Le lendemain de la veille urbaine #20: la discipline
Le lundi matin à heure fixe, Urbain, trop urbain donne sous forme de chronique un petit résumé des meilleurs liens glanés sur Internet lors de la semaine écoulée. Le fonctionnement est simple : le taux de consultation des URL diffusées sur notre compte Twitter fait le partage statistique, charge au rédacteur de trouver un fil rouge dans les liens ainsi sélectionnés par cet arbitraire de l’audience…
Au lieu de plier uniformément et par masse tout ce qui lui est soumis, le pouvoir disciplinaire
sépare, analyse, différencie, pousse ses procédés de décomposition jusqu’aux singularités nécessaires
et suffisantes. Il « dresse » les multitudes mobiles, confuses, inutiles de corps et de forces en une
multiplicité d’éléments individuels — petites cellules séparées, autonomies organiques, identités
et continuités génétiques, segments combinatoires. La discipline « fabrique » des individus à la fois
pour objets et pour instruments de son exercice. Ce n’est pas un pouvoir triomphant qui à partir
de son propre excès peut se fier à sa surpuissance ; c’est un pouvoir modeste, soupçonneux,
qui fonctionne sur le mode d’une économie calculée, mais permanente.[1]
L’espace disciplinaire est une invention des villes : surveillance, recensement, répartition, division, exclusion… toutes techniques s’exerçant dans un espace délimité où vivent des populations humaines importantes. Ce cadrage mérite un examen qui dépasse la seule obsession sécuritaire, même si son stade ultime — faire de chaque citoyen un policier — est bien avancé. Le « neighbourhood Watch », bien connu des anglo-saxons, n’est cependant qu’une excroissance caricaturale de la « société de contrôle » dont la ville devient le laboratoire, ainsi que Deleuze l’a résumé dans le sillage de Foucault. La mégalopole silencieuse de Chongqing veut installer 500.000 caméras de surveillance ; tandis qu’en France, nous sommes plus modestes mais avec beaucoup de vacarme…
De Bentham à Big Brother, et aujourd’hui Facebook, la rhétorique de la surveillance est éminemment « spatialisée ». La raison en est simple : l’espace matérialise et rend effectives les configurations multiples du savoir, des corps, du regard et de la discipline. Quand des architectes imaginent à Londres une chambre dotée d’une optique magique permettant de voir la ville entière, ils forgent sans le savoir une métaphore inversée (camera oscura ?) de ce que « le contrôle des corps dépend de l’optique du pouvoir. »[2]
À travers les opérations de zoning et de quadrillage de l’espace nous trouvons une illustration claire du dispositif disciplinaire. L’urbanisme sud-africain (Cap Town ou Johannesburg) présente ainsi une succession d’enclaves, souvent entourées de mur surmontés de barbelés. Dans nos villes occidentales et lentes, la relégation, la périurbanisation et la gentrification travaillent le tissu urbain et le décomposent socialement. Trois formes d’entre-soi résidentiel répondent à ces mouvements : l’entre-soi contraint, l’entre-soi protecteur (urbanisme en boucle de certains lotissements, traduisant bien la demande de protection), l’entre-soi sélectif (relire absolument Jacques Donzelot, « La ville à trois vitesses »).
La technologie disciplinaire prend appui sur le quadrillage de l’espace — ce que Foucault a montré avec la prison, l’hôpital ou l’école, et même la ville (réduire l’incertitude comportementale des foules ou la nuisance des vagabonds). Les opérations de domination plus impérieuses reposent encore parfois, dans une certaine mesure, sur cette technologie. En spécialiste de la ville en guerre, Eyal Weizman a documenté le développement en Palestine d’une « architecture létale » fondée sur des procédés de quadrillage et de recensement.
Le quadrillage repose sur un codage : les individus placés dans la grille ont une valeur donnée. Chaque grille répond à un système d’équivalence. La technologie disciplinaire « fabrique » donc et se donne des individus. Et la surveillance est une fonction qui entre directement en relation avec cette fabrique, les individus étant en partie des « objets » du pouvoir.
Et bien sûr, l’interstice met en danger l’espace de quadrillage et la grille de codage. Or, il faut du « jeu » pour le codage et son re-codage dans l’espace. « Le dispositif est une forme de disposition, au sens où la population doit le lire comme le signe d’un certain message. Le codage dispositionnel de l’espace ne peut remplir son effet attendu sans une interprétation ou un re-codage. »[3] Le pouvoir disciplinaire admet cette liberté du re-codage, et repose même sur elle. Il ne s’exerce, d’une certaine façon, que sur des individus libres. Les tentatives schizophrènes telles que la ville fermée soviétique sont donc des centralisations sans suite et des épiphénomènes de l’urbanisme disciplinaire.
Par contre, la diffusion d’un projet de prison qui devrait se réaliser au Danemark m’a interloqué. Au premier regard, et même en y prêtant une attention soutenue, je ne vois guère de différence entre cette image de synthèse et celles de la plupart des éco-quartiers qu’on nous promet dans les journaux municipaux. C’est donc qu’il faut élargir notre optique. Si on relève souvent les exemples de la cité hygiénique ou du Panopticon pour faire droit à la notion foucaldienne de dispositif disciplinaire, l’investissement « diagrammatique » dans la régulation de la ville touche aussi bien à la sécurité, à la surveillance qu’à la santé. Il s’intéresse à la vie des gens et veut leur bien, leur rédemption, leur assentiment.
Outil de la biopolitique moderne, l’aménagement urbain combine le discursif et le visible, le dit et le non dit, un ensemble d’énoncés et une spatialisation de la population… Si la question du diagramme disciplinaire est celle de la possibilité de gouverner la ville à travers l’espace, cette gouvernementalité repose d’une part sur l’extension d’un champ de visibilité des conduites individuelles, et d’autre part sur une individuation et une subjectivation de ces conduites. Parmi les derniers « beaux » cas de ce « pouvoir pastoral » urbain, l’urbanisme liposuceur qui vous veut du bien à l’embonpoint. Car, moi qui suis allé à Paris cette semaine, je maintiens qu’on ne le dira jamais assez fort, les parisiens ont des gros culs !
La semaine dernière, parmi les beaux liens urbains, il y avait aussi…
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[1] Michel Foucault, Surveiller et punir, Éditions Gallimard, 1975, p.172.
[2] Hubert Dreyfus et Paul Rabinow, Michel Foucault, un parcours philosophique, Gallimard, 1984, p. 226.
[3] John Pløger, « Foucault’s Dispositif and the City », Planning Theory, 7, 2008, p.65.
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Petit ajout: allez voir sur Publie.net le livre Prison, de François Bon:
espionné les espions là (ou veillé les veilleurs)
http://www.tierslivre.net/spip/spip.php?article2469
[…] http://www.urbain-trop-urbain.fr/le-lendemain-de-la-veille-urbaine-20/ […]