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Peut-être Dubaï

Peut-être Dubaï

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Si le faux était vraiment semblable au vrai, aurait-il moins de valeur? Si l’Alhambra, le Louvre ou le Panthéon étaient reconstruits, strictement à l’identique, dans une ville qui n’existe pas encore, opposerait-on leur inauthenticité à l’émotion esthétique que ces édifices sont de toute éternité capables de nous faire éprouver? Arriverait-on à détacher les canons de la beauté de l’histoire qui a présidé à leur empire esthétique? Kant ou Platon? Dubaï aurait pu tenir lieu d’experientia cruxis à mon questionnement, mais sans doute suis-je trop amoureuse des contradictions et des dilemmes pour en démêler le simulacre et percevoir les nuances que Dubaï chercherait, peut-être, à me dissimuler, derrière ses paravents culturels ou religieux et par-delà ses vitres réfléchissantes et colorées.

Partout, ce verre, partout ces couleurs. Peut-être que d’y évoluer de membrane en membrane ajoutait au soupçon d’irréalité que suggérait Dubaï. La première chose qui me transperça lorsque je débarquai, au milieu du mois d’août, fut en effet cette chaleur humide, qui me donna l’impression immédiate de suffoquer, dès l’ouverture de la première porte automatique coulissante. Dix-huit degrés dedans. Quarante-cinq degrés dehors. Taux d’humidité maximal.

Le taxi comme ma coquille vitrée.

Étrange panique lente — «surtout, ne pas s’agiter» — qui me fit alors, sans même y réfléchir, trouver quelque refuge idéal dans un taxi. L’instinct de survie mais aussi un peu d’esprit pratique: bulle climatisée capable de me transporter en toute place, j’élisais le taxi comme ma coquille vitrée, ma membrane. Et le long de la deux fois deux voies menant à Dubaï se vérifiait ce monde de la membrane avec ces énormes larves/stations d’insectes/de métro, endormies sous leur carapace d’or, mais prêtes sans doute à se réveiller pour emporter avec elles la ville dans un tourbillon de révolution science-fictionnaire post apo-capitalistique.

Peut-être un décor

Sur la gauche, un rideau dense et maigre de hautes constructions de verre; sur la droite, un rideau dense et maigre de hautes constructions, de verre. Sans rapport les unes avec les autres, à part leur hauteur et leur implantation douteuse, sur les contre-allées de la route: Sheikh Zayed Road, scène centrale d’un décor théâtral sans épaisseur.

Au loin derrière, la plus haute tour du monde.

Au loin derrière, la plus haute tour du monde, qui, dans la vapeur d’eau du désert, ne me parut finalement pas si… haute. Peut-être était-ce une question de distance? Car tous ces immeubles sont souvent séparés d’un espace plus maigre encore que leur propre largeur. La route, quant à elle, se déroulait sans fin. L’arrière-plan était invisible, l’horizon flou. Par conséquent, les lignes verticales ne se détachaient sur rien. Utopie linéaire, dont la skyline n’était perceptible ni contemplée de nulle part.

Utopie linéaire, dont la skyline n’était perceptible ni contemplée de nulle part.

Quand bien même mes impressions auraient été influencées par la période de ramadan dans laquelle je me trouvai plongée, et par l’ambiance de crise économique qui y règne depuis quelque temps, pourrait-on appeler «ville» une cité qui n’aurait ni centre, ni histoire, où les rues ne seraient faites que pour les voitures, où il n’y aurait pas de trottoir, où les habitants sembleraient absents, où tout se confronterait sans jamais se faire face? Pas de musique, peu de bruit et — le plus étrange peut-être — très peu d’odeurs. L’agitation n’y serait que très relative, respectueuse et réservée.

L’agitation n’y serait que très relative, respectueuse et réservée.

Quelques boutiques éclairées de néons multicolores dans des semblants de rues commerçantes rassureraient le chaland occidental, le ramenant à des repères identifiés. Même les ronds-points y seraient des culs-de-sac. Un mince terre-plein sur rue ferait le partage entre la zone résidentielle et «l’autre». Ce serait un urbanisme qui donnerait l’impression d’être dessiné à l’intérieur de frontières imaginaires, un urbanisme de la parcelle imperméable, ceinturée et attribuée, avant que les rues ne soient elles-mêmes pensées. De temps en temps, puis de plus en plus souvent, il y aurait des dents creuses, des soupçons de quasi chantier qui ne débuterait peut-être jamais, du vide qui se laisserait investir par une nature pauvre mais luttant pour gagner sa place dans un milieu défavorable à son développement.

Du vide qui se laisserait investir par une nature pauvre mais luttant pour gagner sa place.

Peut-être un Copier-coller

Je ne croisai personne mais me refusai de croire que cette ville fut déserte. Comme je refuse de croire à présent que Dubaï ne soit que le vain témoignage des ambitions de ses planificateurs autoritaires.

Une ville où un labyrinthe de ruelles séparerait des habitations horizontales.

Car je découvris finalement une «autre ville», qui est au Dubaï de carte postale ce qu’est Kuzutetsu — ville dépotoir — pour Zalem — ville céleste —, dans le dystopique «Gunnm». Une «ville d’en bas», à perte de vue, une ville habitée par les sculpteurs et les artisans de la «ville d’en haut», une ville où un labyrinthe de ruelles séparerait des habitations horizontales, hermétiques, identiques et étalées, ponctuées d’un nombre exagéré d’antennes paraboliques. J’y progressai et me perdais, en attendant que la nuit se réveille et avec elle, la levée des interdictions et la mise en beauté des immeubles sentinelles.

Une ville où les habitations sont ponctuées d’un nombre exagéré d’antennes paraboliques.

Mais dans une ville linéaire, nulle profondeur pour ces parures: le décor technologique était un arrière plan factice, derrière un mur, qui lui seul paraissait à échelle humaine, fait de béton et de chaux. Nul ancrage, aucune fondation à cette ville lumière surgissant là, dans une coupe du ciel. Copier-coller… Sa présence avait quelque chose du poste de contrôle des gardes au centre du Panopticon de Jérémy Bentham: elle observait, elle surveillait, sans âme, là où la vie se passait sans elle… Mirador fantôme qui n’avait nul besoin de la présence de l’homme pour imposer son charisme… et avec lui, ses lois.

Aucune fondation à cette ville lumière surgissant là, dans une coupe du ciel.

Peut-être le temps

Vrai, faux, authentique, artificiel, plein, vide, haut, bas, horizontal, vertical… ville d’oppositions. Et puis, tout d’un coup, une nuance dont on puisse enfin se repaître. Je repérai au loin cet immeuble de béton blanc. Un petit immeuble de vingt-deux étages pour cent-deux mètres, à la peau perforée, moulée en place, naturellement décollée de la façade de verre, permettant d’économiser probablement la moitié de l’énergie dépensée ici pour le meilleur ami du Dubaïote, la climatisation. Pas si bête, pas si inapproprié.

Un petit immeuble de vingt-deux étages pour cent-deux mètres, à la peau perforée, moulée en place.

On m’interpella: «Tu veux le voir d’en haut?» … «C’est vrai? Je peux?» Dix minutes plus tard, un casque de chantier complétant ma tenue estivale, un ouvrier actionnait un ascenseur fluet et métallique à travers le chantier d’une petite tour de deux-cent-soixante-cinq mètres, où étage après étage, je surpris les travailleurs allongés en délit de repos tellement mérité, jusqu’au toit, au toit futur. Je surplombai l’immeuble blanc, qui me semblait encore plus petit vu d’en haut. D’ici, la vue était parfaite.

Il lui faudrait le temps de se densifier et de cristalliser dans une même unité de lieu tous ces éléments épars de la ville Copier-coller.

Et ce que l’on pouvait y voir, c’est ce qu’il manque à cette ville pour devenir peut-être une ville: le temps. Bien au-delà d’une planification générale, du temps. Il lui faudrait le temps de se densifier et de cristalliser dans une même unité de lieu tous ces éléments épars de la ville Copier-coller. C’était juste une question de distance, et de temps. Et après, seulement après, je pourrai commencer à énoncer des peut-être pour Dubaï.


Une version antérieure de cet article a été publiée dans Plan libre, le journal de l’architecture en Midi-Pyrénées, livraison d’octobre 2010.

Auparavant

Superman et une pincée de tuiles

Ensuite

Le lendemain de la veille urbaine #1: varia

5 Commentaires

  1. […] Ce billet était mentionné sur Twitter par the one shot mi, Benjamin Pelletier et Benjamin Pelletier, URBAIN trop URBAIN. URBAIN trop URBAIN a dit: Dubaï, peut-être une ville http://ow.ly/2S2yJ <un article Urbain, trop urbain #architecture #urbanisme […]

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  4. […] que nous publions un beau texte de Joanne Pouzenc sur Dubaï, à laquelle il manque le temps «pour devenir peut-être une ville», on découvre à Paris un […]

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