la pétrochimie de Louisiane : de l’eau est injectée en profondeur dans les dômes de sel ; une solution salée remonte alors et s’évapore en créant des cavités, permettant à l’industrie d’extraire de l’hydroxyde de sodium (la soude), utilisé dans la fabrication de nombreux produits chimiques.
Des catastrophes de ce type se sont déjà produites, notamment en Louisiane. La plus célèbre jusqu’à présent était celle de Jefferson Island, en 1980, lorsque la compagnie pétrolière Texaco s’est aventurée – sans aucune demande d’autorisation préalable (les gens me disent que c’est assez courant ici) – à pratiquer un forage au beau milieu d’une mine de sel : une immense quantité d’eau a été drainée et aspirée dans les cavités de la mine de sel. Le vortex avait entraîné onze barges naviguant sur le lac Peigneur, comme des petits canards en plastique sont entraînés par le syphon de la baignoire. Les 55 mineurs qui travaillaient alors dans la mine de sel en ont heureusement réchappé. Le lac Peigneur, anciennement d’eau douce, est devenu salé, avec tout ce que cela implique pour les écosystèmes… Un malheur n’arrivant jamais seul, le géant gazier AGL a installé des réservoirs de stockage à l’intérieur des cavités de sel et défend toujours un grand projet d’extension de ses capacités de stockage.
Il faut savoir en effet que les dômes de sel sont doublement attractifs pour les gaziers et pétroliers. En premier lieu, le sel étant imperméable emprisonne souvent naturellement des hydrocarbures. Il s’agit parfois de poches très importantes. Beaucoup de compagnies du Golfe du Mexique ont exploité sans retenue ces filons faciles. Par ailleurs, les gisements de sel une fois exploités par des compagnies minières, les grandes cavernes souterraines peuvent trouver de nouveaux usages. Les dômes de sel sont des sortes de gratte-ciel inversés, on parle à leur sujet de structure antiforme. Pour leur propriété d’imperméabilité, ce sont des réservoirs rêvés pour les matières premières : pétrole brut, gaz, voire stockage de déchets radioactifs. En Louisiane, où les mines de sel existaient avant la Guerre de Sécession, on dénombre environ 200 cavités creusées dans des dômes de sel et ainsi exploitées comme réservoirs. Une solution de saumure isole ces matières. Le gouvernement fédéral américain a choisi les mines de sel de la Louisiane et du Texas pour stocker ses réserves stratégiques de pétrole, US Strategic Petroleum Reserve. Le système le plus sophistiqué à ma connaissance est dans la région de South Lafourche (exactement ici, pour les curieux) : les cavernes de Clovelly servent au stockage du Louisiana Offshore Oil Port (LOOP), le seul port pétrolier en eaux profondes des États-Unis, gérant 60 millions de barils.
En dépit des tests d’intégrité « mécanique » dont se prévalent les compagnies gazières ou pétrolières, avec une géologie instable, le risque de fracture et de fuite est réel. Et en cas d’activité sismique de grande échelle sur la faille de New Madrid (six fois plus grande que celle de San-Andreas en Californie), ce serait toute la Louisiane qui en pâtirait. Le dernier grand tremblement de terre, celui de 1811, avait modifié le cours du Mississippi. Le marché de la réassurance est actuellement en ébullition sur cette éventualité. Et il semblerait, comme par hasard, que les forages dans le Golfe du Mexique ne soient pas étrangers au réveil annoncé de la faille de New Madrid… Les séismes en relation avec le « fracking » (la fracturation hydraulique en vue d’extraire du gaz de schiste) sont en tout cas avérés.
Aujourd’hui, de nombreuses bulles de méthane remontent continûment à la surface de la doline du Bayou Corne. Cela s’intensifierait même. Les risques d’explosion sont toutefois contestés par les associations d’habitants qui, trois ans après l’ordre d’évacuation, ne savent toujours pas quand ils pourront retrouver leurs maisons. Mais non loin du trou, notons que passe le pipeline de gaz naturel « Florida », exploité par Florida Gas Transmission Co LLC. Il fait partie d’un réseau très stratégique, long de quelque 8800 kilomètres, qui alimente les centrales thermiques du sud de la Floride depuis le sud du Texas.
On n’en sort pas. La Louisiane fait figure de caricature d’une situation que nous avons tous en partage, que nous le voulions ou non. Le vingt-et-unième siècle est plus que jamais celui de l’entrée, inédite, du temps géologique dans l’événementialité de l’histoire des hommes !
Un documentaire est consacré à cette histoire, surtout dans ses aspects humains : « Forgotten Bayou: Life on the Sinkhole ». Dans l’extrait ci-dessous, on voit des cyprès de 30 mètres de haut plonger dans la doline. La ligne flottante jaune est là pour contenir à la surface les fuites de pétrole brut.
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