Accueil»Écritures»FLYER URBAIN»
Le lendemain de la veille urbaine #10: le postmodernisme

Le lendemain de la veille urbaine #10: le postmodernisme

0
Partages

Le lundi matin à heure fixe, Urbain, trop urbain donne sous forme de chronique un petit résumé des meilleurs liens glanés sur Internet lors de la semaine écoulée. Le fonctionnement est simple : le taux de consultation des URL diffusées sur notre compte Twitter fait le partage statistique, charge au rédacteur de trouver un fil rouge dans les liens ainsi sélectionnés par cet arbitraire de l’audience…


Quand les systèmes architecturaux d’espace, de structure

et de programme sont submergés et déformés par une

forme symbolique d’ensemble, nous nous trouverons devant

un type de bâtiment-devenant-sculpture que nous appellerons

canard en l’honneur de la rôtisserie en forme de canard,

le « Long Island Duckling », illustré dans God’s Own Junkyard

de Peter Blake. Quand les systèmes d’espace et de structure

sont directement au service du programme et que l’ornementation

est appliquée indépendamment d’eux, nous l’appelons alors

le hangar décoré. Le canard est un bâtiment particulier qui est

un symbole ; le hangar décoré est un abri conventionnel

sur lequel des symboles sont appliqués. Nous soutenons que

ces deux sortes d’architecture sont valables — Chartres est un

canard (bien qu’il soit aussi un hangar décoré) et le Palais Farnèse

est un hangar décoré — mais nous pensons que le canard est

rarement relevant aujourd’hui, bien qu’il soit fréquent dans

l’architecture moderne.[1]

Comment en étais-je arrivé à ce canard ? Je ne sais. Quoi qu’il en soit, cette semaine, j’ai cru l’espace d’un moment que Big Duck — le plus célèbre représentant de cette architecture de bord de route où le bâtiment prend la forme du produit qu’il distribue — avait disparu de son implantation le long de la route 24 à Flanders, à l’entrée de Sears-Bellow County Park (dans l’État de New York). Il était là depuis 1988 suite à un effort de sauvegarde d’associations qui ne voulaient pas que le développement d’un projet immobilier amène sa destruction (la « volaille » de fibrociment existe depuis 1931). Toutefois, ledit projet n’ayant finalement pas eu de suite, on a de nouveau déménagé le canard à son emplacement initial et visiblement, Google ne s’en est pas encore rendu compte. Un site Internet dénommé RoadsideAmerica répertorie les cas de bâtiments à publicité littérale aux États-Unis. Je ne doute pas que la visite de ces curiosités vous intriguera au plus haut point.

Pourquoi Big Duck est-il si célèbre ? C’est qu’il a fait l’objet d’une analyse dans l’ouvrage des architectes Robert Venturi et Denise Scott Brown, L’enseignement de Las Vegas, auquel nous avons emprunté notre citation inaugurale. Venturi se range plutôt, dans sa pratique, du côté du « hangar décoré », et toute une lignée architecturale le suit amplement sur ce point. Le canard est pourtant un contrepoint critique décisif à la question de la conception. Ainsi que l’expose très bien Philippe Boudon, « là où le canard est le fait d’une surdétermination d’échelles (1/ échelle fonctionnelle car dans cet édifice on mange du canard 2/ échelle de visibilité car en voyant ce canard au bord de la route on voit qu’on y mange du canard), le hangar décoré est quant à lui le fait d’une juxtaposition d’objets correspondant distinctement aux deux échelles en question (1/ échelle fonctionnelle du hangar, 2/ échelle de visibilité du panneau). De sorte que le canard et le hangar décoré illustrent les deux concepts architecturologiques de surdétermination et de juxtaposition. » Beaucoup de solutions architecturales — le plan libre de Le Corbusier, les ouvertures chez Louis Kahn — témoignent du passage d’une situation de surdétermination à une juxtaposition dans « l’espace de conception », c’est-à-dire dans le système de concepts architecturologiques de l’architecte. Mais des opérations qui sont communes dans l’espace de conception peuvent concerner des objets distincts dans l’espace architectural. « I am a monument » nous paraît être l’aboutissement de l’anti geste architectural : un entrepôt conventionnel, une boîte avec une enseigne clignotante. Et cependant, le jeu d’auto-désignation qu’il ouvre permet à tout un répertoire architectural de s’exprimer.

La philosophe Caroline Guibet Lafaye a consacré quelques interventions à la question postmoderne en esthétique et en architecture.[2] Elle y montre que le postmodernisme est loin d’être un concept univoque et que ce courant critique né dans les années 1970 travaille surtout dans un registre dénotatif (la dénotation signifie un sens permanent d’un mot par opposition aux valeurs variables qu’il prend selon les contextes différents). La pyramide du Louvre, inaugurée en 1990 est par exemple un de ces espaces architecturaux qui utilisent un symbolisme explicite dénotatif. Ieoh Ming Pei aurait affirmé que cette solution lui a paru « la plus naturelle ». Hommage aux Egyptiens avec les arrêtes à 51°, maximum de superficie rendue par le plus petit volume, mais surtout mise en visibilité de l’entrée du musée le plus visité au monde… La pyramide ressemble à un « automonument », pour reprendre la terminologie de Rem Koolhaas : un volume qui est à lui-même sa propre expression et qui ne peut éviter d’être le symbole de quelque chose, une forme vide en attente de la signification, comme un panneau d’affichage est disponible pour une publicité. Selon Koolhaas, le postmodernisme serait devenu la langue vernaculaire de l’architecture et de l’urbanisme du monde globalisé, notre « nouveau folklore ». “Architects don’t build, they design.” “Not just function but fiction.” “Architecture without Architects.” Autant de mots d’ordre se traduisant en épanchements métropolitains où la signature se noie dans un océan d’images galvaudées, et qui paraissent avoir trop bien retenu et appliqué « l’enseignement de Las Vegas ».

Koolhaas, toujours lui, a popularisé le terme barbare de Junkspace.[3] Dans son entretien avec François Chaslin, il explique que « Junkspace veut dire qu’il y a une expérience contemporaine de l’espace qui est universelle et qui est fondée sur des valeurs complètement non-architecturales. Et sur le fait paradoxal qu’elle exploite et recycle tous les thèmes architecturaux sans conserver aucune de leurs qualités. On assiste à une espèce de démantèlement de l’architecture, à l’exacerbation de ses qualités spectaculaires (et donc en un sens architecturales) mais avec un tout autre effet conceptuel ou physique. Je trouve hallucinant que, si l’on identifie le junkspace comme la production d’espace probablement la plus importante des vingt dernières années, il devient possible de lire l’architecture de Frank Gehry ou l’architecture de mes contemporains, ou même la mienne, comme du junkspace. Il règne un arbitraire complet dans la manipulation des signes. » Le pessimisme indifférentialiste de Koolhaas se heurte toutefois selon moi à l’historicité de notre rapport aux signes, ou en d’autres termes, à la culture. Paru dans la revue Culture Unbound, le recueil « City of signs — Signs of the city » contient une foultitude d’exemples contemporains qui démontrent l’impulsion sémantique au cœur de la ville « générique ».[4]

À l’heure du plein épanouissement d’une architecture-écran ou des écrans qui sont de l’architecture, et où l’on peut rêver — comme Toyo Ito à l’occasion de la médiathèque de Sendai — à une architecture de l’ère électronique, qui réconcilie le flux d’électrons et la physicalité primitive des corps, le jeu du signifiant n’est pas seulement induit par des architectures, mais provoqué par les humeurs et pratiques que nous faisons nôtres, individus de l’âge démocratique. Je pense toujours, de ce point de vue à la magie de constructeur du Jacques Tati de « Mon Oncle », qui dans « Playtime » en vient à dénoncer l’architecture générique du style international en lui surimposant les reflets des icônes métropolitains (la séquence de l’agence de voyage). Oui, la liberté d’apposer, de surimposer, de transposer, de juxtaposer n’appartient pas qu’à « l’espace de conception » de l’architecte, mais est aussi le fait de « l’espace public », au sens noble du terme. J’ai par exemple encore découvert cette semaine New Factory, une installation iconique du studio norvégien Yokoland qui symbolise au travers d’une usine de briques miniature (3 x 5 m) le passé industriel du pays, désormais bien révolu. L’objet a été inauguré en fanfare dans un pays où l’on était plutôt habitué à fermer les usines. Cela signifie rien moins que le fait anthropologique majeur de la culture : nous sommes détenteurs des signes, et en tant que tels, nous avons une capacité de subversion du monde « générique » dont parle Koolhaas.

La semaine dernière, parmi les beaux liens urbains, il y avait aussi…

Le détail photographique et la ville, quelques histoires urbaines http://ow.ly/3ogZu // Les montreurs de hyènes http://ow.ly/3oh0y // Des filets anti-suicide aux immeubles de Shenzhen? http://ow.ly/3omB6 // Le Corbusier et Pierre Jeanneret, concours pour le Palais des Soviets http://ow.ly/3qqTV // Matt Logue’s empty Los Angeles: http://ow.ly/3onD6 // Adolf Loos, père spirituel de l’architecture moderne http://ow.ly/3p9Jv // L’île Seguin façon Jean Nouvel suscite des polémiques http://ow.ly/3p9Kc // Que reste-t-il d’une gare quand on lui ôte l’imaginaire convenu des voyages lointains? http://ow.ly/3p9Ll // L’architecture des maisons closes http://ow.ly/3p9M7 // L’immeuble Izvestia, Moscou 1927 http://ow.ly/3p9Qn À comparer avec le concours de 1922 pour Chicago Tribune http://ow.ly/3p9Qo // Mise à jour de notre papier sur Kowloon Walled City avec un beau dessin de coupe à afficher en grand http://ow.ly/3pvhp // Quand le Street art dérange vraiment. Faut pas plaisanter avec le dollar aux US http://ow.ly/3pHah // L’architecture publicitaire du garage Marbeuf (Laprade & Bazin, 1928-1929) http://ow.ly/3pabZ // György Kepes, inventeur de l’art photographique publicitaire au New Bauhaus de Chicago http://ow.ly/3qr2y // VOINA are the people who drew a giant penis on a road bridge opposite the KGB headquarters http://ow.ly/3oz33 // La neige à #Paris, propice à toutes salaceries http://ow.ly/3pfTP // « I said that the city is a dispositif, or a group of dispositifs. » Giorgio Agamben http://ow.ly/3pHc5 // Exploration littéraire de l’urbain http://ow.ly/3pS7C Explorations parallèles, en voies de chemin de fer… // Le cas des extensions illégales de maisons à Shanghai parfois burlesque dans le résultat http://ow.ly/3qqVh // WetaTrack est une application de suivi cartographique, actuellement en beta mais prometteuse http://ow.ly/3qqY6 // À Buenos Aires, des migrants contraints de camper dans un parc public http://ow.ly/3qqWZ // Je me sens… Je me sens… Comme un chien laissé dans une bagnole http://ow.ly/3qvTe // Apparition de la métropole moderne: urbanisme, automobile, avion, cinéma, électricité http://ow.ly/3qvSx // Belle idée de persiennes en béton http://ow.ly/3qNGk // Walter Benjamin’s « The Passageways of Paris » http://ow.ly/3qSNZ // Démarche d’un photographe de ruines http://ow.ly/3qSPr Urban exploration // Les Livrets des cours de théorie architecturale de J. Lucan à l’EPFL http://ow.ly/3pH8p // Le « poème de l’angle droit » Le Corbusier http://ow.ly/3p9MX

***

[1] Robert Venturi, Denise Scott Brown et Steven Izenour, L’enseignement de Las Vegas (Learning from Las Vegas), 1977, pp.97-100 chez Pierre Mardaga éditeur.

[2] Téléchargez Caroline Guibet Lafaye, « Esthétiques de la postmodernité » et « L’architecture de la postmodernité, de la forme au symbole ».

[3] Téléchargez l’article de Rem Koolhaas, « Junkspace », October, Vol. 100, Obsolescence. (Spring, 2002), pp. 175-190.

[4] Téléchargez « City of signs — Signs of the city », Culture Unbound, Volume 1, 2009.

Auparavant

Le lendemain de la veille urbaine #9: la musique

Ensuite

S’il existe une Mahagonny, c’est que le monde est malade

2 Commentaires

  1. […] Ce billet était mentionné sur Twitter par aleph187b. aleph187b a dit: Coin coin. RT @repeatagain: un canard dans mon café #sanssucre http://ow.ly/3rD8V #Koolhaas #Sendai #junkspace RT @urbain_ […]

  2. […] 10 Le lundi matin à heure fixe, Urbain, trop urbain donne sous forme de <i> chronique </i>un petit résumé des meilleurs liens glanés sur Internet lors de la semaine écoulée. Le fonctionnement est simple : le taux de consultation des URL diffusées sur notre compte Twitter fait le partage statistique, charge au rédacteur de trouver un fil rouge dans les liens ainsi sélectionnés par cet arbitraire de l’audience… <i>Quand les systèmes architecturaux d’espace, de structure </i> Dossiers pédagogiques <br> Parcours exposition <b style="font-weight:normal;">Présentation du thème <br></b>Les parcs d’attraction et leur descendance <br>Penser la ville <b style="font-weight:normal;">A l’origine du parc d’attractions <br> </b>Les expositions universelles comme modèles <br>Ville et fantasmagorie selon Walter Benjamin […]

Commenter cet article

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Vous pouvez utiliser ces balises et attributs HTML : <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>