À la recherche de Byzance
Arrivé à Istanbul, n’ayant pas eu de temps pour préparer sérieusement cette brève incursion, j’ai recherché des traces de Byzance et de Constantinople…
À Rome, on recherche les couches archéologiques, principalement la Rome antique et celle de la Contre-réforme. Les signes, les traces sont politiques et religieuses. À Jérusalem, on cherche les marques de la présence juive, musulmane et chrétienne. Chaque quartier s’y définit par la religion qui y domine : le quartier arménien, le quartier juif, le quartier juif-orthodoxe, le quartier chrétien, les « lieux saints », l’espace des mosquées, le « mur de l’ouest »… les hommes, les femmes, l’architecture portent tous les signes du religieux.
Mais, contrairement à Rome, où s’affirme finalement dans l’espace urbain le christianisme catholique de la Contre-réforme, contrairement à Jérusalem où les trois religions du Livre et leurs variantes multiples se déploient avec frénésie, à Istanbul, c’est l’Islam qui semble se manifester par la multiplication des mosquées effaçant presque tous les autres signes religieux. La mosquée bleue — ou Sultanahmet Camii — construite par Sinan l’architecte de 1609 à 1616 sur l’emplacement de l’ancien palais byzantin, donne leur modèle à toutes celles qui scandent l’espace de la ville, avec leurs coupoles et minarets, répétant indéfiniment la même structure architecturale…
1453, chute de l’Empire byzantin ?
Un peu de recul. 1453, prise de Constantinople. Il faut imprimer la marque de l’Islam, il faut sacraliser la ville — Rome, Jérusalem, Istanbul. Il y a ce qu’il faut : Sainte Sophie est convertie en mosquée et après elle, d’autres églises. Aya Sofia serait-elle l’image inversée de la Mezquita de Cordoue, et une sorte de revanche prise sur la Reconquista ? Possible — mais, le plan de Sainte Sophie telle que Justinien en a conçu le dessin, c’est aussi celui de la mosquée bleue et de toutes les mosquées d’Istanbul. Il y a bien une sorte de continuité entre Byzance et ce qui deviendra Istanbul, une volonté de montrer, à la prise de Constantinople, qu’on peut faire au moins aussi bien que les prédécesseurs. Les hésitations pour qualifier l’église byzantine — chrétienne, musulmane et finalement musée laïque — ne permettent pas que Aya Sofia joue le rôle symbolique qui aurait pu être le sien dans la capitale de l’Empire ottoman.
De même que Byzance devait pouvoir se comparer à Rome, tant sur le plan politique que religieux, de même Mehmet II, le conquérant, a pour ambition de faire d’Istanbul une concurrente de Jérusalem. C’est la construction du tombeau d’Eyüp, au nord-ouest de la Corne d’Or, qui manifeste sa volonté de sacraliser la Ville.[1] La mosquée érigée dès 1453 sur les lieux est particulièrement vénérée de nos jours par les musulmans, mais elle n’est pas centrale dans l’intérêt que le visiteur porte à Istanbul aujourd’hui. C’est alors que le nom Islambol signifiant « plein d’Islam » fait son apparition dans les documents officiels. Mais cette référence à Islambol ne constitue pas, semble-t-il, l’étymologie du nouveau nom : on donne en général une transposition phonétique du grec eis tên Polin, devenu en turc, Is tin Bolin, signifiant « à la Ville » ou « vers la Ville ». Si bien que Constantinople et maintenant — officiellement depuis 1930 seulement[2] — Istanbul, c’est la Ville par excellence, de même que la Rome ancienne était appelée Urbs…
Quel signal urbain ?
Plus d’icône (la querelle des images étant passée par là), pas de signal religieux central, alors que l’Islam de Jérusalem domine toute la ville avec le dôme du rocher, abritant le tombeau d’Abraham…, véritable antenne réceptive du divin, quelle que soit la religion concernée ; on peut y rêver de la réconciliation possible d’une religion abrahamique… À Istanbul, ce sont les personnes qui portent — ou ne portent pas — les signes religieux, du côté féminin surtout : voiles, foulards, nikab, hijab, jilbab et al-amira. Ces signes émanent tous de l’Islam, les juifs et les orthodoxes ayant presque tous disparu : si l’on peut apercevoir quelques popes, je n’ai pas rencontré de juifs repérables. Contrairement à ce que l’on ressent à Jérusalem, on peut penser que le comportement et l’habillement sont le résultat d’un véritable choix individuel. S’agit-il d’un effet de la laïcité voulue par Atatürk ?
À Istanbul, donc, pas de repère phare, politique ou religieux, mais la Ville : commerces en tout genre et transports s’y développent et semblent prospérer. On a bien tenté de faire le parallèle entre les sept collines de Rome et celles d’Istanbul en insistant sur la symbolique attribuée au chiffre sept.[3] Mais ici, la beauté du paysage et la topographie se suffisent à elles-mêmes. Elles s’imposent sans avoir besoin de références religieuses ou symboliques. Istanbul est un lieu de passage et d’échanges : les Dardanelles, puis le Bosphore, le porteur du taureau, lui-même porteur d’Europe, lien entre l’Asie et l’Europe.
Istanbul a donc recouvert Byzance et Constantinople : c’est le temps de la Ville qui ne prend pas le temps de constituer ses couches géologiques, ni surtout de les conserver[4] — un Chronos qui dévorerait ses prédécesseurs et non sa descendance, pour mieux ouvrir l’avenir. C’est peut-être là la source secrète de la facilité du bien-vivre stambouliote…[5] Pour qui n’est que de passage, voyageur sans soucis, cette possibilité de vie « facile », c’est « Byzance » !
[1] « Quelques jours après la conquête ottomane, un cheikh proche de Mehmet II a eu, dit-on, la révélation de l’endroit où étaient ensevelis les restes d’un compagnon du Prophète, Abû Ayyûb Ansarî, mort sous les murs de Constantinople lors de l’attaque de la ville par les Arabes en 670-672. Le sultan a fait entreprendre les fouilles, et l’on a découvert des ossements ainsi qu’une source. Aussitôt, Mehmet a ordonné de construire un tombeau (türbe) puis une mosquée, qui deviennent rapidement des lieux de pèlerinage. Istanbul acquiert ainsi le statut de ville sainte. Signe sans doute de cette volonté d’islamisation : le nom d’Islambol (“plein d’islam”) apparaît dans certains documents officiels ». Robert Mantran, Histoire d’Istanbul, Fayard, 1997, p. 202.
[2] Jusqu’en 1930, Stambul ne désignait que la « Vieille Ville » (la péninsule historique).
[3] Istanbul, cradle of civilisations. Collective memory / spatial continuities. Troisième édition, Haziran 2008.
[4] Les hommes ont évidemment joué un rôle décisif dans ces recouvrements destructeurs du passé même si les incendies et surtout des tremblements de terre y ont fortement contribué. Voir Ghost Buildings, par l’agence Pattu.
[5] Déjà, en 1453, Mehmet II invite en ces termes la minorité juive à oublier les persécutions subies sous l’Empire byzantin : « Dieu m’a récompensé de plusieurs pays et m’a demandé de prendre soin de l’ascendance de ses serviteurs les prophètes Abraham et Jacob, en me demandant de les nourrir et de les prendre sous ma protection. Lesquels d’entre-vous souhaiteraient venir s’installer à Istanbul, ma capitale, et y vivre en paix sous l’ombre de ses vignobles et de ses figuiers pour y mener un commerce libre et ainsi s’enrichir ? » Une façon pour Mehmet II de s’inscrire dans les pas de Constantin, avec son Édit de tolérance, dit Édit de Milan (313) ?
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