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Croire aux fauves, ou écrire en zone de métamorphose

Croire aux fauves, ou écrire en zone de métamorphose

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Avec “Croire aux fauves”, Nastassja Martin scelle un récit d’identité fracturée entre deux cosmologies. Un récit où, comme le soulignait Georges Bataille, rien ne nous est plus fermé que cette vie animale dont nous sommes issus. Et cependant, la traversée des frontières est riche de métamorphoses pour penser l’avenir.

À propos de Nastassja Martin, Croire aux fauves, Gallimard, coll. « Verticales », Paris, 2019, 150 p.


« Qu’est-ce que je viens faire ici[1] ? » … « “Rien, je ne vois rien”, c’est en ces tristes termes que s’ouvre mon carnet de terrain[2]. »

C’est ainsi que Nastassja Martin rapporte ses premières impressions au début de sa thèse d’anthropologie consacrée au peuple animiste Gwich’in, vivant à l’est de l’Alaska. L’anthropologue doit se confronter à un ailleurs radical et à des êtres tout autres qui pourtant devraient être des semblables – des êtres humains comme elle… Après tout, l’approche d’un objet à étudier, cela ne va pas de soi, même dans les sciences dites « dures » – l’œil non aguerri se penchant sur un microscope ne « voit rien » ; mais dès les commencements de l’anthropologie, ses pratiquants ont souligné une difficulté supplémentaire : en tant qu’être humain, je fais partie de l’objet à étudier – me voilà partagé entre la position de sujet surplombant son objet et pourtant pris moi-même dans ce que je prétends objectiver. Chacun à sa manière, de nombreux ethnologues, ethnographes, anthropologues ont témoigné de cette perte de soi en présence de l’altérité géographique et « culturelle[3] ».

« L’étranger souffre de la coupure radicale d’avec son monde, qu’il a pourtant ardemment désirée ; la souffrance psychique et corporelle l’enferme dans un en-lui-même mélancolique[4]. »

Pourtant, Nastassja Martin remarque que c’est précisément cette souffrance qui lui a permis d’entrer en relation avec les « autres », ceux qui appartiennent à son objet d’étude :

« Ma souffrance me propulsa vers la leur. L’alcoolisme, la drogue, la violence – familiale, conjugale, les maladies et les cancers, les morts et les suicidés, partout et tous les jours, évoquèrent pendant de nombreux mois le trouble, le chaos qui m’agitait intérieurement[5]. »

Remarquons tout de même une différence dans la symétrie spéculaire : l’anthropologue, en principe, a choisi son terrain ; les populations qu’elle est censée observer n’ont pas choisi d’être perturbés, « dépaysés » par l’avancée du monde moderne, mais, tout compte fait l’anthropologue elle-même vit dans sa chair non seulement la séparation d’avec son monde, mais aussi la dégradation du monde.

Nastassja Martin s’est formée à l’anthropologie dans le sillage de Philippe Descola, elle s’est confrontée à des populations profondément habitées par le chamanisme. Elle est évidemment bien placée pour savoir à quel point notre ontologie ou cosmologie « naturaliste » nous conduit non seulement à des catastrophes dans nos relations avec la « nature », mais aussi combien elle biaise notre approche des « croyances » dès qu’il s’agit d’autres « cultures » que la nôtre. Autrement dit, la position épistémologique d’une anthropologue issue d’une culture naturaliste est bien difficile : le sujet connaissant ne peut pas prétendre pouvoir « purifier » les catégories de son entendement en éliminant tout ce qui n’est que croyances, imagination et préjugés ; son « objet d’étude » lui-même est bien difficile à « construire » – qu’il s’agisse d’objets de la « nature » ou d’objets « culturels[6] » …

Une zone de conflit

La tentation doit être grande pour une anthropologue, issue d’un collectif « naturaliste », mais ayant appris qu’il existe d’autres cosmologies, de passer de l’autre côté… Mais est-il vraiment possible de passer d’une ontologie à une autre ? C’est une expérience extraordinaire de « passage » que relate le livre Croire aux fauves. Il s’agit d’un récit et non d’un compte-rendu d’enquête, non d’une analyse théorique et méthodique d’anthropologie. Le récit d’une expérience vécue.

La narratrice[7] tente de rapporter ce qui a rendu possible cette rencontre entre un ours et une femme, dans laquelle chaque protagoniste a failli perdre la vie, en est sorti vivant mais marqué dans son corps – pour tous les deux de manière certaine selon les deux points de vue ontologiques – et dans son âme – certainement pour la protagoniste « naturaliste », laquelle, compte tenu de son glissement vers l’animisme, doit supposer une réaction symétrique dans l’âme de l’ours.

On ne peut pas rendre compte d’un récit : il faut le lire. D’autant qu’il s’agit du récit d’un passage de la limite, d’un franchissement. Le récit a manifestement aussi comme fonction de permettre à celle qui a vécu l’événement de le nommer. Il s’agit pour elle de retracer le chemin qui l’a menée à cette rencontre dramatique avec l’ours et les questions que cette rencontre soulève.

Le point de départ, c’est bien sûr l’intérêt de la narratrice pour les collectifs chamaniques du Grand Nord : le récit n’est pas situé en Alaska (comme l’objet de la thèse de Nastassja Martin), mais en face, du côté russe. Après sa rencontre avec l’ours, elle est recueillie dans un dispensaire au cœur d’une base secrète d’entrainement de l’armée :

« Ironie du sort. Le dispensaire se trouve au village clé, c’est là que nous avons atterri derrière les barbelés et les grillages, derrière les miradors, à l’intérieur de la gueule du loup. » (16)[8]

Et, on le comprend vite, le récit n’est pas seulement celui de la perte et de la recherche d’une identité personnelle, une traversée de frontière entre homme et animal, mais aussi celui d’un franchissement d’autres barbelés non métaphoriques : du naturalisme à l’animisme, de l’Alaska (monde « libre » de la thèse), à la Russie (restes de guerre froide, bombardements expérimentaux, hôpitaux désuets, etc.). Ce qui devait rester secret a déjà été mis au jour par l’anthropologue enquêtrice : décrire la population Évène, ce n’est pas seulement décrire sa situation-limite de survie dans le Grand Nord, ce n’est pas se contenter de décrire les « croyances » qui permettent aux chasseurs d’entrer en relation avec les vivants qui partagent ces « conditions naturelles » ; c’est aussi décrire ses relations avec l’autre monde – celui qui appuyé sur sa cosmologie naturaliste a développé l’expansion d’une puissance apparemment illimitée. Dans sa thèse déjà, Nastassja Martin avait décrit comment les populations faisant l’objet de son étude se heurtaient non seulement à l’expansion de l’exploitation pétrolière mais aussi aux préoccupations écologiques prétendant « défendre la nature » en créant des zones de protection entrant en conflit avec le déploiement des activités « indigènes ». Et bien sûr, d’un côté comme de l’autre (Alaska ou Kamchatka), le « choix » laissé aux « indigènes » : ou la survie de plus en plus difficile au sein de la communauté d’origine ou l’intégration à la société triomphante. À propos du « village clé » où elle atterrit pour être soignée, la narratrice écrit ceci :

« Je ne suis pas censée savoir que c’est sur ce pauvre bout de terre qu’ils envoient des bombes chaque semaine depuis Moscou pour mesurer leur portée et atteindre les rives américaines du détroit en cas de guerre ; je ne suis pas non plus censée savoir que tous les indigènes du coin, Évènes, Koriak, Itelmènes, pour ce qu’il reste d’eux, sont enrôlés ici, parce que, sans rennes et sans forêts, l’absurdité devient la norme et qu’ils en viennent à se battre pour leurs tortionnaires. Sauf que je le sais, depuis le début, je le sais parce que c’est mon métier de savoir ces choses-là. » (15)

On le voit, l’objet d’étude de l’anthropologue s’est bien largement augmenté, il n’est pas seulement culturel, social, mais aussi « naturel » – « nature » selon quelle ontologie ? –, mais encore politique. Et ce qui fait la force de ce récit, c’est que sa narratrice vit dans son corps et dans son âme le franchissement des frontières pour penser autrement les rapports entre les vivants humains et non-humains – et plus spécifiquement le rapport aux fauves ; très généralement les rapports culture-nature ; les frontières politiques entre humains et leurs conséquences très concrètes sur les terres et territoires, jusque dans leurs incidences sur les manières d’envisager la médecine… Dès lors, l’œil anthropologique de la narratrice se retourne sur les pratiques et les discours médicaux de sa propre société : elle note de manière très fine une opposition entre les « préjugés » partagés par les représentants de la médecine « occidentale » à Paris vis-à-vis de la médecine pratiquée en Russie, et aussi des « préjugés » de médecins provinciaux par rapport à leurs homologues parisiens (et vice-versa). Le récit de l’expérience de la narratrice fournit un contrepoint ironique à la relation de ces préjugés.

« Je m’étais habituée à l’idée que ma mâchoire soit devenue le théâtre d’une guerre froide médicale franco-russe, mais je ne m’attendais pas à ce que vienne s’y loger, en plus, les rivalités entre hôpitaux parisiens (qualifiés d’“usines”) et hôpitaux de province, censés être à taille plus humaine. » (70)

Dans son récit, la narratrice conserve toujours cet œil anthropologique très acéré. Mais, bien évidemment, les motifs qui, l’ont poussée à la rencontre de l’ours se situent en deçà ou au-delà de sa position « scientifique » d’anthropologue : sont en jeu toutes les questions qui tournent autour de son identité. Et, en premier lieu, son identité d’occidentale élevée dans la cosmologie-ontologie « naturaliste » ; mais, on le comprend par quelques allusions, cette position est probablement lézardée dès la petite enfance par une mère qui s’intéresse à l’astrologie (90).

On l’a vu, cette identité est nécessairement mise en cause par la rencontre avec le chamanisme et son opposition symétrique au naturalisme[9]. L’opposition entre les deux ontologies est telle que celui ou celle qui s’en approche semble être mise devant une alternative sans compromis possible : ou bien rejeter en bloc ou bien succomber à la fascination… Mais la fascination en tant que telle ne permet pas d’écrire, et le récit proposé par Nastassja Martin n’est pas un traité d’anthropologie ni un écrit purement littéraire[10]. L’usage que fait la narratrice de sa position intermédiaire entre les deux cosmologies reste difficilement qualifiable, et pourtant c’est ce point qui touche fondamentalement la question de son identité.

Elle aborde ainsi la question : « Comment faire avec mes problèmes de fauves ? » (91) Le fauve, ici, n’est pas seulement une métaphore de la « sauvagerie » propre à chacun, celle qui se manifeste dans nos fantasmes et nos rêves, et qui fait que nous pouvons avoir besoin d’entretiens psychologiques… En tant que lecteur, il serait possible d’énoncer ceci : Nastassja Martin a profité de sa proximité avec le chamanisme pour tenter de franchir la frontière homme/bête, mais pourquoi ?

Georges Bataille dans sa Théorie de la religion et dans Lascaux ou la naissance de l’art[11], fait de la transgression entre vie animale et vie humaine la source de la religion, de l’art et de la fête. On peut certes discuter l’importance qu’il accorde au rôle de l’interdit, du sacrifice, de la transgression, mais il y a dans ces textes des éléments importants pour saisir ce qui nous échappe, à nous les tenants d’une cosmologie naturaliste, dans nos relations avec la bête. Pourquoi se confronter aux fauves ? « Rien n’est plus fermé, à vrai dire, ne nous est plus fermé que cette vie animale dont nous sommes issus » écrit Georges Bataille[12]. Et pourtant :

« L’animal n’est pas pour nous fermé et impénétrable. L’animal ouvre devant moi une profondeur qui m’attire et qui m’est familière. Cette profondeur en un sens je la connais, c’est la mienne. Elle est aussi ce qui m’est le plus lointainement dérobé[13]. »

En quelque sorte, le fauve de la narratrice, c’est la mise à l’épreuve de ce que dit Georges Bataille de l’animal, augmenté par le chamanisme. C’est ce fauve et sa rencontre qui font que pour la narratrice, les métaphores sont inutiles : les barbelés du camp militaire russe sont réellement une gueule de loup. L’ours qui l’a blessée n’est pas une image !

Grotte Chauvet, la grande fresque de la salle du fond.
Grotte Chauvet, la grande fresque de la salle du fond.

Accueillir la métamorphose

Grâce à cette rencontre dramatique, et grâce à sa position animiste, la narratrice s’est métamorphosée. Avant même l’événement, ses amis évènes l’avaient surnommée matukha qui signifie « ourse » du fait de ses rêves et de son intérêt pour l’animal. Mais depuis, elle est devenue une hybride, miedka – ours et femme mêlés (131) –, elle est donc repoussée, elle est « tabou » pour certains dans la communauté chamanique, et l’événement auquel elle a réchappé peut la faire passer pour folle aux yeux de sa communauté naturaliste. Et du coup une question est de nouveau posée : comment vivre cette identité double, cette métamorphose ? Dans un premier temps, la narratrice cherche à formuler une loi à partir de cet événement unique :

« Ce n’est pas une pensée que je voudrais verbaliser ; je préfère l’écrire : aujourd’hui, assise au bord de la rivière dans la neige mouillée j’écris qu’il existe une loi implicite, silencieuse. Une loi propre aux prédateurs (…). La loi est la suivante : lorsqu’ils se trouvent, s’ils se trouvent, leurs territoires implosent, leurs cheminements usuels s’altèrent et leurs liens deviennent indéfectibles. Il existe une suspension du mouvement une retenue un arrêt une stupeur qui saisit les deux fauves pris dans la rencontre archaïque – celle qui ne se prépare pas, celle qui ne s’évite pas, celle qui ne se fuit pas. » (137-138)

Cette rencontre est évidemment destructrice des limites imposées par tout système culturel, et n’est-ce pas dans le fond l’un des moteurs puissants qui pousse l’anthropologue à sortir de son collectif pour se dépayser et aller voir ailleurs ? Mais la narratrice le dit à plusieurs reprises : l’expérience de la vie dans un collectif imprégné d’animisme est difficile. Elle dit son besoin de solitude et de rupture « avec ce système de significations et de résonnances qui menacent (sa) santé mentale. » (135) Pourtant il est impossible de vivre sans ces mondes sans frontières ou aux frontières implosées.

« L’événement est : un ours et une femme se rencontrent et les frontières entre les mondes implosent ».

Mais un peu plus loin, elle écrit :

« Est-il possible de vivre sans cette fureur qui pulse au fond de nous, qui menace périodiquement de tout anéantir ? Il faudrait toujours être sûrs de pouvoir revenir. Revenir de l’autre monde comme Perséphone. » (134)

Elle suggère que l’époque nous oblige à « sortir » de notre monde, à briser les frontières… parce que déjà se manifeste des modifications sur la Terre qui désorientent toutes les cosmogonies et les ontologies. Bien sûr, c’est d’abord l’ontologie naturaliste qui se met en cause – cette mise en cause constituant même l’un des moteurs de la démarche anthropologique moderne et contemporaine. Mais ce sont aussi tous les signes qui se brouillent pour tout le monde quelle que soit l’ontologie à l’œuvre.

« Au sortir du no man’s land tant espéré de la montagne du glacier du plateau d’altitude, finalement moins dépeuplé que je l’imaginais, il ne me reste que peu de certitudes. La stabilité des êtres et des choses m’échappe, leur organisation en systèmes intelligibles et institués me fuit, la possibilité de leur pérennité dans le temps me déserte. Mes “données’’, celles que j’avais soigneusement collectées, celle que j’avais commencé à mettre bout à bout pour créer un monde – celui que je voulais partager avec mes contemporains – gisent à présent à mes pieds comme autant de liens brisés qu’il faudra bien, plus tard, réagencer autrement. » (138)

La rencontre avec l’ours permet ainsi à la narratrice de faire l’expérience de ce qui échappe à tout processus de rationalisation, d’homogénéisation… En 1929, Gorges Bataille nomme hétérologie l’étude de ce qui échappe au discours rationnel ainsi qu’aux pratiques ordonnées :

« Lorsqu’on dit que l’hétérologie envisage scientifiquement les questions de l’hétérogénéité, on ne veut pas dire par là que l’hétérologie est dans le sens habituel d’une telle formule, la science de l’hétérogène. L’hétérogène est même résolument placé hors de la portée de la connaissance scientifique qui par définition n’est applicable qu’aux éléments homogènes[14]. »

Bien que Georges Bataille ne soit pas explicitement mentionné dans le texte qui suit, l’« exogène » fait écho à l’heteros de l’hétérologie :

« Je dis que rester en vie en face de l’ours comme face à “ce qui vient’’ dans ce monde-ci, c’est accepter la reprise en forme de transformation structurelle. (…) La forme se reconstruit selon un schéma qui lui est propre, mais avec des éléments qui sont, eux, tous exogènes. » (79)

Et pourtant en tant qu’anthropologue, il faudra nécessairement remettre de l’ordre, dans ce chaos… Sortir, revenir de l’autre monde, oui en refaisant de l’anthropologie, mais autrement encore. Pourquoi ? se demande-t-elle.

« Parce qu’il faut vouloir vivre plus loin, comme disent tous ceux qui habitent ici dans la forêt sur la rivière sous le volcan. Il faut pouvoir vivre après avec et face à cela ; juste vivre plus loin. » (138)

Elle quitte son « terrain », ses amis, surtout son amie, probablement sa seconde mère, Daria, celle qui l’a aidée à devenir « hybride » et qui l’a soutenue lorsqu’elle a été rejetée par un membre du collectif et de la famille de Daria… Daria : « Alors tu pars ? Je pars. Il n’y a rien à faire pour te retenir ? Non. Tu vas faire quoi ? Ecrire. Sur quoi ? Sur nous, sur vous, sur ce qui vient. Qu’est-ce qui vient ? L’impensable. » Et Nastassja Martin va le faire en anthropologue.

« Je luis dis : Daria je vais faire ce que je sais faire, je vais faire de l’anthropologie. Et comment ça se fait l’anthropologie ? (…) Je ne sais pas comment ça se fait Daria, je sais comment moi je fais. Tu écoutes ? J’écoute. Je m’approche, je suis saisie, je m’éloigne ou je m’enfuis. Je reviens, je saisis, je traduis. Ce qui vient des autres, qui passe par mon corps et s’en va je ne sais où. » (146)

Le temps du mythe

Il existe dans ce récit un point qui reste difficile à cerner : la narratrice affirme que c’est « le temps du mythe » qui s’ouvre par cette rencontre entre un ours et une femme. (137) Qu’est-ce à dire ? De retour en France après cette rencontre, elle s’interroge : comment comprendre ce qui s’est produit là ? Le recours aux symboles de la mythologie, l’interprétation psychologique ne sont pas refusés, mais ne suffisent pas :

« Je travaille depuis des années dans un Grand Nord bouleversé par des mutations profondes. Je sais faire avec les métamorphoses, l’explosion, le kairos, l’événement. Je trouve quoi dire, parce que la situation de crise me paraît toujours bonne à penser ; parce qu’elle recèle la possibilité d’une autre vie, d’un autre monde. » (85)

Dans un article écrit en collaboration avec le philosophe et pisteur de fauves Baptiste Morizot, Nastassja Martin développe une thèse fort intéressante : devant les métamorphoses des réalités humaines et non-humaines, les deux ontologies (naturaliste et animiste) sont déboussolées. La biologie « naturaliste » ne sait comment aborder l’apparition d’animaux hybrides et les animistes rencontrent des difficultés pour entrer en relation avec les « âmes » des non-humains. Ainsi le naturalisme comme l’animisme, loin d’être des cosmologies fermées et, de plus, symétriquement opposées, sont elles-mêmes capables de se transformer pour aborder ce « temps des métamorphoses » ; c’est ce que les auteurs de l’article proposent de nommer « le temps du mythe ». Pour aborder ce temps du mythe, chacune des ontologies pourrait trouver un chemin pour sortir du face à face entre elles :

« La situation qui permet de déployer notre réflexion dans ce texte, c’est précisément une sortie du face à face entre animisme et naturalisme (opposition coloniale historique et symétrie anthropologique), pour imaginer quelques temps, dans un espace suspendu, de les envisager côte à côte, face à autre chose. Bruno Latour parle d’être face à Gaia[15] ; nous appelons cela, à un niveau moins cosmique : être face aux métamorphoses environnementales, à l’instabilité climatique, et aux manières dont elles transforment massivement les comportements des vivants et les collectifs humains qui sont pris dans des relations avec eux[16]. »

Belle perspective pour un temps chaotique !

Voilà en quelque sorte ce que c’est ce temps du mythe : le temps qui fait exploser tous les repères, toutes les limites qui permettent de « faire monde » – parce que le monde où il se déroule n’est pas encore constitué en monde (cosmos). Le temps où les barrières entre les vivants, entre « forces de la nature » en nous et hors de nous ne sont pas stabilisées, à partir duquel des récits vont se constituer, de nouvelles identités, de nouvelles relations peuvent se penser.

 « L’incertitude, une promesse de vie. » (147)

Tom Uttech, Enassamishhinjijweian, 2009 (Crystal Bridges Museum of American Art)
Tom Uttech, Enassamishhinjijweian, 2009 (Crystal Bridges Museum of American Art)

Notes

[1] Nastassja Martin, Les âmes sauvages. Face à l’Occident, la résistance d’un peuple d’Alaska, La Découverte, Paris, 2016, p.16.

[2] Ibid. p. 23.

[3] Citons simplement Michel Leiris et Claude Lévi-Strauss…

[4] Nastassja Martin, Les âmes sauvages, op. cit., p.23.

[5] Idem.

[6] L’une des meilleures références concernant ces questions épistémologiques me paraît être Nous n’avons jamais été modernes de Bruno Latour, sous-titré Essai d’anthropologie symétrique (La Découverte, 1991).

[7] J’emploierai « la narratrice » pour désigner celle qui dit « Je » dans le récit et l’anthropologue ou Nastassja Martin pour désigner l’auteure de travaux d’anthropologie. La question de l’identité est au cœur de ce récit.

[8] Nastassja Martin, Croire aux fauves, Gallimard, coll. « Verticales », Paris, 2019, p. 16. Dorénavent, la pagination concernant les citations de ce récit sera indiquée entre parenthèses.

[9] Voir à ce propos Philippe Descola, Par-delà Nature et culture, Gallimard, Folio essais, Paris, 2017, p.221 : là où les naturalistes considèrent que les êtres humains diffèrent de tous les autres êtres par leur âme (leur « intériorité ») – et qu’ils possèdent de nombreux traits communs par leur physicalité (leur corps), les animistes opposent les êtres suivant leur physicalité, mais affirment que leurs intériorités (leurs âmes) peuvent entrer en relation.

[10] On peut penser, par exemple, qu’un écrivain comme Volodine n’aurait pas pu écrire son œuvre littéraire sans une certaine fascination pour le monde ouvert par le chamanisme comme moteur ; mais l’écriture suppose aussi une prise de distance.

[11] Cf. Georges Bataille, Théorie de la religion (Gallimard, Paris, 1948) et Lascaux ou la naissance de l’art (Skira, Paris, 1955). La narratrice fait référence non pas à Georges Bataille, mais aux peintures rupestres de Lascaux, pages 73 et 137.

[12] Georges Bataille, Théorie de la religion, p. 27.

[13] Ibid. p. 30.

[14] Georges Bataille, « La valeur d’usage de D.A.F. de Sade » (1929), dans Œuvres complètes. II, Écrits posthumes, 1922-1940, Gallimard, Paris, 1970, p. 62.

[15] Bruno Latour, Face à Gaïa, La Découverte, Paris, 2015, p. 117 : « Gaïa, la hors-la-loi, c’est l’antisystème. »

[16] Baptiste Morizot et Nastassja Martin, « Retour du temps du mythe. Sur un destin commun des animistes et des naturalistes face au changement climatique à l’Anthropocène », Issue. Journal of Art & Design, no1, 2019, p. 1‑17. [URL: https://issue-journal.ch/focus-posts/baptiste-morizot-et-nastassja-martin-retour-du-temps-du-mythe/]

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