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Le lendemain de la veille urbaine #14: la guerre

Le lendemain de la veille urbaine #14: la guerre

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Le lundi matin à heure fixe, Urbain, trop urbain donne sous forme de chronique un petit résumé des meilleurs liens glanés sur Internet lors de la semaine écoulée. Le fonctionnement est simple : le taux de consultation des URL diffusées sur notre compte Twitter fait le partage statistique, charge au rédacteur de trouver un fil rouge dans les liens ainsi sélectionnés par cet arbitraire de l’audience…


 

De toutes façons l’exclusion rejaillit en morceaux épars qui se glissent

partout, qui sillonnent les places, qui rayent les façades et les vitrines,

qui essaiment partout des vagabonds et des déplacés aux aguets,

puisque la ville ne peut se clore sans se contredire. Elle ne peut

s’installer dans la posture de résidence surveillée ou de parc à bon

genre sans devenir autre chose qu’une ville, un camp retranché ou un

Moneyland quelconque, avec milice privée comme Beverly Hills à

Los Angeles, et Bel Air dans Beverly Hills.

La ville est de nature sans nature de classe ou de caste, bien qu’elle en

distribue les cases sur son échiquier de fer. Il lui faut le partage et

le passage autant que la dispersion et le côtoiement des éboueurs et

des chauffeurs de maître, des creuseurs de chaussées, des livreurs de

farine, des avocats pressés, des laveurs de carreaux, des motards

d’escorte, des vendeurs de saucisses, des ambulanciers, des collégiens,

des manifestants et des fêtards. [1]

Une exposition à Paris présente actuellement des photomontages du reporter de guerre Patrick Chauvel, qui prétend y « projeter la guerre » : il transpose en effet ses clichés les plus spectaculaires de scènes militaires devant les monuments parisiens les plus iconiques. De façon légèrement plus abstraite, un petit essai de cartes postales britanniques restitue dans la ville d’aujourd’hui les dégâts du Baedeker Blitz. Dieu ! Que la guerre est jolie, en photomontage ! Surtout quand cela est bien loin de nous. Si vous avez pensé cela, c’est que peut-être vous ignoriez l’existence du centre d’entraînement aux actions en zone urbaine (CENZUB) qui « offre une scénographie proche du réel » selon les termes de l’armée de Terre… Et puis la lecture de Lethal Theory, où Eyal Weizman expose les techniques développées par l’armée israélienne pour mener la guerre urbaine de Ramallah, achèvera sans doute de vous inquiéter tout à fait. Car toute une théorie architecturale du perce-muraille et du mobilier urbain circule dans les corps d’armée des États démocratiques, qui ne se sont jamais autant intéressés à la ville qu’aujourd’hui.[2]

Nous sommes étranges. Regard distancié et informé, on peut afficher sur nos écrans une cartographie des meurtres imputés à la guerre des gangs de la drogue au Mexique — on frémit en pensant à l’enfer qu’est la ville de Juárez ! —, ou lire des vidéos relatant la guerre urbaine qui s’est tenue dans les favelas de Rio. Qu’en penser ? Croyez-vous à la restauration de l’ordre et du progrès ? Grâce au travail de recension de l’anthropologue Alain Bertho, vous aurez connaissance de toutes les émeutes urbaines du monde, pour autant que des médias les couvrent : prenez les récents événements du Caire par exemple.

Oui, nous sommes étranges. L’iconographie de la ville en guerre, omniprésente, nous séduit. Il suffit en fait d’ouvrir les yeux pour que la ville post apocalyptique apparaisse, pas si loin du centre-ville des plus grandes métropoles. Les désarrois de Détroit ont transformé cette « ville qui rétrécit » en attraction mondiale, pour la plus grande fortune des galeristes photo. Trouvez quelqu’un qui n’ait jamais vu un cliché de Yves Marchand et Romain Meffre… Des voix commencent tout de même à s’élever pour dire que le « ruin porn » commence à bien faire.

Sont pourtant moins photogéniques les recompositions socio-spatiales et territoriales qui s’élaborent dans les villes de l’après-guerre, et dans nos villes pacifiées en général. Je laisse de côté la fascination architecturale pour les bunkers (ici et ), qui peut à la rigueur s’appuyer sur l’alibi intellectuel de Paul Virilio.[3] Par contre, je me demande avec inquiétude de quels complexes souffrent les architectes qui voudraient nous faire habiter dans un mirador. Un urbanisme de la peur infiltre la ville occidentale, bien que nos acteurs immobiliers sans imagination (pas vache, on veut bien leur en prêter un peu) se défendent de vouloir créer des gated communities comme sur le continent américain. En termes de ligne de démarcation dans l’espace urbain, vous avez pu remarquer que les anti-sites fleurissent dans tous nos centres-villes dédiés au shoping. Ci-dessous, le film intitulé « Le Repos du Fakir » esquisse une typologie de mobiliers urbains anti sans-abri à Paris. Une inventivité sans borne d’un design de la cruauté qui s’exprime ici comme à New York.

« Nous sommes en guerre — pas seulement en Afghanistan et en Irak — mais ici, sur le front intérieur, où la bataille se joue au niveau local à travers l’Amérique », disait cette semaine le Huffington Post à propos de la ville de Newark (si vous avez lu Philip Roth, vous situez sans mal). Depuis la crise du corralito, Buenos Aires devient de plus en plus « mi Buenos Aires herido », pour reprendre les paroles de Carlos Gardel. Nos violences urbaines à la française témoignent, de par leur amplification, d’une accentuation du phénomène de relégation urbaine. Partout, le paradigme d’une géopolitique de la séparation et de l’exclusion se reproduit, quelle qu’en soit l’échelle, du quartier à la planète. La mondialisation n’engendre-t-elle pas une « rente différentielle » (Roger Brunet) qui se tire de l’inégale situation des lieux dans le monde ? Après la lutte des classes, la lutte des lieux. Certaines démarcations apparemment évidentes méritent d’ailleurs d’être creusées plus avant… jusque dans les poubelles : ce que fait avec brio Benjamin Pelletier dans un article consacré à celles du 16ème arrondissement.

Côté anticipation et futurisme désenchanté, la prolifique histoire de la sous-culture zombie marque un net déplacement de la lutte des classes. Comme l’écrit Philippe Gargov, « hier métaphore de la classe moyenne consumériste, le zombie des années 2000 symbolise le “lumpenprolétariat” urbain menaçant l’ordre bourgeois des centres-villes ». On a fait une analyse comparable en termes de lutte des classes pour la saga de La guerre des étoiles. Le mythique Blade Runner avec ses réplicants a lui aussi nourri notre imaginaire social urbain. Déjà, la « war room » du Docteur Folamour indiquait une partition du monde extrême entre ceux qui prennent le contrôle et les autres. Antoine Picon, que décidemment je cite beaucoup dans ces chroniques, a bien décrit les dérives digitales selon lesquelles, « à l’archipel de l’économie monde semblent répondre toute une série d’archipels locaux que des écrans de contrôle transforment en représentation de la ville. »[4] Ces grands référents de la culture populaire (on peut aussi aller voir du côté du rock contestataire) non seulement ne sortent pas de nulle part mais ont bien souvent valeur d’hypothèse féconde pour la réflexion urbaine. Un petit groupe d’étudiants baptisé Unit 15 développe par exemple une intéressante fiction architecturale de Brixton tombée sous l’empire des robots. Subvertissant l’investissement militaire de l’espace, des écologistes inventent de leur côté une forteresse dans le ciel, pour empêcher l’extension de l’aéroport d’Heathrow… Dans une très belle analyse, comme souvent, nos amis de dpr-barcelona s’efforcent de sauver la ville « à pratiquer » à l’aide de l’urbanisme participatif et contre l’extension des non-lieux et la façon de reprendre la main. Provocante, Cynthia Cohen propose pour sa part de transformer en signal urbain un bidon ville de Buenos Aires : « l’idée qui est l’origine du projet est la conviction selon laquelle l’art n’appartient pas à un secteur de la ville, mais à la ville dans son ensemble. » La lutte continue. Nous sommes en guerre. Partout, il y a des tombes.

La semaine dernière, parmi les beaux liens urbains, il y avait aussi…

7 cartographies innovantes http://ow.ly/3J35t // Illusion et perspective en architecture http://ow.ly/3J1DK // Des accidents de la circulation à Buenos Aires qui deviennent des totems urbains http://ow.ly/3KPTl // Le couronnement des flèches de la Sagrada Familia http://ow.ly/3J21G // Kengo Kuma, l’architecte au travail http://ow.ly/3IXi9 // Un theme park bavarois, consacré à quoi? À la bière! http://ow.ly/3KPUj // La belle et tragique histoire illustrée du Crystal Palace, symbole d’une Angleterre reine du capitalisme http://ow.ly/3KPVM // Dans « My Winnipeg », l’histoire de la compagnie de taxis qui ne dessert que les rues inconnues http://ow.ly/3KPWY // Visiter un classique architectural: la cathédrale de Brasilia http://ow.ly/3KPYK // Une maison scolopendre http://ow.ly/3LweK // Pourquoi nous intéressons-nous à l’architecture? http://ow.ly/3LwfE // City as symbol http://ow.ly/3LwhB // Baudrillard analyse l’irruption des graffitis dans le New York des années 70 http://ow.ly/3Kl2r à télécharger! // Tempête de neige sur Brooklyn http://ow.ly/3LwoB // Des architectures vivantes, des murs qui seraient édifiés dans le matériau subtil du temps vécu http://ow.ly/3Lwql // Ce qui arrive, l’accident: les voir à l’échelle planétaire, et en temps réel http://ow.ly/3IXl5 // Un caddie abandonné devant un pavillon, est-ce même une métaphore? http://ow.ly/3Lwzf // Rem Koolhaas première génération http://ow.ly/3MqRI avec l’arbre généalogique à télécharger.

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[1] Jean-Luc Nancy, La Ville au loin, Éditions des Mille et une Nuits, extraits chez Vacarme sur le net.

[2] Consultez Lethal Theory, par Eyal Weizman.

[3] Téléchargez Bunker Archeology, de Paul Virilio (1975).

[4] Téléchargez l’article « Représenter la ville territoire : entre écrans de contrôle et dérives digitales », par Antoine Picon.

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2 Commentaires

  1. […] Ce billet était mentionné sur Twitter par Ethel Baraona Pohl, aleph187b et dpr-barcelona, Môsieur J.. Môsieur J. a dit: RT @urbain_: Notre chronique guerrière du lundi est parue, faites circuler http://ow.ly/3MWqm […]

  2. […] reposent encore parfois, dans une certaine mesure, sur cette technologie. En spécialiste de la ville en guerre, Eyal Weizman a documenté le développement en Palestine d’une « architecture létale » […]

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