Toucher ciel

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C’est la ville tentaculaire,

La pieuvre ardente et l’ossuaire,

Et la carcasse solennelle.

Et les chemins d’ici s’en vont à l’infini

Vers elle. [1]

La Paz c’était une ville déjà, mais une deuxième est née sur le plateau pour accueillir les migrants, et déferlante comme la marée ou comme une lente et irrémédiable coulée de boue, elle est venue, mangeant la plaine, s’y coller afin qu’il n’en reste qu’une seule.

El Alto, qui culmine à 4100 mètres, est une vaste excroissance qui de banlieue Nord est devenue ville à son tour, un enchevêtrement crasseux d’urbanité anarchique où poussent des constructions inachevées et poussiéreuses entre les terrains vagues, et dont le tissu se resserre à l’approche du cœur de La Paz, descendant à flanc de roche entre les eucalyptus jusqu’en son centre, 3600 mètres d’altitude.

La Paz, loca, loca

Locura desenfrenada

En guise de chemins pour l’exode rural assassin qui, selon les subtils caprices de la catégorisation sociale bolivienne, transformera les campesinos en cholos sitôt qu’ils auront troqué leurs sandales de pneu contre des chaussures, les carreteras venant des terres infertiles, épuisées par le soleil et l’altitude. Celle du Nord qui longe les berges du lac Titicaca, scintillant dans le soleil comme un diamant, unique joyau du plateau aride de froid ; celle du Sud qui fend l’Altiplano depuis Oruro jusqu’à La Paz, droite comme une ligne tracée au cordeau.

De chaque côté, la terre jaune comme une peau de lion pelée, piquée d’herbes de la pampa, où saignent les sillons ocre rouge des labours, l’horizon qui fait mal aux yeux d’être si loin et si lumineux, peu de voitures individuelles sinon des minibus d’une quinzaine de places où l’on se tasse sous un toit croulant de bagages — bâche bleue — et d’énormes camions Volvo F12 dont les corps-cachalots, armatures de bois peint de couleurs fraîches, sont chargés de ballots de marchandises, de sacs de papas, de ocas, de fèves ou ciment, au sommet desquels les familles voyagent emmitouflées dans des couvertures.

Le vent glacé.

Les sommets acérés de la Cordillera Real qui pointent et semblent sortir de terre à mesure que l’on approche des deux villes, de la Ville.

La Paz, loca, locura desenfrenada,

Indócil

Une seule ville désormais qui couvre comme un tapis incohérent, en défi aux règles de l’urbanisme, chacun des recoins de la quebrada, les falaises, les ravins, la mâchoire ouverte de la terre somptueuse et colérique ; ville tentacule insolente et téméraire, obstinée et qui ne cesse de s’étendre, qui se déploie comme l’aile d’un rapace, défiant l’altitude et l’équilibre.

Ici aussi l’homme peut aller ?

L’Homme ! Il s’agirait plutôt d’être des oiseaux !

La Paz, loca, locura desenfrenada

Lodo, polvo, letanías, traqueteas

Ardente, violente et insatiable, elle avance, elle grouille, elle s’agite et s’époumone, les litanies des rabatteurs de micro se superposent, font vibrer l’air de leurs mélodies rituelles — les fumées de diesel ne t’étoufferont pas.

Fourmilière dont rien n’arrête la marche faite de milliers de desseins inconnus et ténébreux, de petites individualités qui parviennent ensemble à fédérer cette masse incohérente en une ville qui fonctionne en si peu, finalement, d’accidents, de violence, d’agressivité, malgré l’inconcevable proximité siamoise de chaque existence.

Le Mercado Negro, saturés d’acheteurs, dégringole dans les ruelles à pic, capharnaüm de casseroles, ficelles, tissus, télécommandes, ballerines vernies, pulls pour enfants, clous, cahiers, couteaux, chapeaux melons, légumes, coca, brosses à dent, cadenas ;

Tiendas de bois bleu collées les unes aux autres et qui vendent exactement les mêmes produits, embouteillages permanents sans passages piétons ni feux, corps qui se pressent et s’écrasent sur les trottoirs, les pieds dérapent sur les dalles mal emboitées ;

Sourires francs, incisives incrustées d’étoiles ou de cœurs en or, polleras froncées qui gonflent les silhouettes des cholas — leurs tresses noires claquent sur leurs hanches étrangement larges — bébés endormis sur le dos de leurs mères dans des aguayos aux couleurs vives, fumées des fritures de chicharron, salteñas et empanadas chauds cachés sous des tissus bleu ciel dans des paniers d’osier ;

Castillan qui chante, aymara qui chuinte et qui crisse ;

Bus grincheux et essoufflés dont les moteurs s’emballent sans parvenir à monter les côtes ;

À eux aussi il faudrait des ailes.

La Paz, loca, locura desenfrenada,

Lodo, polvo, letanías, traqueteas,

Indomable, infinita.

Pourtant, certains disent qu’ils n’en reviendront jamais.

Ici, on est arrivé au but, on n’ira pas plus loin, ni plus haut.

Ici, on touche ciel.


[1] Émile Verhaeren, Les campagnes hallucinées (1893).

Auparavant

New York – New York — Relations urbaines #30

Ensuite

Promenade en pensée à Villa Dolorès

8 Commentaires

  1. Antoine
    à

    Superbe texte !

  2. Gilles
    à

    On a vraiment envie d’aller « Toucher ciel ».
    Toujours aussi beau Jessica, bravo! (et aussi pour tes fameux empanadas!)

  3. Gilles délivre ce faisant de précieuses informations pour le comité de lecture…

  4. […] Une belle ode à La Paz […]

  5. Ivana
    à

    Comme d’ habitude, tu touches Jess;-)

  6. sandra
    à

    ne peux pas faire mieux…. très beau

  7. […] des trajectoires et des modes de transport de la capitale administrative de la Bolivie, où deux villes siamoises cohabitent, où trois étages s’échelonnent socialement, inversement proportionnels à l’altitude : […]

  8. Chantal
    à

    Passionnant ! Un article qui donne très envie de séjourner à la Paz! Merci Jessica

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