Élégie du Vieux Sud

Tu contemples la déliquescence certaine des mondes impériaux. Les possédés, comme les maîtres, n’appartiennent plus à cette scène, sinon comme figures vacillantes qui hantent les décombres. Les richesses anciennes reposent sous le drapé d’un voile noir d’ébène. Les moulures fendillent, le crépi craquelle d’une carte de géographie nouvelle, et la mousse des chênes occulte de larges pans de mur. Les racines noueuses éventrent le sol en chaos de bitume, le serpent enlace la colonne d’acier, les herbes noires des marais referment le paysage et quelques bulles de méthane éclatent dans la brume verte. Seul représentant d’un culte ancien, tu fais glisser ta barque en silence entre les puits abandonnés, tu enjambes quelques tuyaux inutiles et tu tatoues le sol graisseux avec tes pas. Les machines inertes transpirent encore de vapeurs d’air méphitique. Tu vois des ruines plus antiques que ne le furent jamais les antiquités grecques. Tu marques à la craie magique un tonneau rouillé – SATOR AREPO TENET OPERA ROTAS, au commencement et à la fin le Créateur fait tourner la roue et ensemence la Terre. Mais ici, on ne rebâtira pas. Tu voyages en ces lieux épris de la même nostalgie sans regret que si tu visitais les plantations Antebellum du Vieux Sud agonisant, Belle Grove, Madewood, Orange Grove, Constancia, Woodlawn, and others. Tu quittes ce festin d’Hadès, ces immenses citernes s’avachissant, l’écheveau vertical des cheminées éteintes, le filigrane des échelles techniques que seul le liseron escalade désormais. Derrière ta barque musicale et douce les lentilles d’eau referment le passage. Et l’œil noir d’une soupe primaire cligne, une dernière fois, des paupières.
Les photographies sont tirées de Clarence John Laughlin, Ghosts Along the Mississippi: an essay in the poetic interpretation of Louisiana’s plantation architecture, 1948.
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