Monuments

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Il arrive qu’on se laisse abuser par les mots, évidemment. Et quand on lit, par exemple, qu’Istanbul est la Rome de l’Orient méditerranéen, on pourrait imaginer ce palimpseste de monuments qu’on trouve encore dans la première capitale de l’Empire : arches, forums, voies, colonnes, théâtres, Colysée, traces de cirque, palais, basiliques, laissés là ou empilés, réinterprétés au fil de quelque siècle vengeur ou condescendant, et que le détour d’une ruelle ou l’ampleur d’une avenue révèle. On arrive à Rome au sentiment océanique cher à Freud, né de la coexistence possible de plusieurs époques dissoutes mais possiblement dressées par un imaginaire solide sur les bases d’un urbanisme volontaire. Dans les rues et sur les places d’Istanbul, on fait sans : les ruines sont des ruines, une ruine de rempart un ancien rempart, une ancienne basilique une mosquée nouvelle, une petite chapelle s’appellera musée pour la tranquillité d’âme de la population. Mais pas de vertige des époques, pas dans l’épaisseur des murs en tout cas.

Et donc à part les mosquées dans la ville, un aqueduc au loin, un palais aux musées si peu visités, ou quelques ruines de remparts, romains ou génois, une tour qu’on nommera Galata sans qu’on sache bien pourquoi, on ne trouvera pas de monument, pas d’outil ravivant la mémoire des temps oubliés. On lira que les Grecs ont bien passé par là, les Romains orienté leur empire, les Allemands inventé une Byzance sur les ors des mosaïques parsemées aux voûtes des basiliques, mais jusqu’aux Ottomans, pas de monument. On lira même qu’ils n’en voulaient pas de monuments : un bazar ici, une mosquée là, avec ses écoles, son hôpital, son hammam, et un palais tout en pavillons. Préférer ce qui circule à ce qui reste— le Bosphore à la mer Marmara.

Enfin libérés des murs et du marbre on pourra regarder les gens. Les rides, les corps et les gestes des habitants. Ceux qui exotisent, car les autres, on les connaît déjà, vus là comme ailleurs, puisque la mondialisation passe aussi par là, bien sûr. Mais ici, on voit :

– un geste au seau d’eau sur le trottoir pour rafraîchir une place à l’ombre,

– des plongeons d’adolescents depuis le pont Galata et une pêche à la sangsue, à même le sang,

– des tabourets près des murs et le café aux lèvres qui soufflent la fumée et aspirent le marc,

– des chariots poussés, tirés, des sacs portés, des bras retournés, des plateaux suspendus par un anneau au doigt pour livrer le thé à l’atelier d’à côté,

– des harengs qui fument au bord de l’eau devant une femme accroupie sur le tapis aux enfants et au mari,

– des rides profondes aux peaux tannées par un soleil rural ou marin, en tout cas pas urbain, avec les cals aux mains.

On pourrait être chez Pasolini, Mamma Roma n’est pas loin, Accatone est là. Il tient le mur, je le vois. Visages antiques pris dans les angles de la mégapole qui croît. Ici sont les sédiments d’Istanbul, par millions en 50 ans d’exode qui les pose là et qui ne s’achève toujours pas.

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Pas folles, les herbes #3 Istanbul

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Piéton rouge piéton vert — Relations urbaines #26

1 Commentaire

  1. William Lemoine-Thieffine
    à

    Bravo.

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