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Habiter la ville

Habiter la ville

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Dans le passé comme de nos jours, la Maison a toujours été, et elle reste encore pour l’homme le vrai refuge. Mais il n’y eut jamais, et il n’y a pas encore équivalence entre la Maison et la rue, et il n’y a, partant, ni harmonie ni unité dans la ville — Mondrian

L’acte d’habiter réalise la communion de la terre et du ciel — Heidegger

Les gratte-ciel n’ont pas de cave. Du pavé jusqu’au toit, les pièces s’amoncellent et la tente d’un ciel sans horizon enclot la ville entière — Bachelard

Se trouver chez soi quelque part, c’est ce qu’habiter veut généralement dire. D’une relation au lieu comme espace familier et pris « à demeure » — ce que l’habitation désigne —, un espace se trouve donc élu comme foyer du temps : on y dure… Point de sédentarisation, la ville l’est dans sa définition même, à rebours des « machines nomades » (Gilles Deleuze) que sont les campements barbares. La ville enceinte avançait justement ses bastions et fortifs contre le désir d’invasion et de pillage des nomades.

On sait toutefois que la porte de la ville, comme la porte de la maison, sépare et relie à la fois ; elle ferme comme une frontière, mais elle s’ouvre sur la mobilité. Avec l’habitant défini comme « usager » de la ville, se dessine une ville métaphorique par ses usages, qui se superpose à la première, bien matérielle, et la réfléchit par les pratiques de l’espace. Une compétence de l’espace appartient à l’habitant, avec une intensité plus ou moins grande de cette présence à l’espace urbain (Régine Robin).

Mobilités, tourismes, migrations : leur intrication avec le résider et l’habiter, l’espacement qu’ils introduisent entre les deux conduisent à définir différents « droits » à la ville (Henri Lefebvre). La ville a ses lieux qui sont des lieux-mouvement. Et inversement, des espaces publics peuvent être pensés en termes d’habitabilité. Local, territorial, global (mondial) : tout habitant n’est certes pas doté de cette pluridimensionnalité, mais beaucoup le sont aujourd’hui dans les villes occidentales. L’habiter est devenu poly-topique.

La ville est donc une limite ouverte sur l’illimité — espace aussi, dans l’histoire des nations, des libertés civiques (Olivier Mongin). Habiter la ville revient à recevoir en héritage cette singulière puissance d’échappement (Merleau-Ponty) dans la clôture de l’espace.

Mais habiter, c’est pourtant se fixer, avec tout ce que le pronominal implique, et c’est occuper une place, parfois au détriment d’autres prétendants. La ville est un groupe d’habitations. Que se passe-t-il quand l’espace est plein ? A-t-on songé que c’est le cycle des morts et les actes notariés qui font que la ville continue de vivre et de se transformer ? L’habitat constitue un bien convoité et de fait, habiter est un acte d’appropriation. Mais d’une appropriation qui ne se résout pas dans la consommation. Avec l’habitat, il y a le Jus, le droit qui définit et protège l’accès et la jouissance à l’espace.

Foncier, l’espace devenu « lieu d’établissement » prête un fonds — fondation, socle — à l’entreprise de valorisation des relations urbaines, et ce jusqu’à l’accumulation capitalistique qui finit par nier l’espace lui-même, par la mise en relation de points de villes partout dans le monde : la City financière de la globalisation (François Ascher ; Saskia Sassen). Ville « créative » (Richard Florida), elle fait entrer au premier chef dans ses stratégies l’économie de la culture et des connaissances. On identifie et s’efforce de capter une « classe créative », et les politiques locales de définir des conditions d’attractivité pour la sédentariser, la faire habiter là, et donc générer de nouvelles autochtonies qui peuvent, à leur tour, mettre en évidence de nouvelles fractures — « gentrification » et ville à trois vitesses (Jacques Donzelot).

Bien sûr, l’activité économique qu’une ville est capable de générer est déterminante. Rappelons cependant qu’on use du mot commerce pour qualifier tant la transaction économique, que le dialogue démocratique, d’échelle horizontale. Le droit aux habitants, le droit à l’espace à l’échelle de la ville, le droit à la ville : est-ce donner droit à des pratiques, à des capacités de transformation, à un imaginaire productif et aménageur de la ville ? L’aménagement — transformation intentionnelle de l’espace — et l’espace à ménager — à la protection duquel nous sommes obligés, en dette —, et puis celui qui nous ménage, l’espace de commodité de l’habitation (Thierry Paquot)…

À l’horizon de ce questionnement, il s’agit de rendre non seulement la ville mais la Terre « habitable » (Bruno Latour ; Isabelle Stengers). Au sein de la trame immaîtrisable de relations urbaines de toutes sortes, se dessine un « milieu ». L’urbain est en effet devenu un « milieu » — environnement, oikos (habitat en Grec), écologie… Aujourd’hui, les intensités dont le milieu urbain s’agite doivent être régulées au nom d’enjeux supérieurs : l’OMS en veut qualifier les influences positives ou négatives sur la santé humaine… L’habitat devient ainsi une notion rapportée à une population, un collectif, une espèce. La ville est décryptée en « facteurs » d’influence et de risque pour des populations : enfants, personnes âgées, femmes, migrants, handicapés — on segmente.

L’âge du « care », du « prendre soin » (Michel Foucault) se développe dans la métropole occidentale contemporaine. Il est une entreprise, très largement en cours, de réduction du conflit inhérent à la ville. Les clivages de classes, entre justice et injustice de l’espace, constituent une grille de lecture obsolète pour le politique, qui se questionne davantage sur l’arbitrage de son action entre civilité (habiter sans heurt) et urbanité (habiter ensemble). « Résider » se faisant toujours au voisinage de quelqu’un d’autre, la mitoyenneté et le côtoiement subis (grands ensembles) ou choisis (communautés fermées) débouchent sur une conflictualité sourde de l’espace urbain. D’où la question des seuils et les conflits aux jointures, ou bien plutôt dans la labilité et le flou des séparations (le quant à soi sur lequel l’autre déborde).

Après tout, les pratiques déviantes (incivilités notamment) sont, de même que les efforts de patrimonialisation, un mode d’ancrage dans la ville et de territorialisation symbolique. Le problème du tiers espace du périurbain réside peut-être là, dans cette absence de territorialisation symbolique. Pourtant, de façon structurelle, le phénomène urbain ne produit pas seulement de la ville générique (Rem Koolhaas) à l’endroit de laquelle on peut douter de quelque chose comme la permanence de « la ville » (Françoise Choay). Il produit aussi des complexes architecturaux à destination neutre de toute vie « qui reste », tels les Data Centers, les infrastructures logistiques et les aéroports (Nogovoyages). Supposons la ville repensée à l’échelle globale de l’infrastructure logistique, il serait alors très difficile de pallier l’absence généralisée de relations humaines dans un univers aseptisé de la transaction de marchandises. Un monde containérisé est-il l’avenir de la ville ?

Entre quelques blocs d’habitat et d’activités se faufilent les urbains. Et de bloc à bloc, s’emboîtent les conduites du vivre et les dispositions infinies de l’habitat, régulier ou transitoire. Les espaces familiers ne deviennent pas nécessairement « intimes » à celui qui les connaît, les vit et y réside le temps d’une « station ». Ils peuvent être « extimes », même si l’on y passe presque tout l’espace de temps disponible, comme au bureau par exemple. Finalement, la condition de l’homme est d’habiter « en passant » (Jean-Luc Nancy). Les passages et les traboules figurent cela fonctionnellement et concrètement dans l’espace urbain.

Reste celui qui, dans la ville, n’a pas droit à cette condition commune de l’habiter. Occuper une place qui n’est a priori la place de personne, comme devenant sa place — c’est comme changer de nom et s’efforcer de rattacher aux conditions d’incertitudes matérielles et symboliques vécues une forme de construction identitaire. Le mal-logement est comme l’expression euphémisée du mal-être ; il ne définit pas la situation de quelqu’un qui n’a plus de place, mais justement celle de quelqu’un devant habiter l’inhabitable…

Cityplanner

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