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Le clochard, la ville est une arène #2

Le clochard, la ville est une arène #2

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Pour raconter comment je suis arrivé jusqu’ici ils n’auraient pas assez de pages dans leurs journaux, pas assez de mots dans leur langue même en empruntant ici et là, d’ailleurs ça se fait, mais c’est surtout les sensations que j’ai éprouvées pour lesquelles les paroles manquent.

— Il est installé là depuis des années, devant le centre commercial Italie 2. Je le croise depuis toujours.

D’ailleurs je n’ai plus parlé depuis des années et c’est mieux comme ça. Je ne parle même pas à mon chien, nous regarder nous suffit. Je ne parle surtout pas aux gens pour qui j’ouvre la porte : il y a un supermarché au sous-sol du centre commercial alors souvent les gens sont chargés, j’ouvre la porte, je les regarde, et je la referme sans dire un mot.

— C’est incroyable combien son visage s’est transformé avec le temps ! On dirait qu’une croute de peau l’a recouvert, ça doit être l’alcool…

Je lis dans leurs regards aux gens ; ils sont gênés, ils baissent les yeux, ils posent une main sur la vitre pour se faire croire qu’ils l’ont eux aussi un peu ouverte la porte, mais c’est faux. Tout ça pour ne pas avoir à me regarder, à me dire merci ou pire : à me faire face. Moi je les regarde être gênés, être honteux, je me nourris de ces instants – alors comme ça il n’y a pas que moi qui ai honte, vous aussi… Leur argent finalement peu m’importe. Je regarde tranquillement et avidement leur honte. Je l’absorbe, je m’en nourris, c’est elle qui devient ensuite ma joyeuse compagne, le soir, la nuit, avec mon chien, mes couvertures, mon repas froid.

— Ses traits sont tellement cachés qu’on ne remarque même pas que c’est un asiatique, ses traits ont disparus dans la carapace de sa peau.

Les gens sont rentrés chez eux depuis longtemps, au chaud, devant la télévision, avec leur famille et moi je reste là, pas loin de ma porte. Quel besoin aurais-je de changer de place ? Il n’y a rien à voir dans votre monde, tout n’est que redites, comédies grotesques jouées mille fois, c’est toujours trop ou trop peu, jamais une seule des conversations que je surprends depuis mon coin ne m’apprend quoi que ce soit sur l’humanité. Quel besoin aurais-je de lire des journaux ou même des romans ? Ce que j’ai vécu pour arriver jusqu’ici, ce que ma vie a été, c’est une histoire tellement longue que je n’ai pas assez du reste de mes jours pour la raconter.

— Je pense qu’il n’a même pas de papiers, que tout le monde l’a oublié ; les flics ne le contrôlent même pas, il fait comme partie du paysage. Je me demande même s’il parle français.

Mais non je n’ai pas de papiers pas de nom pas de famille laissée derrière moi, non pas même une seule vieille tante ou un cousin éloigné, ils sont tous morts, mon village entier est mort sous mes yeux, et il ne me reste que le temps à compter pour bien ressentir la longueur et la fadeur de la vie – je les éprouve à chaque seconde tandis qu’ils l’oublient derrière leurs petites mascarades. Moi je ne mens pas, je répète chaque jour les mêmes gestes, aux mêmes heures, je ne prends même pas la peine de boire de l’alcool, de fumer du tabac car j’ai perdu le goût, le goût de vouloir me faire croire que la vie a un autre sens que celui de passer.

L’énergie qui m’a permis d’arriver jusqu’ici, de nager, de ramper, de résister à la soif, à la faim, de m’accrocher des heures durant sous des camions, de marcher des nuits entières pour ne pas mourir de froid, toutes mes errances pour arriver là ne m’ont pas donné d’autre leçon que celle-ci : par habitude, il faut survivre.

En silence, face au monde.

Sous vos yeux.

Si seulement j’étais assez important pour vous culpabiliser ou vous rappeler à l’ordre mais bien sûr que non, ce n’est pas vous qui me voyez, c’est moi qui vous regarde.


La ville est une arène où les hommes sont dissous, c’est la série de l’été sur Urbain, trop urbain. Dix rencontres entre les textes de Jessica Bierman-Grunstein et les dessins de Sébastien Mazauric, alias Uttarayan… … à suivre par ici.

Auparavant

Boubacar, la ville est une arène #1

Ensuite

Shamshad – la ville est une arène #3

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