Laetitia Carlotti, directrice artistique de l’association Arterra Corsica, et Matthieu Duperrex, directeur artistique du collectif Urbain, trop urbain, concilient leurs pratiques au travers d’une plateforme de projets baptisée Cow-Production, où ils engagent des pratiques de Cow-Working au sein de l’arrière pays corse, accomplissant leur démarche au voisinage des bêtes férales et en co-apprentissage avec elles.

Cow-working de Lætitia Carlotti ©Jean Froment
Cow-Working de Laetitia Carlotti, prolongement discret des topiaires réalisées par la vache corse dédomestiquée, élaborant le paysagement du maquis. (Photo ©Jean Froment 2019)

Cow-Production est un cadre général de production d’enquête artistique de milieux qui expérimente un concept d’interventions artistiques et paysagistes en dehors des sentiers battus, sur des chemins de traverse qui s’offrent comme autant de voies d’exploration de la nature ensauvagée des paysages de Corse, pour partir à la découverte de notre nature férale. Chacune de ces interventions artistiques est baptisée Cow-Working. La piste suivie par un Cow-Working est celle de l’animal et de ses divagations dans des espaces de maquis accidentés mais libres d’accès. Le Cow-Working de Laetitia Carlotti prend la vache corse dédomestiquée comme égérie. Le Cow-Working de Matthieu Duperrex s’intéresse aux hybridations du sanglier et du porc corse. Ce dispositif a pour vocation de provoquer des entrelacements, des interférences, les démarches de Cow-Working se nourrissant les unes des autres et proliférant, par l’ouverture de nouveaux chantiers d’expérimentation. Le projet présenté n’est donc pas seulement un projet plastique donnant forme à des objets d’exposition, c’est un projet de résidence et une plateforme de recherche qui vise à embarquer dans des dispositifs d’enquête-collecte d’autres artistes, des artisans, des paysagistes, des étudiants et des penseurs, dans le but de renouveler l’expérience des milieux corses et d’y développer des co-apprentissages symbiotiques.

Genèse

Cow-Productiona débuté au printemps 2019 à l’initiative de Laetitia Carlotti, qui vit et exerce sa pratique plastique en Corse. Cow-Production est un cadre général de production d’enquête artistique de milieux qui expérimente un concept d’interventions artistiques et paysagistes en dehors des sentiers battus, sur des chemins de traverse qui s’offrent comme autant de voies d’exploration de la nature ensauvagée des paysages de Corse, pour partir à la découverte d’une nature férale. Chacune de ces interventions artistiques est baptisée par nous Cow-Working. La piste suivie par un Cow-Working est celle de l’animal et de ses divagations dans des espaces de maquis accidentés mais libres d’accès. Ce projet d’interventions exploratoires s’initie à partir du travail de recherche mené par Laetitia Carlotti, avec l’idée de redéfinir la notion d’arrière-pays, à travers l’expérience de lieux anthropisés mais laissés en marge des axes de circulation et des activités humaines. En hiver 2020, Matthieu Duperrex rejoint le processus.

Diane et Proserpine, cow-working de Matthieu Duperrex
Cow-Working de Matthieu Duperrex, hommage floral aux dépouilles des sangliers abattus par les chasseurs, certaines indélicatement « exposées » en trophées sur des barbelés. (Photo ©Matthieu Duperrex 2020)

Projets

Le Cow-Working de Laetitia Carlotti prend la vache corse dédomestiquée comme égérie. Le Cow-Working de Matthieu Duperrex s’intéresse aux hybridations du sanglier et du porc corses.

La piste suivie est celle de l’animal et de ses divagationsdans des espaces de maquis accidentés mais libres d’accès. La vache corse dédomestiquée est la preuve vivante d’un dysfonctionnement de la Politique agricole commune (PAC). Abandonnée par l’éleveur, elle a bien des points communs avec le sanglier. Avec le temps – c’est-à-dire en l’espace de quelques générations à peine – elle a développé ses capacités d’adaptation au milieu et est devenue une experte en escalade. Ses divagations sont favorisées par l’absence de clôture, d’attention et des soins dont elle est habituellement l’objet dans d’autres contrées. Son apparence décharnée tranche avec l’animal auquel nos représentations collectives se réfèrent. Cependant elle maintient l’ouverture d’un milieu austère, hostile, bien fourni en épines, maquis que sa corpulence met en adéquation avec nos capacités de déplacements, et la nécessité vitale lui octroie des pouvoirs structurants sur la végétation. La vache corse dédomestiquée est passée d’un conditionnement marqué par des milliers d’années de sélection génétique, d’élevage et d’apprentissage technique à un état d’ensauvagement exigeant d’elle de nouveaux processus d’acculturation. Ainsi, il semble par exemple qu’elle ait développé certaines facultés de camouflage pour échapper aux humains, de déplacement nocturne pour marauder dans les jardins, et même un comportement culturel inédit : la création de cimetières ou en tout cas, d’espaces où mourir près des carcasses et des os de ses soeurs.

Le Cow-Working de Laetitia Carlotti est fondé sur une pratique active du maquis occupé et « sculpté » par les vaches dédomestiquées. Laetitia Carlotti revient sur ses pas, dans les sentes découvertes, pour mettre en valeur le travail de topiaire réalisé par les vaches. C’est un travail léger et invisible, mimétique et décalé, qui s’étale sur un temps long, se continue au fil des saisons et donne lieux à des photographies qu’il s’agit de faire parler.

Le Cow-Working de Matthieu Duperrex repose sur le constat d’un travail commun du sanglier et de la vache dédomestiquée : les laisses de chaque animal sont souvent relevées aux mêmes endroits. Les affouillements du sanglier voisinent avec la pression de pacage des vaches. Les sentes créées par chaque animal s’entrelacent. Mais pardessus tout le sanglier corse est une espèce sentinelle pour l’étude des zoonoses. Les sentinelles répondent d’une part à une logique « pastorale » selon laquelle le territoire est à préserver en dépit des risques qu’il affronte : elles sont sacrifiées au bénéfice de l’alerte et de l’ordre collectif. Les sentinelles impliquent d’autre part des humains qu’ils puissent adopter le point de vue des non-humains pour décoder les signes avant-coureurs d’un aléa. Selon cette sémiotique, un être vivant, un « animé », peut donc tenir lieu de figure de tout un territoire, représentant exemplaire du savoir de soi par soi d’un écoumène, d’un espace géographique habité. Cette sémiotique est au croisement des ontologies analogiste et animiste[1]. Le Cow-Working de Matthieu Duperrex n’est pas une traque du sanglier seul, mais plutôt le suivi des interrelations que cet animal provoque dans le territoire corse, notamment en exigeant des collaborations singulières entre des chasseurs, des éleveurs et des chercheurs en biologie animale. En effet, plus de 80 % des sangliers abattus par les chasseurs corses présentent un phénotype d’hybridation avec le porc. Analysant les cheminements du génotype et les modalités de transmission des zoonoses, on met en question du même coup la (non-)fabrique du pays productif et les faillites du « désapprentissage » rural. Des tentatives de co-apprentissages et des communautés de pratiques prolifèrent dès lors pour, au travers du sanglier, qualifier le territoire comme « zone critique », ce qui pour Matthieu Duperrex signifie la naissance d’un motif dialectique, esthétique et politique de l’interface pelliculaire entre des milieux en tension et soumis au développement peu contrôlable des « écologies férales ».

[1]Cf. Frédéric Keck, Relations hommes-animaux et rationalités du risque, HDR d’anthropologie, Laboratoire d’anthropologie sociale, Paris, 2017.

Vaches dédomestiquées du maquis corse
Vaches dédomestiquées du maquis corse

Ambition

Cow-Production implique, à l’aune du travail commencé par Laetitia Carlotti et Matthieu Duperrex, la participation de petites unités d’artistes chercheurs-marcheurs, constituées autour de l’objectif de contribuer ensemble et dans la diversité à renouveler nos représentations, tout en traduisant en actes et en pensées une attention toute particulière aux lieux et aux paysages, comme à ceux qui les façonnent, pour former à terme non seulement une représentation commune d’un arrière-pays vivant, avec ses fictionnalisations plastiques, mais pour embarquer dans nos dispositifs d’enquête-collecte d’autres artistes, des artisans, des paysagistes, des étudiants et des penseurs, dans le but de renouveler l’expérience des milieux corses et d’y développer des co-apprentissages symbiotiques. Cow-Production a donc une dimension de plate-forme, afin d’organiser des virées et d’accompagner des interventions minimales de recherche-actions sur et avec le vivant co-évoluant dans ces milieux. Ces interventions, reliées entre elles par le trajet qu’elles effectuent sur la carte du territoire insulaire, constituent un parcours d’exposition en devenir, au fil des documentations agrégées et des installations créées. Tout intervenant entrant dans la Cow-Production devient un « activateur » et un metteur en scène de l’arrière-pays, faisant reculer à sa façon, par ses pratiques de co-apprentissage avec le féral, la « zone d’expérience dévastée[1] » qu’il nous faut aujourd’hui décoloniser, par le développement de « diversités contaminées ».

 


[1]Cf. Philippe Pignarre et Isabelle Stengers, La sorcellerie capitaliste. Pratiques de désenvoûtement, La Découverte, Paris, 2005, p. 185.

Sanglier


ARTICLES ET NOTES

Vaches dédomestiquées du maquis corse

Les changements inédits de l’environnement obligent à reconsidérer toutes les alliances et rivalités entre les vivants. Le statut diplomatique des relations écosystémiques, legs inattendu de l’anthropisation effrénée de la Modernité, nous prédispose à leur défense contre des rapports unilatéraux à la terre dont l’aspect colonial éclate au grand jour.
sangliers

Le Cow-Working de Matthieu Duperrex n’est pas une traque du sanglier seul, mais plutôt le suivi des interrelations que cet animal provoque dans le territoire corse, notamment en exigeant des collaborations singulières entre des chasseurs, des éleveurs et des chercheurs en biologie animale.
« Standing Rock » (2018, détail), peau de bison et goudron bitumineux (avec l’assistance technique et artistique de Ludovic Duperrex et Frédéric Malenfer).

Dans le cadre du projet hybride “Cow-production” porté par l’artiste Laetitia Carlotti, l’association “Arterra Corsica” reçoit l’artiste-auteur Matthieu Duperrex, directeur artistique du collectif “Urbain, trop urbain”, pour une résidence de recherche du 11 au 23 février.