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Incidences du boulevard Pierre Ménard à Marseille

Incidences du boulevard Pierre Ménard à Marseille

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La scarpologie a pour objet l’étude des relations qu’il y a
entre la destinée d’un individu et la manière dont il use
la semelle de ses souliers. C’est une science encore un peu jeune.
Les scarpologues sont peu nombreux ;
dans la rue où je demeure il n’y en a qu’un : c’est moi.

Henri Roorda, Les Saisons indisciplinées

Olivier Hodasava a déjà décrit le boulevard Pierre Ménard, situé aux confins du onzième arrondissement de Marseille. Avec la seule aide de Google Street View, il établit des constatations que je vérifie dans la pratique sur la dimension de cette voie, son voisinage avec celle — de chemin de fer — de Marseille-Aubagne, la banalité de son bref tracé de bitume, le détail de ses bas-côtés, la passerelle piétonnière qui l’enjambe…

De cette exploration virtuelle, anodine et troublante, Olivier Hodasava infère un raisonnement sur l’identité et le double. À juste titre sans doute : Google invente une doublure du monde. Car, qu’est-ce qui nous empêcherait de dire que ce boulevard Pierre Ménard n’est pas le même, exactement le même que celui sur lequel je marche à présent ? Lui qui surfe là-bas et moi qui vais ici utilisons sensiblement la même chaîne de référence, reconnaissons de semblables balises, embrassons l’espace au travers d’une grille sémiotique analogue. Nous connaissons tous deux le boulevard Pierre Ménard.

Que nous nous emboitions pour ainsi dire le pas autour de l’épiphanie éternellement recommencée de Pierre Ménard amplifie la portée de ce questionnement. Comme l’œuvre du Quichotte strictement réécrite, les écritures de « Pierre Ménard », ici sur la plaque signalétique de métal et là-bas dans la fenêtre de pixels d’un navigateur Internet, demeurent radicalement neuves et originales. Chacune pourrait prétendre donc à l’existence pour elle-même et à la faveur du système de repères qu’elle embarque avec son appellation. Cependant, il est possible, logiquement parlant, d’affirmer la stricte redondance des jugements qu’un mode de connaissance ou un autre serait capable de produire sur ce qu’est, en vérité, le boulevard Pierre Ménard. « Le viaduc du quartier de la Pomme est dangereux à emprunter à pieds. » ; « La petite gare tient ses volets presque toujours fermés. » ; « À l’arrêt de bus, l’attente est interminable, comme partout à Marseille. » ; Ou : « Sur le talus du boulevard donne le portail métallique d’un jardin. » Tous ces énoncés sont pareillement falsifiables ou vérifiables, que l’on procède à partir de Google ou par enquête piétonnière… La raison en est que ce sont des hommes « entiers » qui conduisent ces requêtes sur l’existant : on ne saurait dire que le cyber espace est juste mais qu’il n’a pas de corps.

Aussi, nier par réalisme outrancier cet accolement des mondes que le pli de la technique instruit reviendrait à dissoudre nos conventions d’usage dans un univers devenu tellement instable qu’aucun sol n’y pourrait supporter l’empreinte de nos semelles. Et pourtant, prétendre à la littérature, n’est-ce pas faire ce pari ? N’est-ce pas planter de nouveaux repères sur une friche supposée nue de toute autre présence ? Peut-être qu’ayant donné trop crédit à cette feinte, Pierre Ménard auteur du Quichotte est devenu ce qu’il demeure pour nous : une énigme de l’identité. Et voici ce qui accidente mon parcours aujourd’hui ! Tant et si bien que j’ai le sentiment de me trouver sur le boulevard Pierre Ménard comme pris au piège d’une boucle ; je piste mes propres traces et me réjouis, ainsi que les Dupondt dans le désert, de trouvailles pourtant égarées par moi seul.

©Urbain, trop urbain

©Urbain, trop urbain

©Urbain, trop urbain

©Urbain, trop urbain

©Urbain, trop urbain

©Urbain, trop urbain

©Urbain, trop urbain

©Urbain, trop urbain

©Urbain, trop urbain

©Urbain, trop urbain

©Urbain, trop urbain

©Urbain, trop urbain

©Urbain, trop urbain

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Pour une introduction à l’autonautique

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Le 50 feet Fly’s Eye Dome de Richard Buckminster Fuller

1 Commentaire

  1. […] Comme l’œuvre du Quichotte strictement réécrite, les écritures de «Pierre Ménard», ici sur la plaque signalétique de métal et là-bas dans la fenêtre de pixels d’un navigateur Internet, demeurent radicalement neuves et originales.  […]

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