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Amidou – la ville est une arène #8

Amidou – la ville est une arène #8

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C’est parce qu’il était sans papiers qu’Amidou est mort aujourd’hui.

Pourtant il aimait la France, et se rangeait lui-même dans la catégorie des « Bounty », noir à l’extérieur, blanc à l’intérieur. Évidemment ça n’a pas changé grand-chose à sa mort.

En passant par l’Italie où il avait travaillé quelques mois, il avait changé son nom, et se faisait appeler Aldo, c’est sous ce nom que je l’ai connu. J’ai peine maintenant à rassembler mes souvenirs de lui. Ses cris de joie et sa danse folle, écharpe au cou, quand le Sénégal s’est qualifié pour les quarts de final de la coupe du monde. Son regard de biais le jour du premier tour des élections présidentielles de 2002. Le bar s’est vidé d’un seul coup. Tout le monde est rentré chez soi, le cœur alourdi.

Je sais qu’il était l’unique garçon de sa famille, le treizième et dernier enfant né après douze sœurs, dans sa verte Casamance, et qu’il avait appris à tricoter bien avant de savoir sublimement cuisiner le requin aux herbes mélangées, le foie de veau au vinaigre de framboise, la pâte de piment aux amandes ou encore le gratin dauphinois de patates douces. C’est lui qui m’a fait goûter mon premier tournedos Rossini, avec le « r » roulé et une fondue de poireaux mijotée au vin blanc.

Je le revois souffler dans la cuisine à mesure que les commandes s’alignent sur les crochets, je le vois commandant des rhums bruns pour garder les yeux ouverts, je le vois tomber par terre évanoui à cause d’une de ses crises de diabète aigu et Farid qui se jette sur lui en lui donnant des claques pour le réanimer.

Je vois son regard lumineux quand il plongeait les mains avec délectation dans la pâte verte du saka-saka aux relents amers qu’il préparait parfois pour ses amis et je me remémore encore, dans l’éther flou des souvenirs trop lointains, ses tenues d’Africain tiré à quatre épingles, pantalons de costard et chaussures cirées, son ventre rond, son sourire large, son rire en éclat sous ses pommettes hautes et altières.

En fait, je ne me souviens avec netteté que de son visage amaigri et tellement pâle malgré le maquillage, qui dépassait du cercueil ouvert, comme coupé-décapité. Béance dans laquelle les yeux, rendus hagards, plongent sans rien voir et sont aspirés par l’incompréhension que provoquent les drames. Ce n’est que vingt jours après l’accident que des cousins éloignés, suppliés par la famille restée au pays, et tenus par la bienséance, avaient enfin fait sortir son corps de la morgue pour offrir, à contrecœur, à Amidou/Aldo le mauvais musulman qui boit trop et qui vit dans le péché avec une femme française, cette cérémonie au centre médico-légal du quai de la Râpée, devant la Seine, un jour d’hiver.

Les mains jointes en coupole sous leurs visages emmurés dans le rituel, leurs visages sombres coiffés de petites toques brodées d’un blanc immaculé, ils priaient, et leurs voix s’élevaient en cœur, réchauffant la pièce glacée à peine éclairée par un vitrail percé très haut dans le mur, éclat froid et diffus. Peu de personnes pleuraient et les Français se serraient dans les bras comme ils le font entre eux, comme pour s’étouffer le chagrin les uns aux autres. Plus personne ne parlait de l’accident, comme s’il était déjà lointain pour ne pas dire accepté, comme on accepte la fatalité, un événement désormais classé – pourtant…

Chacun avait refait la scène avec des « si », parce que je ne connais personne qui ne verse dans la faiblesse de se dire, pendant une heure, pendant un jour, pendant un mois – en spirale : il n’aurait pas dû essayer de fuir, peut-être qu’ils ne l’auraient même pas arrêté, sa copine ne les aurait pas laissé faire de toute façon, ces voisins mais de quoi ils se mêlent franchement, tapage nocturne ouais franchement appeler les flics pour une engueulade, je me demande s’ils appellent les flics si facilement si le gars est blanc, et puis même, il ne voulait retourner en prison à aucun prix, c’est sûr mais quand même, pourquoi mais pourquoi le balcon, le balcon, le balcon…

Cette nuit-là, et puis au cimetière de Thiais, dans le carré des indigents – ceux dont le corps n’est pas réclamé par leurs proches – au bout d’une allée où aucune tombe ne porte de nom, une dalle de béton avec un numéro.


La ville est une arène où les hommes sont dissous, c’est la série de l’été sur Urbain, trop urbain. Dix rencontres entre les textes de Jessica Bierman-Grunstein et les dessins de Sébastien Mazauric, alias Uttarayan… … à suivre par ici.

Auparavant

Svetlana – la ville est une arène #7

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Rosémé – la ville est une arène #9

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