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Le Paris des Situationnistes

Le Paris des Situationnistes

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À l’extrémité nord du quartier Saint-Germain-des-Près, la rue de Seine et la rue Mazarine se rejoignent, et, suivant les angles de l’Institut de France, forment une chicane qui cache le fleuve pourtant tout proche à la vue des passants.

Un matin du début de 1953, sur le mur de l’Institut, on pouvait lire en grandes lettres blanches tracées à la craie : « Ne Travaillez Jamais ». Le graffiti, œuvre et geste premières du jeune Guy Debord (1931-1994), résume à lui seul le projet qui fonde les deux mouvements d’avant-garde dont il fut l’initiateur, l’Internationale Lettriste (1954-1957), puis l’Internationale Situationniste (1957-1972) : le refus catégorique de participer à l’aliénation quotidienne et la volonté d’en découdre avec le système capitaliste marchand qui l’impose. Le Paris de Guy Debord, et partant, le Paris des Situationnistes, gravite autour de ce grand pan de mur noirci par les ans.

De là, à dix pas vers la Seine, on peut emprunter un passage en forme de porte cochère. On croit pénétrer un intérieur. On arrive en fait en plein vent dans un décor nouveau, passant brusquement du dédale des rues étroites de Saint-Germain-des-Près, à la théâtrale place de l’Institut, qui s’ouvre en hémicycle sur la Seine, juste au-dessous. C’est faire là, en termes situationnistes, l’expérience d’effets psychogéographiques suscités par la dérive, « technique du passage hâtif à travers des ambiances variées. » (Debord, « Théorie de la dérive », in Les Lèvres Nues, n°9 Bruxelles, novembre 1956 / Quarto, p.251).

Si l’on rebrousse chemin, dix pas à nouveau, vers le Sud de l’inscription, à l’angle de la rue Mazarine, depuis le square qui la longe, on retrouve une vue insérée par Guy Debord dans son film Sur le passage de quelques personnes à travers une assez courte unité de temps (1959) : il s’agit d’une photographie représentant le cinéaste et son équipe sur le tournage même de ce film revenant sur les compagnons, l’époque et les lieux qui ont façonné leur projet : « se rendre maîtres et possesseurs de leur propre vie. » (Quarto, p.471) Dans le film on aperçoit ensuite une barge qui circule sur le fleuve en allant vers l’est… Les briques entassées Quai Saint-Bernard où l’on débarquait les tonneaux de vin et les voyageurs, à l’époque décrite par L’Éducation sentimentale, laissent deviner les chantiers de la capitale. Certains des désastres annoncés de la destruction de Paris n’auront pas lieu, comme notamment la voie rapide sur berge à cet endroit ou la radiale Vercingétorix… Mais combien de massacres pour ces sursis ?

De l’acte de naissance de l’Internationale Lettriste à la dissolution de l’Internationale Situationniste, Paris change de visage, ce dont témoignent ces artistes, activistes, voyous, agitateurs et intellectuels qui, eux, n’ont pas varié d’attachement pour cette ville. Autre distinction entre Lettristes et Situationnistes : si les uns comme les autres revendiquent une ambition internationale, seuls les seconds la réalisent vraiment : Londres, Amsterdam ou Venise deviennent des villes « situationnistes ». L’écrivain Alexander Trocchi (1925-1984) rapporte que Guy Debord était un excellent arpenteur « psychogéographique » de Londres ; à Amsterdam, un projet d’exposition au Stedelijk Museum prévoyait une intervention directe dans l’espace urbain avec l’organisation de « dérives » dans la ville, à plusieurs, avec des talkies-walkies ; Ralph Rumney (1934-2002), fondateur et unique membre du « Comité psychogéographique de Londres », s’est échoué à Venise. La présence de surréalistes belges, d’artistes allemands, danois ou italiens dans l’Internationale Situationniste témoigne d’une européanisation de la critique « totale » de la société capitaliste que prétendait mener ce mouvement.

Les pratiques et les théories situationnistes ne se limitent donc pas aux espaces parisiens, et quand elles prennent Paris comme décor de scène, les lieux choisis sont bien souvent ceux de l’époque lettriste, mais refondés en une légende, partie narrative, partie théorique, dans l’œuvre et la geste de ses protagonistes. C’est cette (re)construction de Paris qui caractérise par-dessus tout, jusque dans son épilogue révolutionnaire, l‘aventure situationniste.

 

La fabrique d’un cadre légendaire : récit

Paris est d’abord ville mémorielle, espace de souvenance, comme si la pierre tenait lieu d’un parchemin témoignant des fratries anciennes et des serments passés. Historiographe par style, Guy Debord revient souvent sur ces premiers pas, jamais perdus, des Situationnistes. Dans ses œuvres, écrites ou filmées, il évoque ainsi le Paris de sa jeunesse, Saint-Germain-des-Prés et le Quartier Latin, le Paris de la révolte – celle de la Commune de 1870 et en écho, celle de mai 68 –, mais aussi un Paris perdu, « assassiné » et honni, après les grands travaux d’aménagement des années 1960.

Dans le court-métrage déjà mentionné Sur le passage de quelques personnes à travers une assez courte unité de temps, série de notes dites sur l’origine du mouvement, la première séquence, documentaire, dépeint les immeubles de Saint-Germain-des-Prés, dédiés à « la dignité malheureuse de la petite bourgeoisie ». Les établissements Dubonnet qui ouvrent sur le boulevard, les touristes, les passants sortant de la station de métro Saint-Germain-des-Prés, ceux pour qui le devoir « était devenu une habitude, et l’habitude un devoir » (p.477-78), les étages supérieurs qu’habitent les jeunes intellectuels, les bistrots aussi, le Café de la Poste à l’angle de la rue Serpente et de la très vieille rue Hautefeuille, devant lequel passent un flot d’étudiants, la rue des Écoles, la rue de la Montagne Sainte-Geneviève : tel est l’environnement du petit groupe des premiers Situationnistes réunis autour d’une table de café, bouteilles et cendrier triangulaire « Ricard » au milieu. La première généalogie matérielle du mouvement est faite du zinc des toits et de celui des comptoirs…

Dans le récit qu’il construit, Debord ménage une large place au cadre de vie, ou plutôt au « milieu » de ces jeunes gens. De toute évidence leur Saint-Germain n’est pas celui du Flore ou des Deux-magots, où l’intelligentsia embourgeoisée voisinait avec les artistes primés, les écrivains à Goncourt, et les Américains de passage. Pas davantage ne mentionnera-t-on le Tabou ou le Club du Vieux Colombier où se produisaient Sydney Bechet, Moustache, Claude Luter, Catherine Sauvage ou Juliette Gréco. Leur territoire à eux est balisé par des établissements moins recommandables : Le Mabillon, Le Saint-Claude, boulevard Saint-Germain, La Chope gauloise, rue Bonaparte, Chez Georges, rue des Canettes, L’homme de main, 31 rue de Jussieu, Le Bouquet, La Pergola, Old Navy, et surtout Chez Moineau, rue du Four. Si certains troquets du 5e arrondissement que décrivent Clébert ou Giraud étaient moins bohèmes et autrement plus dangereux, l’aréopage lettriste se retrouvait donc Chez Moineau. Dans ce bar, se croise une jeunesse en rupture de ban, composée de petits voyous, de buveurs désœuvrés, de paumés et de mineures évadées de maisons de correction. Immortalisé par le photographe Ed van der Elsken (1925-1990) dans Love on the Left Bank, Chez Moineau est aussi le lieu où Debord a pu rencontrer Raymond Hains et Jacques Villeglé, futurs Nouveaux Réalistes dont les Situationnistes allaient bientôt conchier la peinture. Mais Debord quitte Chez Moineau, officiellement pour une histoire d’ardoise réclamée avec trop d’insistance par la patronne, en réalité, sans doute, pour avoir son bar à soi, son « quartier général », où réunir ses amis, ses « troupes », recevoir le courrier et les visites de potentielles nouvelles recrues. L’Internationale Lettriste s’installe alors au Tonneau d’Or, 32 rue de la Montagne Saint-Geneviève, et cette adresse sera aussi celle de l’Internationale Situationniste jusqu’en janvier 1963.

Si l’épicentre parisien des Situationnistes ne varie guère par rapport à l’espace casanier des Internationaux Lettristes (qui s’étaient tout de même constitués à Aubervilliers en 1954, loin de la Rive gauche !), c’est toutefois dans ce bar qu’on rencontre les Situationnistes. Dans ce bar ou dans tout autre lieu mentionné dans cette parodie grinçante du « Statut économique du manœuvre léger » (édité par la Commission des conventions collectives), qu’est le Projet de statut économique du Lettriste de base : « pour un mois : 1 chambre d’hôtel, 10 séances de cinéma, 30 couscous (sans viande) rue Xavier Privat, 30 cafés-crèmes au Dupont-Latin [boulevard Saint-Michel], 30 sandwich au bar du Tonnal [le Tonneau d’Or]. » (Lettre à Ivan Chtechglov, reproduite in Le Marquis de Sade a des yeux de filles…, Arthème-Fayard, 2004, p.142).

Dans ce cadre urbain, la « mixité sociale » n’est pas encore une expression de promoteur immobilier. Rue Xavier-Privas, où l’on s’approvisionne en hash auprès des Kabyles, la police pouvait fermer un café du jour au lendemain pour « trafic de stupéfiants », mais il y avait aussi le siège du Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD) de Messali Hadj, bientôt supplanté par le FLN lors du déclenchement de la guerre d’indépendance algérienne. À la fin des années 1950, des ruelles autour de l’église Saint-Séverin jusqu’en haut de la rue Mouffetard, la crasse et le dénuement étaient bien présents, des clochards étaient installés un peu partout et des immigrés logeaient dans des meublés à la journée. Sur la Montagne Sainte-Geneviève jusque dans les années 1960, des ouvriers avaient leur chambre sous les toits.

Le situationniste est un parisien qui cherche éperdument les reliquats de la liberté médiévale d’un « espace de contact », pour reprendre l’expression de Françoise Choay, à savoir cette trame bâtie irrégulière formée du lacis des rues et du désordre ambiant dans lequel les sensations nous guident. Les romans qu’écrivit Michèle Bernstein (née en 1932) – la première compagne de Guy Debord, avec laquelle il habitait au 1er numéro de l’impasse de Clairvaux (180, rue Saint-Martin, 3e) –racontent les errements dans Paris de Gilles et Geneviève. Tous les chevaux du roi (1960) et La nuit (1961) –publiés notamment dans le but de renflouer les caisses de l’Internationale Situationniste – décrivent ainsi fidèlement les lieux de dérive que l’on retrouve filmés à la même époque dans Critique de la séparation, court-métrage de 1961. Dans ces fictions, le badinage du couple libertaire formé par Gilles et Geneviève entretient un rapport second et amusé aux concepts de l’époque : la « dérive », le « détournement », la « séparation ». La nuit conserve une frange de liberté, on peut y frapper de la fausse monnaie, pratiquer des détournements et philosopher. Le personnage de Gilles est un double du Guy Debord se rêvant Troubadour du diable dans Les visiteurs du soir ou Lacenaire sur le Boulevard du Crime dans Les enfants du Paradis de Marcel Carné. Impasse Maubert, rues Monge et Petit-Pont : dans le labyrinthe du Quartier latin, aux Halles, les atmosphères nocturnes abritent un Paris du « négatif » qui s’émousse au contact de l’aube. Dans une séquence de son film de 1959, Debord montre à l’image un point de déchargement des Halles empli de cageots de fruits et légumes. Ces Halles qui à l’aube voyaient souvent converger vers elles les rescapés des virées nocturnes, recueillaient la fatigue de toutes les nuits traversées. « Labyrinthe tant parcouru », les Halles fourmillent de manœuvres transbahutant des monceaux de marchandises périssables. Sujet d’étude de la « réification », les Halles centrales sont un décor où l’on se promène beaucoup, plutôt que de lire d’épais ouvrages marxistes…

Selon toute apparence, « l’aire de déplacement » du situationniste est fort réduite. Ralph Rumney le confirme dans les entretiens publiés sous le titre Le Consul : « Pour moi, Paris est longtemps resté un périmètre fermé entre Montparnasse, Saint-Germain-des-Prés et la rue de la Huchette. Chaque fois que nous en sortions, c’était presque l’aventure. » (Ralph Rumney, Le Consul, Paris, Allia, 1999, p.71) Debord le suggèrait déjà lui-même : « Au Sud de la rue de Seine et au nord de la rue de Vaugirard, à l’est du carrefour de la Croix Rouge, et à l’ouest de la rue Dauphine », « Entre la rue du Four et la rue de Buci, où notre jeunesse s’est si complètement perdue, en buvant quelques verres, on pouvait sentir avec certitude que nous ne ferions jamais rien de mieux » ; tel est le triangle de vie qu’il délimitait dans son Panégyrique de 1989 (Quarto, p.1668).

Leur ville et la nôtre : humeur

Ce Paris « situationniste », qui donne asile au « sel de la terre », est assez éloigné d’une carte postale, même s’il en a toutes les apparences. C’est en partie une construction oppositionnelle ; le Vieux Paris est bien davantage le terrain de repli d’une guerre de position qui concerne toute la ville. Les Lettristes et, après eux, les Situationnistes, ne sont pas farouchement vissés à la défense des vieilles pierres. Mais de là, ils dénoncent mieux les maux de la capitale et désignent plus sûrement leurs ennemis.

La guerre est totale. On s’emploie assez tôt à embellir Belleville. Le 13e arrondissement subit des destructions importantes et précoces : les quartiers Glacière, Maison-Blanche puis Italie sont considérablement modifiés. À côté de la rue Sauvage qu’on « assassine », cette pittoresque et sombre rue Watt, très connue des artistes, se trouve irrémédiablement défigurée et bétonnée. « La belle et tragique rue d’Aubervilliers » (p.262), qui marque la limite de La Chapelle et de La Villette, est l’un de ces panoramas qu’affectionnent les Situationnistes : zone encore indécise rappelant les ruines du Lorrain. Ils sont parmi les premiers, sans doute, à déceler une extension du capitalisme par d’autres moyens, jusque dans la rénovation urbaine, une hypothèse que soutiennent aujourd’hui des chercheurs tels que David Harvey (voir Paris, capitale de la modernité).

N’oublions pas que le Code de l’urbanisme naît en France en 1954. En 1958, on crée les zones à urbaniser en priorité (ZUP) qui permettront – jusqu’en 1967 où elles sont remplacées par la procédure de ZAC (zone d’aménagement concerté) –, la construction des Grands ensembles, la rénovation de quartiers anciens (tel que le 13e arrondissement parisien, îlot Bièvre) et la « sarcellite ». Choisy-le-Roi et Ivry voient leurs quartiers « insalubres » rasés puis reconstruits. Les décennies 1960-1970, où sans doute la futurologie architecturale a été la plus vive et la plus passionnante, ont donné à Paris des édifices sans teint, souvent associés à des traumatismes : la maison de la Radio (Henry Bernard, 1963), la tour Nobel à La Défense (Jean de Mailly, 1966), le campus de Jussieu (Édouard Albert, 1968), le Palais des Congrès (Guillaume Gillet, 1970), la tour Montparnasse (Eugène Beaudoin, 1972). Avec le déplacement des Halles, décidé en 1960 par Michel Debré mais longtemps repoussé, les destructions furent plus béantes. Sociologiquement, le zonage de Paris par classes sociales – avec le réinvestissement des quartiers anciens par la bourgeoisie – s’est véritablement installé durant cette époque.

Paul Delouvrier, ancien résistant et grand commis de l’État, délégué général au District de la Région de Paris (créé en 1961) et vice-président de la direction à l’Aménagement du Territoire, est l’artisan de la planification gaulliste et pompidolienne. La légende veut que le général de Gaulle ait déclaré à l’occasion d’un survol de la banlieue parisienne en hélicoptère, « Delouvrier, mettez-moi de l’ordre dans ce bordel ». Les actes urbains deviennent alors coordonnés sous l’autorité de l’État. La création de villes-satellites nouvelles et de pôles de banlieue autour des aéroports et du quartier d’affaires de La Défense découle du Schéma directeur d’aménagement et d’urbanisme de la Région parisienne (Sdaurp, 1965).

Delouvrier est l’un des artisans du surclassement du métier d’architecte par celui d’urbaniste, qu’il qualifie de « seul vrai démiurge de notre temps ». Nombre d’architectes ayant adopté l’édification d’échelle industrielle promue par le Plan Construction justifiaient piteusement leurs compromissions. Ainsi, Marcel Lods, qui signe de nombreux grands ensembles dans les années 1960 (Marly-le-Roi, Fontenay-sous-Bois, Drancy, Meaux, Élancourt, etc.), pense sincèrement « qu’il faut apprendre aux gens à habiter parce qu’ils ne le savent pas ». En 1968, Roland Castro et Christian de Portzamparc étaient parmi les jeunes diplômés faisant le serment de « ne pas construire » et considérant l’appellation d’architecte comme le pire des anathèmes. Il faudra attendre 1977 et l’élection d’un maire de Paris (la première fois depuis la Révolution) pour voir s’infléchir ce mode de gouvernance pour le moins directif. Le goût Louis-Philippard de Giscard, qui met un frein aux rénovations pompidoliennes et aux constructions des tours à Paris, se concilie au moins sur ce point au dégoût des Situationnistes…

La critique de l’urbanisme menée par les Situationnistes s’attaque logiquement aux banlieues parisiennes. Totale, comme toujours, cette critique porte à la fois sur le projet architectural et urbain, sur la manière qu’il a d’être promu par le pouvoir et ses relais médiatiques, et sur le projet de société qui le sous-tend ; séparation et atomisation sont les maîtres mots de ce processus. Dans le chapitre qu’il consacre à « l’aménagement du territoire » dans La Société du spectacle, Debord explore les ramifications urbanistiques de la machine à séparer spectaculaire. Se référant à La Cité à travers l’histoire de Lewis Mumford, il décrit comment l’urbanisme réalise dans l’espace du quotidien cette séparation opérée par le capitalisme dans l’organisation de la vie et de la production. À rebours de la doctrine moderne prolongée par de mauvais épigones du Corbu, l’urbanisme des Situationnistes avait peu à voir avec le courant corbuséen de la Charte d’Athènes et notamment les visions du Maître sur Paris (le fameux plan voisin). Dès l’époque lettriste, « le Corbusier-Sing-Sing » (sic) est jugé par Guy Debord comme étant « nettement plus flic que la moyenne », ajoutant que « si l’Urbanisme moderne n’a encore jamais été un art – et d’autant moins un cadre de vie –, il a par contre été toujours inspiré par les directives de la Police. » (Potlatch N°5, 20 juillet 1954).

La critique porte donc sur l’idée même d’urbanisme : ayant précisé que « l’urbanisme unitaire n’est pas une doctrine de l’urbanisme, mais une critique de l’urbanisme », un article paru dans le numéro 6 de L’Internationale Situationniste poursuit, « personne ne fait “de l’urbanisme” au sens de la construction du milieu revendiquée par cette doctrine. Il n’existe rien qu’un ensemble de techniques d’intégration des gens (…). Ces techniques sont maniées innocemment par des imbéciles ou délibérément par des policiers (…). Ceux qui discourent sur les pouvoirs de l’urbanisme cherchent à faire oublier qu’ils ne font rien d’autres que l’urbanisme du pouvoir. » (Quarto, p.1004) Debord y fait aussi la critique en règle d’une exposition intitulée « Demain Paris » qui « présentait en réalité la défense des grands ensembles, déjà mis en place ou projeté loin autour de la ville. L’avenir de Paris serait tout extra-parisien. » Les banlieues où sont construits les grands ensembles, et comme pour s’en excuser aussitôt, les villes nouvelles, reflètent le décor fidèle de la société qui les construit : partout s’y exerce « l’organisation concentrationnaire de la vie. » Sarcelles constitue pour les Situationnistes un cas exemplaire, depuis le projet architectural jusqu’à la vie qu’on y mène : « À Sarcelles, les salles de spectacle de ce nouveau monde sont déjà à l’essai. Atomisées à l’extrême autour de chaque récepteur de télévision, mais en même temps étendues à la dimension exacte des villes. » (Quarto, p.1006).

C’est à Sarcelles aussi que vit désœuvrée Josyane, l’héroïne du roman de Christiane Rochefort, Les petits Enfants du Siècle (Grasset, 1961) : parmi les grands ensembles, la pauvreté et une encombrante fratrie, Josyane tente de s’évader, rêve d’amour et bientôt, se résigne au bonheur dérisoire promis par la société de consommation. Les préoccupations de Christiane Rochefort rejoignaient ici celles du Groupe de Recherches sur la Vie Quotidienne qu’animait le sociologue marxiste Henri Lefebvre à l’École des Hautes Études. Elle y fut invitée à venir parler de son livre. Guy Debord, qui y participait alors lui aussi, était présent dans la salle, comme en témoigne dans ses archives un carnet de notes dédiées à ce séminaire.

Les Situationnistes ne sont donc pas les seuls à opérer cette critique ; certaines approches ont pu retenir leur attention, comme ici le roman, qui permet de dire la totalité par l’intermédiaire de la fiction. Leur but en effet n’est pas d’embrayer sur les « banalités médico-sociologiques » regardant la « pathologie des grands ensembles » – les guillemets marquent ici assez leur répugnance pour les approches sectorisées. L’essentiel reste la totalité d’une approche qui part du simple constat suivant : « la société bureaucratique de la consommation commence à modeler un peu partout son propre décor. » (Quarto, p.1005). En d’autres termes, on a les villes qu’on mérite…

 

Une géographie de la séparation : dialectique

Il serait injuste de cantonner la vision de Paris des Situationnistes aux explorations ludiques de la « dérive » inventée par les Lettristes. D’ailleurs, la dérive n’est pas aussi ludique qu’il y paraît ; elle a une dimension critique comme esthétique : c’est une pratique qui prend son sens dans une ville qui n’est déjà plus organique, mais fragmentée. Quand on y songe, quoi de commun entre les vieux quartiers historiques de Paris et la place de la Bastille (qui avait encore sa gare) ? Alors que ces événements urbains sont sans continuité pour le quotidien des habitants, la dérive les articule dans un même récit. Au-delà de cela, une même volonté anime la « topologie situationniste » au travers des cartes composées pour la première fois à Copenhague à l’invitation de l’artiste Asger Jorn et la « critique de la séparation » que mène Guy Debord sur le versant théorique. En tant qu’avant-garde, l’Internationale Situationniste refuse la séparation de l’art et de la vie mais dénonce tant chez les Surréalistes que dans le mouvement ouvrier révolutionnaire une faillite à honorer ce projet. Le capitalisme analysé par Marx a achevé la séparation, et la notion de « spectacle » chez Debord est le nom de baptême de cet achèvement, qui revient à une aliénation généralisée de la vie humaine.

Le paragraphe 167 de La Société du spectacle affirme que « cette société qui supprime la distance géographique recueille intérieurement la distance, en tant que séparation spectaculaire. » Au niveau de la ville, tout le travail de « construction des situations » revient à introduire un jeu dialectique avec les visées fonctionnalistes des modernes. Si l’urbanisme de ces derniers est ce qui réalise dans l’espace quotidien, au niveau des relations à l’espace et des structures de l’habitat, la « séparation » opérée par le capitalisme au niveau superstructurel de l’organisation de la vie et de la production, alors l’entreprise des Situationnistes est de « provoquer la crise » du système de production de l’espace urbain.

Aussi la psychogéographie situationniste se veut-elle opératoire comme méthode de construction d’ambiances, à rebours de cette séparation et de cette fixité dénoncées. Dans son Essai de description psychogéographique des Halles, publié dans L’Internationale Situationniste de 1958, Abdelhafid Khatib défend les Halles Centrales en tant que « plaque tournante » des unités d’ambiance du Paris populaire, et dont on pourrait tirer modèle pour un « urbanisme mouvant » au service de « l’éducation ludique des travailleurs », qui édifierait « des labyrinthes perpétuellement changeants à l’aide d’objets plus adéquats que les cageots de fruits et légumes qui sont la matière des seules barricades d’aujourd’hui ».

Autrefois, il y avait « un quartier où le négatif tenait sa cour », dit la voix off dans le film In girum imus nocte et consumimur igni (1978) alors que la caméra filme le 6e arrondissement vu de haut avec la Seine en premier plan, en 1952. Si l’on suit cette assertion, les Situationnistes relèvent dans Paris ces plaques sensorielles mystérieuses, exemptes des considérations du devoir et de l’utilité et qui, comme des soupentes du rationalisme et du fonctionnalisme de l’espace urbain, ne s’ouvrent que le soir à qui sait voir. La chouette se fait entendre seulement à la tombée de la nuit, au square des Missions Étrangères. De même Ivan Chtcheglov (1933-1998) – arrêté un soir avec Henri de Béarn alors qu’ils transportaient de la dynamite en vue de faire sauter la Tour Eiffel dont les lumières troublaient leur sommeil – savait-il voir et jouer de cette puissance de conversion négative de la ville. « On eût dit qu’en regardant seulement la ville et la vie, il les changeait. » (p.1377) Lorsqu’aux Halles, Debord filme la rue des Innocents et l’impasse de Clairvaux, qui ont disparu dans le « réaménagement » de 1977, il inventorie les batailles d’une guerre de position qui se livre à Paris, nouvelle Troie qu’il faut défendre ou abandonner à l’incendie. Le Paris-cimetière des « ennemis » progresse, comme sur un échiquier, avec ses lignes de tours et ses casernes pour pions prolétaires : « nous traversons maintenant ce paysage dévasté par la guerre qu’une société livre contre elle-même, contre ses propres possibilités. (…) Nous voulions tout reconstruire, et eux aussi, mais dans des directions diamétralement opposées. Ce qu’ils ont fait montre suffisamment, en négatif, notre projet. » (pp.1398-99) Toujours le « négatif », indiquant bien ce travail de conversion dialectique que les Situationnistes mettent au jour par leurs pratiques urbaines de la capitale.

Presque vingt ans avant le constat désabusé d’un massacre de Paris, dans le film Sur le passage de quelques personnes…, les Situationnistes cherchaient « un autre emploi du paysage urbain » (p.478), et l’accroissement de leurs jeux par une architecture nouvelle qui soit génératrice de lieux et d’atmosphères, les uns n’allant pas sans les autres. L’espace et la marchandise de l’époque sont « unitaires » ou le deviennent sensiblement, le milieu urbain affiche « les ordres et les goûts de la société dominante » (p.478) de sorte que le combat contre cette société doit lui aussi être unitaire. L’espace toujours défini, délimité et maîtrisé est une constante du « jeu » situationniste, notamment dans son aspect militaire ou de stratégie. « Autour du quartier, autour de son immobilité fuyante et menacée, s’étendait une ville à demi connue où les gens ne se rencontraient que par hasard, s’égaraient sans retour. » (p.475).

La carte que Paul-Henry Chombart de Lauwe – disciple de Marcel Mauss, fondateur de la sociologie urbaine française et grand promoteur des vues aériennes de villes – publie dans son étude sociologique sur Paris (Paris et l’agglomération parisienne, 1952) parait suffisamment éloquente aux fondateurs de l’Internationale Situationniste pour être reproduite dans le numéro inaugural de leur revue. On y prend la mesure du relatif cloisonnement de l’espace parisien pratiqué selon les classes sociales : une étudiante du 16e arrondissement, qui parcourt plusieurs quartiers pour ses études (Science-Po à Saint-Germain-des-Prés) ou ses loisirs (cours de piano) cartographie un Paris plus élargi qu’une vendeuse de fleurs du 12e arrondissement, mais très restreint à quelques « représentations ». Chombart trouve immédiatement sa « traduction » dans le répertoire théorique de Guy Debord, ainsi que le montrent ses notes de lectures où il souligne les modes de caractérisation d’un quartier en termes « d’unité d’ambiance » et relève que « les limites [selon Chombart] sont le plus souvent les mêmes pour nous », mais que dans cette analyse sociologique de Paris « les points d’attraction psychogéographiques diffèrent radicalement ; les divisions [d’ambiances] sont presque toujours différentes. »

La transcription cartographique des représentations simplement subjectives de la ville ne satisfait pas entièrement le modèle situationniste, car Debord donne à ce dernier les apparences d’une science newtonienne. C’est ainsi qu’il faut comprendre le schéma d’attraction et de répulsion magnétique entre « centres psychogéographiques attirants-stables » : il y a dans Paris un système d’équilibre, avec des « marges frontières » une fois que l’on sort de la sphère d’influence des centres ou pôles ; la force d’attraction est fonction de la masse et de la distance des corps entre eux. Ajoutons que la psychogéographie admet l’existence de corridors entre plusieurs systèmes, à savoir les « plaques tournantes psychogéographiques », qui peuvent orienter l’individu vers un pôle ou un autre. La quête par l’urbanisme d’une maîtrise de ce système répond donc à une logique déterministe. De même que le démon de Laplace parviendrait à prévoir tous les événements issus du jeu des forces de la Nature, parce qu’il en connaîtrait toutes les lois, de même le pouvoir urbanistique cherche-t-il à canaliser et orienter les déplacements individuels des citadins dans la ville. Dans cet esprit, l’ordinaire des pratiques de l’espace parisien renvoie à la séparation des espaces sociaux et à des hiérarchies à la conservation desquelles, dans la ville capitaliste, la gestion de la circulation pourvoit. La facilité de déplacement de chacun est un des facteurs de l’isolement de tous, résument les situationnistes Attila Kotanyi et Raoul Vaneigem. Rien d’étonnant alors à ce que l’urbanisme, manifestation concrète du pouvoir sur les existences individuelles, se soucie tant des questions de circulation.

Il faut donc voir dans la promotion du nomadisme par les Situationnistes un nouveau « négatif » de la production capitalistique des séparations et un complément de leur topologie. Giuseppe Pinot Gallizio (1902-1964) – fondateur du « Laboratoire expérimental » du Mouvement international pour un Bauhaus imaginiste (MIBI) et membre de l’Internationale Situationniste – a pour fait d’armes (outre l’invention de la peinture « industrielle », vendue au mètre en galerie) la création d’un campement à l’usage des manouches. Guy Debord le surnommait « il principe zingaro », le prince gitan. Parallèlement, en 1958, l’architecte utopiste Constant Nieuwenhuys (1920-2005) dont l’atelier était au sixième étage d’un immeuble de la rue des Martyrs, près du village de Montmartre, fonde justement un « urbanisme unitaire » qui est porté à la Déclaration d’Amsterdam de l’Internationale Situationniste.

Le transitoire et le nomadisme contre le sédentaire et le fonctionnalisme, c’est un des leitmotive de Constant, comme plus tard d’Archigram (Walking City, 1965) et d’Archizoom (No-Stop-City, 1970). Il y a par exemple l’atelier italien Superstudio d’Adolfo Natalini déclarant « le droit inaliénable que tout individu a de créer son propre environnement » (Continuous monument, 1969). La mobilité de ces architectures de papier s’entend aussi politiquement, en tant qu’elles sont en composition choisies par l’habitant, l’usager réel. C’est en quelque sorte la projection tridimensionnelle des cartes psychogéographiques : le reflet de la psychologie de l’usager en même temps qu’un point d’énonciation de révolte contre la marchandise et la puissance d’homogénéisation de la production urbaine capitaliste. Dans la « New Babylon » dont Constant construit la maquette dès 1958, « l’imagination des habitants dessine la ville en créant une multitude d’espaces aux ambiances propres. Tous les habitants sont libres d’y contribuer et d’apporter leur pierre à une œuvre éphémère. »

L’architecte Yona Friedman, qui s’installe à Paris en 1957 où il fonde rapidement le Groupe d’étude d’architecture mobile (GEAM) rêve de trames architecturales réticulées agençant dans les airs des habitats nomades tandis que le sol laisse prise à toutes les circulations possibles. Le collage « La ville spatiale » (1960) met ainsi en scène l’axe circulant des Champs-Élysées, la Seine sillonnée de péniches ou la rotonde de la place de la Concorde surplombés d’une mégastructure sur pilotis qui a pour effet d’implanter de nouveaux quartiers dans le ciel à base de modules librement articulé dans l’espace aéré d’une résille d’acier. Ironie de l’histoire, le Centre Beaubourg (inauguré en 1977) qui est sans nul doute le bâtiment de Paris le plus proche des aspirations d’un Constant ou d’un Cedric Price (Fun Palace, 1961), est demeuré honni par Debord jusqu’à la fin, qui a semble-t-il tenu sa promesse de ne jamais y mettre les pieds.

 

Un territoire insurrectionnel : fiction

Debord manie Vauban et Blanqui. Il rapproche la méthode situationniste de la stratégie militaire. Il s’agit de soutenir le combat par une guerre de positions (et d’anathèmes). La rue parisienne lui sert de grand échiquier. Après que le baron Haussmann a voulu maîtriser les rues de Paris par leur élargissement et embellissement, les nouvelles conditions de production de l’espace urbain visent leur éradication. Le paragraphe 172 de La Société du spectacle résume ce processus : « L’effort de tous les pouvoirs établis, depuis les expériences de la Révolution française, pour accroître les moyens de maintenir l’ordre dans la rue, culmine finalement dans la suppression de la rue. »

Les murs des rues de Paris deviennent un tableau d’affichage au service de leurs mots d’ordre ou appels à l’insurrection. On connaît la fortune du Ne travaillez jamais de la rue de Seine, mais ce n’est pas un slogan isolé. Dès Potlatch, Guy Debord et ses camarades entendent éveiller les consciences révolutionnaires. À l’occasion, on enjoint d’user de peinture ou de craie pour « inscrire à proximité des usines Renault, dans certaines banlieues, et en quelques points des 19e et 20e arrondissements, la phrase de L. Scutenaire : Vous dormez pour un patron. » (Potlatch, n°24, 13 octobre 1955 / Quarto, p.213). La promotion des idées du groupe passe aussi par l’affichage sauvage de nombreux posters et papillons composés par Guy Debord chez son imprimeur et « apposés sur les murs de Paris, principalement dans les lieux psychogéographiquement favorables. » (« Rédaction de nuit », Potlatch, n°20, 30 mai 1955 / Quarto, p.188). Et le procédé prouve son utilité à en juger par le nombre conséquent de courriers de demande de documentation ou d’abonnement reçus pendant l’importante campagne d’affichage orchestrée par L’Internationale Situationniste en 1967.

Des bandes dessinées au format poster annoncent la parution simultanée de La Société du spectacle de Guy Debord, du Traité de Savoir Vivre à l’usage des jeunes générations de Raoul Vaneigem, et du numéro 11 de L’Internationale Situationniste. Ces affiches composées de comics détournés sont collées ça et là dans Paris à l’attention de ceux qui ne connaîtraient pas encore le groupe, pour en avoir vu par exemple les publications à la Librairie La Vieille Taupe (1, rue des Fossés-Jacques, 5e), ou au kiosque du square Cluny (boulevard Saint-Michel, 5e).

Cet investissement subversif autant qu’artistique de la rue prend corps dans le cadre plus général de la critique du milieu et de l’économie de la culture, qui est omniprésente et fort précise, tant dans les pages de Potlatch que de L’Internationale Situationniste. Cette critique se fonde sur une connaissance approfondie d’une production de biens esthétiques que Guy Debord et ses camarades honnissent d’autant plus qu’ils peuvent en croiser tous les jours les effets dans les rues de leur quartier général : la principale d’entre ces rues, celle qui précisément se situe entre la rue de Buci et le mur de l’Institut où Debord avait écrit son injonction fameuse, la rue de Seine, connaît depuis la Libération un formidable essor artistique et commercial. De nombreuses galeries s’installent à ses abords, au point que leur nombre est multiplié par deux, passant de 20 à 39 dans la décennie 1950. Guy Debord connaissait ces galeries, et on peut supposer qu’il les fréquentait pour mieux fourbir ses armes : les nombreux cartons d’invitation pour des expositions conservées dans son fonds d’archives en témoignent. Au Studio Paul Facchetti (17 rue de Lille, 6e) il a pu voir Dubuffet et Michaux ; à la Galerie Iris Clert (3 rue des Beaux-Arts, Paris 6e), son ami et futur membre fondateur de l’Internationale Situationniste, Asger Jorn, et plus tard Yves Klein avec qui une exposition commune de psychogéographie avec les Situationnistes à Bruxelles échoua; à la Galerie Stadler (51 rue de Seine, 6e) il a pu conchier « le royaliste d’avant-garde » Georges Matthieu (IS, n°10, p.68) et Michel Tapié, « l’agent secret du Vatican » (IS, n°2, p.7) qui y officie en critique ; à la Galerie Rive Gauche (44 rue de Fleurus, Paris 6e), une photographie le montre devant l’une des Modifications d’Asger Jorn, Conte du Nord, l’un de ces tableaux détournés par le peintre qui se fournissait en croûtes aux Puces avant de les améliorer de quelques jaillissements de couleurs bien sentis.

C’est d’un même mouvement que les Situationnistes portent l’insurrection dans l’art et dans la vie, dont ils refusent la séparation. Ainsi la psychogéographie, qu’on ne peut désormais confondre avec les promenades surréalistes, se voit-elle sans cesse réinvestie à des fins révolutionnaires de propagande et bientôt de lutte urbaine : l’ordre du jour de la 7e conférence de l’Internationale Situationniste à Paris, en 1966, mentionnait en effet la mise au point d’une « ligne d’orientation générale préalable à une psychogéographie insurrectionnelle de Paris. » (fonds Guy Debord). Mai 68 sera l’occasion de mettre en pratique ce projet. La dimension tactique du mouvement étudiant n’échappe à personne : ainsi, pendant la nuit des Barricades du 10-11 mai, Pierre Lantenac, mémorable journaliste de France Inter, se mue en correspondant de guerre et décrit coup par coup les mouvements de troupes dans le Quartier Latin.

Les Situationnistes se trouvent sur les barricades de la rue Gay-Lussac, mais leur participation à cette bataille s’intègre dans un plus vaste champ d’opération, qui engage des considérations tant tactiques que stratégiques pour mener à bien l’insurrection populaire : dès le soir du 13 mai, le « Comité Enragés-Situationnistes » participe à l’occupation de la Sorbonne et s’empare bientôt de la salle Cavaillès, rebaptisée pour l’occasion Salle Jules-Bonnot, du nom du meneur la bande à Bonnot. Devenu le Comité d’Occupation de la Sorbonne, le groupe se trouve de plus en plus isolé parmi la foule des gauchistes et des membres de l’UNEF ; il quitte la Sorbonne le 17 et s’empare le 19 des locaux de l’Institut pédagogique national (29 rue d’Ulm, 5e). L’action s’y poursuit sous le nom de « Comité pour le Maintien des Occupations » (CMDO). Le groupe rassemble une quarantaine de personnes, on se relaie sur les lieux, les affiches sont fabriquées à Malakoff par des ouvriers en grève (Bourseiller, Vie et mort de Guy Debord, Paris, Plon, 1999, p.278), et collées à la nuit dans les rues du quartier. De fascinants documents dactylographiés témoignent de cette véritable guérilla communicationnelle : y figurent la quantité de fourniture, « 2 cartons avec 100 de chaque, SEAU, COLLE, PINCEAU », des indications d’horaires et de rues à couvrir dans la nuit, les lieux et heures pour obtenir des rallonges de munitions – « affiches, colle ». Chacun, désigné souvent par un pseudonyme (Debord est Gondi, c’est-à-dire le Cardinal de Retz), se voit attribuer une zone à parcourir. Du Pont de Sully à la rue Dauphine à l’ouest et Censier, à l’est, ces zones, figurées par un fragment de carte, sont en tout point semblables aux unités d’ambiances des plans psychogéographiques produits dix ans plus tôt…

 

Paris devient ce faisant le cadre dramatique et somptueux d’une fiction historicisante où l’on joue à la guerre en rejouant toutes les guerres. Avant que les « répugnantes années 1970 » ne soldent les comptes, les hérauts Situationnistes pouvaient encore s’adonner à leurs exploits chevaleresques dans la capitale. Debord tient de la lecture du Moyen-Âge par Huizinga ce goût de l’idéal courtois mâtiné de pessimisme qui précède l’arrogante Renaissance, à savoir ici les « trente Glorieuses » et leur nouveau capitalisme global. Par le jeu des citations et des détournements, Paris est souvent décrit comme un double des principautés florentines, via Dante, Machiavel ou Guichardin. Qu’on la vide, la détruise, y neutralise ses humeurs adverses, Paris est un terrain de guerre et de pillage en même temps qu’un lieu de fête, ceci étant peut-être conditionné par cela. La Fronde décrite par le Cardinal de Retz comme étant la dernière fête de l’aristocratie (avec le quartier du Marais pour décor) trouve un décalque dans les révoltes de Mai 1968. L’idée défendue par un numéro de L’Internationale Situationniste (septembre 1969) selon laquelle La Commune de Paris a été « la plus grande fête du XIXe siècle » repose quant à elle sur la lecture de journaux et témoignages en compagnie d’Henri Lefebvre. L’événement insurrectionnel est de fait considéré comme étant « la seule réalisation d’un urbanisme révolutionnaire », qui transpose la première fois dans l’espace de la ville la guerre qui traverse le corps social.

 

Révolution manquée, une de plus, qui fait comprendre que Paris est sans doute de toutes les villes celle qui a le plus à perdre de sa destruction et celle dont on constatera le plus tôt la disparition effective : « Paris n’existe plus ». C’est en substance ce qu’écrit rétrospectivement Debord dans le premier tome du Panégyrique : « Je crois que cette ville a été ravagée un peu avant toutes les autres parce que ses révolutions toujours recommencées n’avaient que trop inquiété et choqué le monde ; et parce qu’elles avaient malheureusement toujours échoué. » (p.1672)

Source
Ce texte est paru sous le titre « Années 1950 – Situationnisme » dans l’ouvrage collectif dirigé par Alexandre Mare, Paris une physionomie, Les Moutons électriques, mars 2013.
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1 Commentaire

  1. […] Guy et Matthieu Duperrex, Le Paris des Situationnistes, publié sur le site Urbain, trop urbain le 14 mars […]

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