Le lendemain de la veille urbaine #16: la marche
Le lundi matin à heure fixe, Urbain, trop urbain donne sous forme de chronique un petit résumé des meilleurs liens glanés sur Internet lors de la semaine écoulée. Le fonctionnement est simple : le taux de consultation des URL diffusées sur notre compte Twitter fait le partage statistique, charge au rédacteur de trouver un fil rouge dans les liens ainsi sélectionnés par cet arbitraire de l’audience…
La ville panorama est un simulacre « théorique » (c’est-à-dire visuel),
en somme un tableau, qui a pour condition de possibilité un oubli
des pratiques. (…) C’est « en bas » au contraire (down), à partir des
seuils où cesse la visibilité, que vivent les pratiquants ordinaires de la ville.
Forme élémentaire de cette expérience, ils sont des marcheurs,
Wandersmänner, dont le corps obéit aux pleins et aux déliés d’un « texte »
urbain qu’ils écrivent sans pouvoir le lire. Ces praticiens jouent des espaces
qui ne se voient pas ; ils en ont une connaissance aussi aveugle que dans
le corps à corps amoureux. Les chemins qui se répondent dans cet
entrelacement, poésies insues dont chaque corps est un élément signé
par beaucoup d’autres, échappent à la lisibilité. Tout se passe comme si
un aveuglement caractérisait les pratiques organisatrices de la ville habitée. [1]
J’apprenais cette semaine que la RATP avait ouvert une réflexion approfondie sur le rôle de la marche pour un opérateur de transports publics. Georges Amar, responsable de la prospective, travaille ainsi de concert avec Alain Berthoz, professeur au Collège de France, selon qui « il y a bien plus de cinq sens. Les sixième, septième, huitième sens représentent un ensemble de capteurs qui sont les capteurs justement, de la perception de notre corps. De là vient que nous devons réinstaller le corps en acte aussi bien dans la conception de l’architecture, de l’urbanisme, que dans l’apprentissage à l’école. » Bien entendu, cette kinesthésie généralisée, fondée sur les neurosciences, défend la notion d’un « sens du mouvement » extraordinairement adaptatif… et avoir des usagers « adaptés » n’est pas sans déplaire aux designers et autres stratèges d’ambiance qui ont investi les grandes entreprises de transports urbains. Parallèlement, depuis que le marketing du sport a contaminé les imaginaires urbains, la concurrence des piétons sur les voitures se traduit dans le langage de la « performance », à l’encontre peut-être d’un autre leitmotiv sémantique de la mobilité, celui des « modes doux ». On s’éloigne en tout cas du flâneur urbain romantique. En termes économiques à peine masqués, le piéton est devenu un co-producteur de l’espace urbain dont il s’agit de rentabiliser le potentiel dans la gouvernance urbaine.
Davantage qu’un déplacement, la marche est une insertion sociale dans l’espace urbain, et comme tout type de mobilité, elle fait intervenir un schème cognitif de codage/décodage de l’espace géographique. Comme nous l’a appris Marcel Mauss, « avant les techniques à instruments, il y a l’ensemble des techniques du corps ».[2] La marche est pratique consciente de l’espace, jusqu’à l’expérimentation urbaine, où notre physiologie accède à la condition d’appareil de mesure, à savoir un organe d’articulation des discours hétérogènes de la ville. Mais, alors que la ville devient un organisme interprétable dans la complexité de son « comportement », la plasticité adaptative du corps à l’espace peut être en revanche poussée jusqu’au « corps sans organes » (Deleuze) des prothèses multiples ou de l’exo-squelette, ce qui entraine tout un débat sur le post-humain que l’on ne saurait résumer ici. Étrange tour que prend ainsi la naturalisation du piéton… Quitte à pousser l’utilitarisme jusqu’à l’absurde, le blog Deux degrés (dont la truculence me rappelle Reiser) considère que le meilleur moyen de faire marcher des hommes dans la rue et de valoriser les espaces commerciaux rendus possibles par la piétonisation des centres-villes, c’est de mettre une jolie femme devant eux.
Bien que les progrès de la ville interactive, voire sensitive, amènent les designers à réfléchir aux futurs espaces publics, parfois avec une profondeur de champ anthropologique appréciable, la tendance de fond est malheureusement à la standardisation des décors urbains et à l’aseptisation optimisée pour le quotidien du piéton. L’idéologie bien pensante de l’amélioration du cadre de vie par l’hygiène corporelle produit du nivellement et du lissage. Dans son Éloge de la bicyclette, Marc Augé a prétendu mener une anthropologie du besoin pour le citadin d’un certain retour à « l’authenticité » du corps propre par la pratique du vélo. C’est là une vision quelque peu utopique. Avant le cyclisme de demain, il y a celui d’un quant-à-soi bourgeois très loin d’être la résolution ultime des problèmes de transport public. Et pourquoi le voudrait-on d’ailleurs ? Plus qu’une démarche réglementaire, l’idée actuelle d’un « code de la rue » défendrait à son tour une « nouvelle manière de vivre la ville ». Biopolitique à tous les étages… Vous verrez que bientôt, la production de la ville fera l’objet d’une certification « service » ou d’une « homologation ». Peut-être cela vaut-il mieux que le libre jeu de la main invisible, insistent certains. D’autres rêvent que la ville conquise à la psychologie des ambiances promeuve davantage les comportements « responsables » et « sensibilise » à l’environnement. Et pour couronner le tout, l’événementialisation de la ville, qui donne une conscience aux foules, se double d’une sorte de monadologie de la géolocalisation par laquelle la masse silencieuse des marcheurs devient une entité sinon contrôlable, du moins surveillée et canalisée. De nombreux efforts conspirent à contrarier l’échappement du marcheur à la lisibilité, dont parlait Michel de Certeau.
Tandis qu’un monde de plus en plus plat s’étale sous mes pas, je me rêve déambulant sur les trottoirs de Broadway cent ans en arrière. Mon corps signe la ville, il la pratique et l’organise en point aveugle de ton corps. Nous nous rencontrons, au coin de la rue. Par hasard…
La semaine dernière, parmi les beaux liens urbains, il y avait aussi…
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[1] Michel de Certeau, L’invention du quotidien, tome 1. : « arts de faire », chap.VII, « Marches dans la ville », p.141.
[2] Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, « Les techniques du corps » (1936).
3 Commentaires
[…] Ce billet était mentionné sur Twitter par brigitte celerier, Nicole Guichard et URBAIN trop URBAIN, URBAIN trop URBAIN. URBAIN trop URBAIN a dit: Notre chronique du lundi. Le marcheur pris dans l'exigence de mobilité. http://ow.ly/3VMeO […]
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