Rome a possédé jusqu’à onze aqueducs pour alimenter ses fontaines publiques, ses thermes et ses citernes de quartier. La campagne romaine conserve encore la trace des arcades majestueuses de cet urbanisme de l’eau.

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La technique du siphon inversé dans les adductions d’eau est adoptée en 144 av. J.-C avec le nouvel aqueduc de l’Acqua Marcia qui alimente pour la première fois le mont Palatin. Des conduites forcées en tuyaux de plomb sont installées entre deux réservoirs, l’un de chasse et l’autre de fuite. La généralisation du béton dans le gros œuvre et l’exploitation des mines de plomb d’Espagne ont été deux conditions matérielles favorables à l’augmentation exponentielle de la quantité d’eau claire acheminée à Rome.

Dans la sphère domestique, le raccordement à une citerne est relativement rare comparé à l’utilisation des fontaines publiques et à la fréquentation des bains publics, mais les maisons sont généralement équipées d’un réseau d’écoulement des eaux de pluie, avec des gouttières maçonnées en mortier de chaux et tuiles. Lorsqu’il y a des bains privatifs, des conduites intérieures sont aménagées.

L’art de vivre romain est indissociable de la maîtrise de l’eau et les barbares ne pouvaient davantage briser l’âme populaire qu’en sectionnant, comme ils le firent, les aqueducs de la Rome impériale. Inversement, les papes n’ont véritablement réaffirmé leur pouvoir séculier sur la ville qu’en y restaurant les acheminements d’eau pure afin d’implanter de nouvelles fontaines aux places et carrefours.

Il ne faut donc guère s’étonner si cette structure matérielle de la vie urbaine devient prétexte à des considérations éthiques ou religieuses, voire à une échappée métaphysique. C’est le cas dans un des dialogues d’Augustin, le De ordine, qui comme son titre l’indique porte sur l’ordre, le problème du mal et la providence divine. J’ai toujours admiré cet écrit pour son talent de mise en scène et sa mise en abyme du sujet pensant. Saint Augustin a quitté Rome où il était professeur de rhétorique. Installé désormais à Milan, il fait une retraite studieuse dans le domaine de Verecundius, l’un de ses amis. Il s’agit d’une ferme alpine de Cassiciacum. Il y a avec lui tout un aréopage de jeunes hommes qui sont en partie ses disciples: Alypius, Navigius, Licentius et Trygetius. Ils étudient le jour et partagent le dortoir la nuit. Sauf qu’une nuit, l’insomnie aidant, Augustin et ses amis débutent un long entretien métaphysique provoqué… par le constat d’un bruit irrégulier dans la conduite d’eau des bains. Pourquoi l’eau dans la canalisation rend-elle ce son qui ne paraît répondre à aucune cause?

De la doctrine des stoïciens, ce dialogue débuté sur un problème de canalisation nous entrainera jusqu’au seuil ontologique de l’Être et de l’Un. Désormais, vous comprendrez mieux les factures que vous adresse votre plombier.

Une nuit j’étais éveillé, comme souvent, et je remuais en silence les pensées qui me venaient à l’esprit, je ne sais d’où. Mon amour pour la recherche du vrai en avait déjà fait une habitude: chaque fois que de telles préoccupations survenaient, je restais éveillé pour penser, pendant la première ou la deuxième moitié de la nuit au moins. (…) C’est alors que le bruit de l’eau qui s’écoulait derrière les bains m’alerta et me rendit plus attentif qu’à l’ordinaire. Je trouvai très étonnant que la même eau rendît en se précipitant sur les cailloux un son tantôt clair, tantôt sourd. Je commençai à m’en demander la cause. La réponse, je dois l’avouer, ne me venait pas. À ce moment, Licentius, pour effrayer des souris importunes, se mit à frapper son lit avec un morceau de bois qu’il avait sous la main et m’apprit ainsi qu’il était réveillé. Je lui dis:

«As-tu remarqué — car je vois bien que ta Muse a allumé son flambeau pour tes travaux nocturnes —comme les sons de ce conduit sont irréguliers?

— Ce n’est pas nouveau pour moi. Quand l’espoir du beau temps et la crainte que ce ne soit la pluie qui dégringole me tiennent éveillé pour écouter l’eau, elle fait le même bruit que maintenant.»

Trygetius le confirma. Lui aussi, allongé sur son, lit dans la même chambre, veillait à notre insu. Car l’obscurité était totale: en Italie, même ceux qui ont les moyens ne peuvent faire autrement. Comme toute notre école au complet, excepté Alypius et Navigius partis en ville, était éveillée, et que le cours des eaux m’avertissait d’avoir à parler de lui, je me lançai:

«Quelle est la cause de ces sons alternés? Ce n’est pas une interruption du flux due à quelqu’un qui, à ces heures, à chaque fois passerait ou laverait quelque chose.

— Et que penses-tu de l’explication suivante? Demanda Licentius. En automne, des feuilles de toutes sortes tombent sans discontinuer et en abondance. Elles obstruent les conduits étroits et, parfois, lorsque l’eau qui les presse s’est frayée un passage, elles rompent et cèdent. Mais, de nouveau, elles se rassemblent et se tassent ou se disposent encore autrement en fonction des différentes directions des feuilles flottantes. N’est-ce pas là une explication qui vaut pour tout, à la fois pour le ralentissement et pour l’accélération du flux?»

C’était vraisemblable et je n’avais rien d’autre à proposer. Aussi, aux éloges pour son intelligence, je joignis l’aveu de n’avoir trouvé aucune explication à un phénomène dont j’avais longtemps cherché la raison. [1]

[1] De l’ordre, traduction par Sophie Dupuy-Trudelle.