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Principes d’une cow-production

Principes d’une cow-production

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Les changements inédits de l’environnement obligent à reconsidérer toutes les alliances et rivalités entre les vivants. Le statut diplomatique des relations écosystémiques, legs inattendu de l’anthropisation effrénée de la Modernité, nous prédispose à leur défense contre des rapports unilatéraux à la terre dont l’aspect colonial éclate au grand jour.

Selon nous, l’expérience artistique implique des démarches de « terrestrialisation » qui, bien loin de composer des reconnexions avec une illusoire nature épargnée des désastres de la Modernité, sachent plutôt explorer les zones critiques. Notre projet s’ancre géographiquement en Corse pour diverses raisons. L’île de Corse est le territoire le moins densément peuplé de France métropolitaine. C’est une terre d’expérimentations et de colonialisme écologique, avec de nombreuses espèces introduites (ainsi les eucalyptus et les mandariniers plantés en plaine), une terre fragilisée tout au long du vingtième siècle, du fait de la déprise agricole et des atteintes aux milieux endogènes (comme cette micro guêpe d’origine chinoise décimant les châtaigniers). C’est un paysage dont on connaît l’exposition aux grands feux, survenant désormais même en hiver, du fait du réchauffement climatique…

L’anthropologue Anna Tsing a proposé la notion de « diversité contaminée » pour décrire des modes de vie tant biologiques que culturels qui se sont développés à l’occasion des perturbations provoquées ces derniers siècles par l’anthropisation des milieux et leur dégradation[1]. Que le terreau en soit un lent dérangement (slow disturbance) ou des altérations profondes et irréversibles, la diversité contaminée serait ainsi l’une des voies à explorer pour considérer le circuit de la valeur depuis des milieux devenus déchets du point de vue de l’économie globale et productiviste jusqu’à une économie locale et holobiotique, comme dans le cas des forêts de pin qui font l’objet de l’enquête sur Le Champignon de la fin du monde[2].

Cow-Production se veut une exploration – partie enquête scientifique, partie cosmogonie plastique – de la diversité contaminée de territoires corses. Il s’agit de narrer les nouvelles formes de vie qui émergent dans les paysages de l’Anthropocène. Or la Corse nous offre des paysages inédits de relations inter-spécifiques car c’est un territoire de dédomestication (vaches, chèvres, porcs quittant l’état domestique) et d’hybridation. Des assemblages féraux naissent de ce double processus et prospèrent parfois (diversité contaminée).

Cow-Production vise à décrire, conjointement avec les ressources du territoire corse, ses paysans, ses chasseurs, ses producteurs, ses artistes et ses scientifiques, la « zone liminale » du « paysage sentinelle », c’est-à-dire une « zone de trouble » qui conteste la purification de la Modernité, à savoir cet espace de pullulement des « êtres de la métamorphose » que produit en quantité l’Anthropocène. Comment (mieux) sentir ce qui arrive ? – telle est la question esthétique majeure de notre temps. Explorer un paysage sentinelle, élire certains paysages comme étant nos sentinelles, ainsi que nous le faisons par le Cow-Working, nous conduit à incorporer dans notre engagement spatial des processus tiers, au travers d’une entente inter-espèces qui participe d’un choix de « devenir avec », selon l’expression de Donna Haraway[3], de « composer avec » ceux qui parmi nous sont liés – pour le meilleur et pour le pire – à cette terre, à ce sol, notre commun.

Oui, l’Anthropocène est une vaste entreprise de désentrelacement des écoumènes, qui produit de l’inhabitable ou de l’invivable pour un fort contingent des espèces liées à l’écologie antérieure d’un territoire. Toutefois, nous ne pensons pas que le paysage ainsi altéré par les activités humaines soit irrémédiablement condamné à une esthétique « toxique », au sublime malsain du spectateur de la catastrophe. Nous croyons à l’inverse que « vivre dans les ruines » appelle une expérience esthétique et nécessite des voies d’intensification de cette expérience, en équipant nos territoires habités et nos pays productifs d’instrument de vision et de co-apprentissage du paysage féral.

Cow-Production implique, à l’aune du travail que nous avons commencé, la participation de petites unités d’artistes chercheurs-marcheurs, constituées autour de l’objectif de contribuer ensemble et dans la diversité à renouveler nos représentations, tout en traduisant en actes et en pensées une attention toute particulière aux lieux et aux paysages, comme à ceux qui les façonnent, pour former à terme non seulement une représentation commune d’un arrière-pays vivant, avec ses fictionnalisations plastiques, mais pour embarquer dans nos dispositifs d’enquête-collecte d’autres artistes, des artisans, des paysagistes, des étudiants et des penseurs, dans le but de renouveler l’expérience des milieux corses et d’y développer des co-apprentissages symbiotiques. Cow-Production a donc une dimension de plate-forme, afin d’organiser des virées et d’accompagner des interventions minimales de recherche-actions sur et avec le vivant co-évoluant dans ces milieux. Ces interventions, reliées entre elles par le trajet qu’elles effectuent sur la carte du territoire insulaire, constituent un parcours d’exposition en devenir, au fil des documentations agrégées et des installations créées. Tout intervenant entrant dans la Cow-Production devient un « activateur » et un metteur en scène de l’arrière-pays, faisant reculer à sa façon, par ses pratiques de co-apprentissage avec le féral, la « zone d’expérience dévastée[4] » qu’il nous faut aujourd’hui décoloniser, par le développement de « diversités contaminées ».

Page du projet


[1]Cf. Anna Lowenhaupt Tsing, « Contaminated Diversity in “Slow Disturbance”: Potential Collaborators for a Liveable Earth », RCC Perspectives, n°9, 2012, pp. 95‑98.

[2]Anna Lowenhaupt Tsing, Le Champignon de la fin du monde. Sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme, traduit par Philippe Pignarre, Paris, La Découverte, coll. « Les Empêcheurs de penser en rond », 2017.

[3]Cf. Donna Haraway, Staying with the Trouble. Making Kin in the Chthulucene, Duke University Press, coll. « Experimental futures », Durham, 2016.

[4]Cf. Philippe Pignarre et Isabelle Stengers, La sorcellerie capitaliste. Pratiques de désenvoûtement, La Découverte, Paris, 2005, p. 185.

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Art et pratique du paysage, pour une sédimentologie hybride

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