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Effets de Pierre Ménard à Buenos Aires en décembre 2012

Effets de Pierre Ménard à Buenos Aires en décembre 2012

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(témoignage)

Je sais qu’il est très facile de récuser ma pauvre autorité. J’espère pourtant qu’on ne m’interdira pas de citer deux hauts témoignages. La baronne de Bacourt (au cours des vendredis inoubliables de qui j’eus l’honneur de connaitre le regretté poète) a bien voulu approuver les lignes qui suivent. La comtesse de Bagnoregio, un des esprits les plus fins de la principauté de Monaco (et maintenant de Pittsburg, de Pennsylvanie, depuis son récent mariage avec le philanthrope international Simon Krautzch) si calomnié, hélas, par les victimes de ses manœuvres désintéressées, a sacrifié « à la véracité et à la mort » (ce sont ses propres termes) la réserve princière qui la caractérise, et, dans une lettre ouverte publiée par la revue Luxe, m’accorde également son approbation. Ces titres de noblesses, je pense, ne sont pas insuffisants.

J’ajoute à cela pourtant que depuis bien avant ma naissance et au plus proche d’elle aussi, et par quelque orbe qu’on la considère, on y trouvera les raisons qui font qu’aujourd’hui je mène l’enquête qui me préoccupe sous l’égide de la Croix du Sud (la constellation que l’on peut observer à l’orée du firmament depuis Buenos Aires, et encore, seulement à partir de 3h de la nuit, et non la revue littéraire qui fit connaitre l’inventeur de Pierre Ménard à la sphère parisienne au début du siècle précédent, encore que l’une n’empêche pas l’autre). L’allusion à mainte chèvre trouvera peut-être ici sa résolution, souhaitons que cette affaire s’achève en miel et lait d’Amalthée, comme elle a dû certainement commencer, ou en dulce de leche pour le moins. Quoi qu’il en soit un récit que ma mère aurait pu faire en vers en témoigne partiellement (et comment pourrait-il en être autrement) — une épopée relatant les partages du monde et les tracés subjectifs de l’équateur du temps où les polarisations étaient aussi soudaines qu’incongrues, qui me jetèrent définitivement dans l’hémisphère sud de mon âme partagée. Cela je le compris en visitant le Planetario de Buenos Aires lors d’une session en rattrapage de saison que je m’imposai pour des questions d’hygiène manifeste, mentale s’entend. Mais passons sur ces aléas qui ne concernent que très peu le distingué lecteur de ces lignes.

Il nous faut commencer par reconnaitre que les recherches que fit Jorge Luis Borges lorsqu’il n’était encore qu’employé dans une bibliothèque municipale, entre 1938 et 1946, sur la vie et l’œuvre du Français qui nous préoccupe s’avèrent très incomplètes, comme en témoignent les enquêtes publiées depuis, lesquelles sont malheureusement plus fallacieuses les unes que les autres, mais permettent néanmoins d’attester du caractère polymorphe du personnage. Notez que le terme de personnage doit être pris ici comme un abus de langage que m’autorise au moins la langue française que j’ai l’ineffable chance de partager avec le second écrivain du Quichotte comme avec un certain nombre de bibliothécaires mais aussi d’artistes, parmi lesquels Christian Boltanski, dont l’incongruité de l’apparition du nom ne manquera pas de surprendre parce qu’inscrit au registre ici comme celui d’un immigré auquel on n’aurait pas encore donné droit de séjour dans cette enquête, impression passagère dans laquelle certaine nation se plaît à se vautrer, alors que la même faisait chanter à l’Amour il y a 250 ans avec conscience fine « vous verrez qu’à la fin chacun aura son prix ». Le terme donc, est abusif puisque la suite de cette note fera état des effets bien réels du personnage sur la bibliothèque dont Jorge Luis Borges fut le directeur de 1955 à 1973, rien moins que la Bibliothèque nationale, sise à Mexico 564, qui n’est d’ailleurs plus une bibliothèque mais une académie de musique depuis que celle-là s’est déplacée pour la seconde fois, en 1993, dans un bâtiment brutaliste auquel l’écrivain œuvra sans en voir l’achèvement — phrase qui prend des répercussions quasi infinies dans son cas, les dés de sa vie et de son œuvre semblant abolir le hasard à chaque lancer.

Les faits, les voici. Comme je me trouvai, précisément, dans la rue Mexico en direction du Rio de la Plata et que j’avais décidé de ne pas emprunter la rue Venezuela, paradoxalement plus au nord, dans l’intention à peine formulée en moi encore et néanmoins ferme puisqu’elle y dirigeait mes pas, de vérifier la rotondité de la terre et sa partition en hémisphères et méridiens qui donneraient enfin à mes oreilles la raison d’être de cette musique résonnant en écho dans des hémisphères noués en droite et gauche, ceux-là, de mon cerveau, je pris en filature, comme l’aurait fait Pierre Ménard lui-même, un homme. Mais l’allusion à Pierre Ménard est ici certainement trop abrupte, parce qu’il aurait fallu d’abord prendre le temps de comprendre que celui-ci, à moins que ce soit le même, est bibliothécaire dans la région parisienne depuis la fin du XXème siècle, et circule parfois sous un nom d’emprunt tel un immigré cherchant à passer inaperçu certainement dans la foule des indigènes installés qui font circuler les individus comme des manteaux suspendus le longs de couloirs interminables de bâtiments ayant perdu leur fonction première. Images rappelant tout autant les hommes à chapeau de René Descartes que les manteaux suspendus de Christian Boltanski l’un et l’autre faisant du manteau la marque de l’exotisme le plus bridé, peut-être parce que ni l’un ni l’autre n’a considéré le regroupement familial des immigrés comme une possibilité de circulation dans des couloirs partagés.

Les manteaux suspendus de l’exposition Migrantes, Buenos Aires/Boltanski

Je commençais la filature de cet homme. Plus précisément un homme et sa fille, qu’il tient par la main malgré la chaleur moite de ce mois de décembre. Il arrive qu’ils se lâchent aux aléas des trottoirs : passant arrivant en face, poubelles placées là aux coins de la rue et non encore triées par les cartoneros ni ramassées par les services municipaux œuvrant pour une ville verte dans une filiation chromatique avec Thays, qu’on nomme selon les hémisphères Carlos ou Charles, urbaniste arboricole, français, lui aussi, à Buenos Aires, qui implanta là les odorifères jaracandas entre autres maintes essences tropicales qu’il agença en parcs, allées et jardins, pour faire de cette ville à l’histoire européenne un réservoir de couleurs jaune et mauve avec une kyrielle de verts et quelques pointes de rouge, demandant pitié aux hordes de véhicules quadrillant le plan de bien vouloir relâcher la grille pour honorer la spirale des branchages entremêlés. Puis les mains se retrouvent dans la moiteur de l’après-midi.

L’homme, râblé, doit mesurer 1m50 et peser dans les 85 kg. Cheveux noirs. Polo bleu pâle, pantalons marron et chaussures fourrées malgré les 30° ambiants — indice que les saisons sont attachées aux noms des mois qu’on leur donne de façon sphérique, mais auxquels selon la moitié subie ou choisie, s’associent des sensations opposées, que nous transportons avec nous à notre esprit défendant, ce qui est visiblement le cas de ce père ramenant sa fille de l’école, tenant trop, certainement aux sanglots longs des violons de l’automne en plainte du mois de mai et à toute cette poésie saisonnière tombée ici en obsolescence ou prenant des atours exotiques inattendus — à part celle de l’enfer inéluctablement, qui lui est universel, comme nous l’enseigne l’histoire resurgissante de l’Argentine, où qu’on le situe. La fille a une petite dizaine d’années, cheveux longs et noirs attachés en arrière par un élastique rose. Blouse blanche d’écolière sous laquelle on devine un short trop serré et un t-shirt de même pour ses formes printanières — et l’automne des Lolitas est bien triste parfois, comme le rapporte un transfuge de la littérature, passé du rouge au blanc, se permettant de se trouver partout chez lui sans plus considérer les questions administrées sous les ampoules peu éclairantes. Les deux ont la peau cuivrée. L’homme salue un jeune homme arrivant en face arborant un maillot de football blanc avec une inscription rouge en levant le poing. L’autre lui répond par un visage qui s’illumine sous la brosse de ses cheveux. Je rapporte tout cela pour que le moindre détail, dont la pleine signification m’échappe encore, soit néanmoins consigné. Mais l’essentiel est à venir.

Après le passage du supporter de Riverplate, donc, le père et la fille s’échangent des mots et évaluent leur permutation possible : zapato/zapatito ; naranja/mandarina/limon/blanco ; vestido/pantalon ; calor/frio. Certains lecteurs auront peut-être déjà saisi la subversion et la violence du jeu qui se tramait là. Pour les autres et pour ceux-là, les faits sont là quoiqu’il en soit. Car c’est lorsque le père et la fille passent devant le 564 de la calle Mexico et s’avancent encore vers Bolivar que je décide de les perdre, ou eux moi, allez savoir. Mais leurs formules ici prononcées devant le temple de Jorge Francisco Isidoro Luis Borges Acevedo, la bibliothèque des bibliothèques, la centrale entre les deux autres, devenue mais n’étant déjà plus une académie de musique, dont il faisait son miel d’écriture après avoir cessé d’inspecter les lapins et des volailles argentines — leurs formules sonnent soudain en correspondances secrètes. Et, alors qu’ils prennent, l’Œdipe et l’Antigone, la voie de l’indépendance, je m’avance dans la bibliothèque et vois soudain l’envol des livres sous la coupole, chacun prenant la place et le sens de l’autre dans l’espace illuminé de la verrière par de gros grains de poussières difractant les atomes déclinant, s’entrechoquant à l’occasion et créant des mondes aussi neufs qu’attendus.

Je comprends alors que je suis Pierre Ménard et sa fille depuis Piedras, et que l’exil individuel des œuvres ouvertes me ramène à l’exact instant du choix renouvelé des mots piochés dans les livres envolés.

Les livres envolés à l’ancienne Bibliothèque Nationale, de l’exposition Flying Books, Buenos Aires/Boltanski

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Auparavant

Leçon d’astronomie dans un parc

Ensuite

La ville et la vague

1 Commentaire

  1. […] nous nous emboitions pour ainsi dire le pas autour de l’épiphanie éternellement recommencée de Pierre Ménard amplifie la portée de ce questionnement. Comme l’œuvre du Quichotte […]

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