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Petropavlovsk, ville du bout du monde

Petropavlovsk, ville du bout du monde

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Petropavlovsk, Petropavlovsk. Cette ville était rapidement devenue “PK” dans nos échanges de mails. PK : j’aime l’abstraction de cette dénomination qui claque dans le silence géographique de la carte… comme une cible militaire. Je ne me sens pas capable de proposer de PK une conception unifiée, cohérente ni spécifique. Ce qui distingue PK des autres villes, je n’en sais rien. Peut-être toutes les autres villes ont-elles d’ailleurs quelque chose de PK.

PK n’était pas belle à nos yeux, aucun attribut ne semblant avoir été pensé pour en faire une ville « à visiter ». Cependant l’horizon de PK, son pays, son ciel : en un mot, sa géographie, la rendent unique. Dès notre arrivée à l’aéroport de Petropavlovsk-Kamtchatski, ce fût saisissant. Nichée au fond de la baie de l’Avacha, PK tapissait nos pupilles d’un flou paysager servant de cadre à deux immenses volcans actifs. Le Koriaksky et l’Avachinsky sont des puissances telluriques avec lesquelles la cité des hommes ne peut lutter. Nous allions marcher dans cette direction, des centaines de kilomètres à travers taïga, toundra, vallées, rivières, et surtout les monts et volcans de cette région de l’extrême orient sibérien. Cette nature sauvage et dominante qui encercle PK, peut-on s’y habituer ?

PK s’étend, fuyante, tout le long du côté droit de la baie. Elle est décousue, sa trame peu lisible. Le bossellement de son sol y est propice à une répartition chaotique des habitations, qui s’amoncellent par grappes. Si les artères majeures qu’encombrent les 4×4 coréens et japonais à « l’heure de pointe » sont goudronnées, les petites rues de desserte sont souvent des chemins de terre toute simple, aux ornières accueillantes. L’état de la chaussée désespère moins les russes en hiver, lorsque neige et gel abolissent les cahots.

L’idiosyncrasie russe impose tout de même quelques points de repères, telles ces pauvres barres de béton sans âme que vous rencontrerez dans tous les anciens pays soviétiques. Ici et là, les couleurs que le temps a délavées animent d’une pâle illusion quelques maisons ou immeubles. Plus au centre, à Milkovo, la troisième ville de la péninsule, les barres sont ornées du portrait de Youri Gagarine, ou d’une colombe tenant un rameau d’olivier dans son bec, avec le mot MIR, « Paix » en toutes lettres. Mais les façades de PK sont surtout défraichies et austères. L’hiver y est rude ; le gel et la neige y entament jusqu’au béton armé.

PK, ou la ville devenant anonyme, comme ces petits pains industriels que l’on trouve partout dans la péninsule, toujours les mêmes, immuables. La place publique existe à PK. Car il faut — n’est-ce pas ? — des places publiques pour les monuments, pour les célébrations, pour l’histoire… pour le contentement du touriste. L’effigie de Lénine, une de ces statues dont le moule est à présent brisé, est bien là devant le Grand théâtre. Nous attestons. Ci-gît le soviétisme, ses peintures industrielles rouges, ses glorieux combattants en fresque, les faucilles et autres marteaux. Mais Béring et La Pérouse sont aussi là et parasitent le trop parfait inventaire des meubles de famille. Les premiers découvreurs de PK ?

Port quelconque, débarcadères essaimés dans la dentelle des criques et qui servent de havre aux chalutiers et autres esquifs. En face de PK, nous savons qu’une importante garnison militaire tenait sa base, armée de plusieurs sous marins nucléaires. Sourde menace, mais chiquenaude à côté du temps des volcans. Il va sans dire que les étrangers, mais pas davantage les russes civils n’y ont accès. Il suffit de regarder une carte du monde pour constater la position stratégique du Kamchatka, bande de terre s’étirant entre les mers de Béring et d’Okhotsk, en face des Etats-Unis et au nord du Japon. À PK, il n’y que la pêche et l’armée, ou l’armée et la pêche. Alors la nuit, à PK, la signalisation lumineuse ne clignote plus qu’en orange pour quelques rares véhicules. Toutes les petites rues s’effacent derrière un rideau noir et silencieux.

Yelizovo, deuxième ville du Kamchatka, forme avec PK une seule et même agglomération. Rues bordées d’arbres, petits parcs aménagés, habitat moins marqué de soviétisme… La ville est plus amène. Les petites maisons de bois y ont de petits jardins, clos de petites barrières. Le rafistolage — seconde nature architecturale — nous laisse une image de touchante fragilité dans ce décor où la forêt comme les montagnes contrastent par leur force. Alors que les incendies s’étendaient en périphérie de Moscou, nous ne voyions ici que la densité des bois s’étendre, à perte de vue, jusque sur les flancs des deux volcans. Impraticable, infranchissable et âpre, comme nous l’apprendrons, la forêt achève d’isoler PK dans une géographie du bout du monde. On ne gagne cette ville que par mer ou par air.

PK, c’est aussi la morne neutralité de ces bâtiments administratifs. Quand on en a vu un… Juste la petite plaque bleue pour dire ce que c’est, ne pas confondre ainsi les fonctions de la chatouilleuse administration. On sort du bistrot, vite vite, où avalés soupes, raviolis, beignet ou viandes panées mayonnaise, nous préparons notre expédition, notamment nos rudes tractations avec les autorités de la Réserve naturelle du Kronotski. Ce faisant, nous faisons plus ample connaissance avec la population de PK. Nous croisons des vendeurs sous kiosque de chaussons — choux ou viande dedans —, des vendeurs de fruits et légumes, des vendeurs de kwas, boisson au goût tellement infâme que l’Oblomov de Gontcharov en remplissait son encrier — il ne doit pas y en avoir de meilleur usage.

Nous apprenons à ne pas nous fier aux treillis, la garde robe principale, et aux gueules cassées et patibulaires des géants slaves. Leurs ancêtres sont venus conquérir les territoires de l’est en passant par la Sibérie et le nord. Les minorités locales, les Itelmènes, les Koriaks et les Évènes rappellent immanquablement les Inuits ou bien Dersou Ouzala. Certains continuent à vivre leur vie d’éleveurs de rennes nomades, une vie qu’on imagine à la dure, où il faut sans cesse se déplacer selon les besoins du troupeau, où l’on ne possède que le strict minimum. Mais nous n’avons fait que les imaginer, car ils vivent bien plus au nord. Nous allions juste un temps devenir à notre tour des itinérants du Kamtchatka.

PK disparaît, et la civilisation avec — quelques kilomètres seulement et une improbable piste reliant les villages kamtchadales vous la fait oublier, un regret peut-être, avec le mal au reins. Quitter PK. Je me demande si PK n’est pas l’autre nom de ce que nous quittons quand la ville ne nous tient plus, qu’elle est un territoire sans essence particulière, un reflet dans la vitre d’un compartiment du train en partance.


NDLR : Thomas Cauquil et ses compagnons du groupe Cap sur l’extrême (Thibaut Foucher, Thibaut Mary, Jacques de Soyres et Vincent de Soyres) ont traversé le Kamchatka à pied, durant 700 kilomètres, sans chemin, à la rencontre des volcans et des ours. Leur étonnant parcours de baroudeurs est décrit dans le détail sur leur site Internet, avec de nombreuses images ; et si l’envie vous prend de les connaître davantage, un groupe Facebook existe.

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Passe et repasse, belote et rebelote

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Terrain de jeu — Relations urbaines #22

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