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Le lendemain de la veille urbaine #25: la psyché

Le lendemain de la veille urbaine #25: la psyché

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Le lundi matin à heure fixe, Urbain, trop urbain donne sous forme de chronique un petit résumé des meilleurs liens glanés sur Internet lors de la semaine écoulée. Le fonctionnement est simple : le taux de consultation des URL diffusées sur notre compte Twitter fait le partage statistique, charge au rédacteur de trouver un fil rouge dans les liens ainsi sélectionnés par cet arbitraire de l’audience…



Les pédagogues, les éducateurs, l’Eglise, les innombrables organismes sociaux,

qui en Suède encadrent de fort près la communauté, s’interrogent anxieusement

sur les causes de cette étrange explosion. Le fait en soi n’est d’ailleurs pas nouveau.

Tous les samedis soir, les mêmes scènes de bagarres se produisent dans le centre de Stockholm

et des principales villes de province. C’est la première fois cependant que ces incidents atteignent

une telle ampleur. Ils présentent un caractère presque « kafkaïen » d’angoisse.

Car ces mouvements ne sont ni concertés ni prémédités ; la manifestation n’a lieu ni « pour »

quelque chose ni « contre » quelqu’un. Inexplicablement, des dizaines, des centaines, et lundi

des milliers, de jeunes gens se trouvent là. Ils ne se connaissent pas entre eux, ils n’ont rien

de commun que leur âge, ils n’obéissent ni à un mot d’ordre ni à un chef. Ils sont, dans toute l’acception

tragique du terme, des « rebelles sans cause ». Pour l’étranger, qui sous d’autres cieux a vu des enfants

se faire tuer pour quelque chose, cette bagarre dans le vide paraît aussi incroyable qu’incompréhensible.

S’il s’agissait même d’un joyeux canular de mauvais goût pour « faire un peu peur aux bourgeois »,

on se sentirait rassuré. Mais les visages de ces adolescents sont fermés et mauvais. Ils ne s’amusent pas.

Ils explosent tout à coup dans une folie de destruction muette. Car ce qu’il y a peut-être de plus

impressionnant dans leur foule, c’est leur silence. [1]

Voici un épisode de violence sans lendemain dans une civilisation bien ordonnée, que Roger Caillois mentionne comme étant un cas de résurgence des « puissances de vertige ». C’est-à-dire, pour reprendre sa catégorisation des figures anthropologiques du jeu, que quelque chose dérape dans l’espace domestiqué, où d’ordinaire l’extase, la pantomime et les convulsions héritées des sociétés primitives ne sont que « jouées » et ce de façon très atténuée. Nous « fêtions » justement cette semaine l’anniversaire des émeutes de Brixton, le 11 avril 1981. Il y a 30 ans. Et le 12 avril 1986 — 25 ans déjà — fermait l’Usine de Montreuil, ce qui donna lieu à une confrontation violente de punks avec la police.

Le désir habituellement cadenassé trouve une expression violente. Il est geyser. La belle stabilité des conventions urbaines, son espace normatif bien compris et intégré peuvent, comme le dit Isabelle Stengers, être mise en question dès lors qu’on a compris que la ville moderne s’est définie contre la complexité et « a transformé en trouble, en désordre, en pathologie, bref en menaces, tout ce qui peuplait les anciennes villes, où le public et le privé ne s’opposaient pas mais s’enchevêtraient. »[2] La ville sous camisole — ou plutôt sous cloche d’étouffer de complications jésuitiques à offrir des libertés — est alors saisie d’un soubresaut.

Le refoulement et la censure — celle par exemple d’une mémoire collective à Berlin ou à Pékin — sautent. Une faille psychique se révèle ainsi dans sa crudité. Car d’être sans voix, les vies rendues invisibles des existences hypothéquées par la violence sociale, ou simplement rendues vulnérables par la maladie, ne peuvent généralement « répliquer », répondre à leur condition. « Ce n’est pas l’invisibilité qui crée l’absence de récit mais bien le trou lacunaire dans les récits, produit par la structure de relégation ou l’effacement des récits par la fermeture de toutes les structures auditives, qui engendre la véritable invisibilité du subalterne, du précaire ou de l’exclu. »[3]

Comme Stendhal, nous promenons un miroir — mais à la différence du romancier romantique, c’est le long d’une ville dont nous ne pouvons aujourd’hui maîtriser la géographie. Sa psychè nous est en fait davantage étrangère encore. Placer la ville sur le divan n’est pas chose aisée. Comme une chambre d’adolescent trop bien rangée, elle intrigue par la dévastation potentielle que sa surface tranquille n’expose jamais, ou presque. Il y a comme un flottement dans les apparences qui pourrait réverbérer dans notre miroir une indicible noirceur.

La ville est parfois vécue comme une névrose qui rampe, un Moloch qui broie les consciences. Avez-vous remarqué ? On ne plaisante pas souvent avec la psyché des villes. L’Agence nationale de psychanalyse urbaine sonde heureusement pour nous l’inconscient de l’aménagement urbain. La cure analytique a pour objet, en ce cas, de libérer les désirs latents des habitants. Au débouché de cette démarche, il y a peut-être le « plus-de-jouir » d’une plus-value immobilière imaginaire que nous offre l’organisation artistique Hypothetical Development Organization à la Nouvelle Orléans. Une Agence de fantasmes urbains propose aussi ses services libératoires.

Aux non-lieux du paysage urbain répondent de terribles solitudes morales. Allez-vous inscrire un « Follow us » sur votre maison pour rompre cette solitude ? Argonaute moderne ou Robinson sur son île de béton, le solitaire se noie plutôt, quand il le peut, dans l’activité industrieuse, seul point de raccrochement à une condition moyenne, supposée la meilleure pourvoyeuse du bien-être. Comme le dit Hume, « nous ne pouvons former aucun désir qui ne se réfère pas à la société », et le développement des sentiments moraux comme l’assouvissement des passions individuelles ne font qu’un dans le dispositif de l’économie libérale. Ainsi que l’écrit Perec dans sa défense de la nonchalance, « la vie tout entière est faite de bribes, fragments morcelés d’une expérience à peine entrevue, jamais atteinte ; ses rêves se brisent sur une réalité qui ne lui appartient pas ; il ne peut que vivre dans cette cassure, dans cette fracture : il peut l’aménager, peut-être, mais la résoudre, non. »

L’architecture a dans l’ensemble perdu son engagement utopique à travailler sur la psychè des villes. Nous passons pourtant notre vie à l’intérieur des bâtiments, nos pensées déterminées par leurs murs. Mais peu d’études portent sur les implications psychologiques de l’architecture, si ce n’est quelques imbéciles explorations cognitivistes. Dans son essai intitulé Exodus, or the Voluntary Prisoners of Architecture (1972), Rem Koolhaas décrivait ironiquement la possibilité d’une nouvelle architecture utopique qui, « contrairement à l’architecture moderne et à ses désespérés succédanés, (…) n’est ni autoritaire ni hystérique : elle est la science hédoniste qui dessine des équipements collectifs répondant pleinement aux désirs individuels ». Jan Gluszak, architecte utopiste polonais… et schizophrène des années 1960 aurait volontiers adhéré à sa conclusion : « le temps a été supprimé. Rien n’arrive jamais ici, mais l’air est chargé d’allégresse ».

Après avoir promu la notion de « résilience » urbaine, il est à la mode aujourd’hui, d’évoquer la « remédiation » dont la ville en panne peut faire l’objet, en exploitant les friches et dents creuses et bien sûr, en ajoutant ci et là quelques plantes. Comme sur une pierre tombale, en somme… Pourquoi faut-il que les latences de la ville effraient à ce point nos gardiens ? Il y a selon moi dans ces hypothèses de résolution du « trauma » urbain quelque chose des jardins familiaux que l’Église inventa pour faire reculer l’alcoolisme des ouvriers et avancer la paix des familles en même temps que l’hygiène.

Cette façon de prétendre « prendre soin » de nous fait sourire, tant elle manque son véritable objet : la santé de la ville. Ainsi, pour ne prendre qu’un exemple, le constat que les enfants ont disparu de l’espace public de nos villes européennes et sécurisées devrait nous faire sérieusement réfléchir. À Shanghai, un petit fait divers significatif s’est récemment produit : un homme ne supportant plus les disputes et chamailleries dont sa parenté était devenue coutumière, est monté avec une échelle sur le faîte du Waibaidu Bridge. La police l’a bien évidemment délogé. C’est ainsi qu’un « signal urbain » est utilisé comme outil de médiation d’un problème familial… On devrait là aussi réfléchir plus avant sur cette vertu inédite du monument. Ce sont des pistes qu’une authentique psychanalyse urbaine (et pas une pour rire) aurait pour charge d’examiner.

Faut-il se risquer sous les bombes pour y voir plus clair ? En dépit du caractère esthétisant du documentaire qui la rapportait, la création d’un skatepark à Kaboul pour aider des adolescents traumatisés par la guerre m’a beaucoup intrigué, tant était forte cette puissance métaphorique de la glisse urbaine dans une ville meurtrie, accidentée, chaotique.

La semaine dernière, parmi les beaux liens urbains, il y avait aussi…

Les sentiers de l’utopie, le film http://ow.ly/4x2Yq // Gaston Bachelard, mort en 1962, était encore enregistré comme locataire il y a deux ans à l’OPAC! http://ow.ly/4x73y // La voiture d’affichage libre, à Empalot http://ow.ly/4x2Ov // Des histoires racontées dans le taxi qui coïncident avec les images urbaines du trajet http://ow.ly/4xqnL // Voici 50 ans, Yuri Gagarin était le premier homme dans l’espace http://ow.ly/4xVPM // Journal d’un urbaniste poète et identité nationale http://ow.ly/4ye3V // Sao Paulo — Citytellers, by Francesco Jodice http://ow.ly/4xUFM // Le Corbusier dans les détails http://ow.ly/4xZpZ // Les cinq sens et la ville, la question du toucher http://ow.ly/4ygGC // Pas tous les jours facile de recevoir un monument à la maison http://ow.ly/4zWsu // La publicité qui chiffonne la ville http://ow.ly/4xrKt // Un catalogue des techniques du  street art http://ow.ly/4yj0p // Revitalisation urbaine par de vieilles recettes http://ow.ly/4yjNe // La ville en boîte http://ow.ly/4yPqQ // Utopies et dystopies de la transparence http://ow.ly/4yPu1 Eisenstein et l’architecture de son temps // Une résidence pour vieux http://ow.ly/4ypz4 // La carte littéraire de Manhattan http://ow.ly/4yQdK // Trois immeubles curvilignes http://ow.ly/4yR0x // Prière de ne pas uriner http://ow.ly/4zW1r // Des poulets sauvages partout à la Nouvelle-Orléans http://ow.ly/4Adus // Le travail de l’architecte Andrew Geller, années 1950 http://ow.ly/4ANS0 & http://ow.ly/4AO7k // Superbe proposition de parasitisme architectural à Canary Wharf http://ow.ly/4zWor

***

[1] Le Monde du 5 janvier 1957, à propos d’une émeute « sans raison apparente » à Stockholm, cité par Roger Caillois, Les jeux et les hommes, Éditions Gallimard, 1967, pp.365-66.

[2] Isabelle Stengers, « Réinventer la ville ? Le choix de la complexité ».

[3] Guillaume Leblanc, « Une voix à soi ».

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L’ho perduta — Relations urbaines #11

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