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Miroirs de la ville #3 Psychogéographie ! Poétique de l’exploration urbaine

Miroirs de la ville #3 Psychogéographie ! Poétique de l’exploration urbaine

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Le mardi matin, Urbain, trop urbain promène un livre le long du Web. Les liens reflètent une veille hebdomadaire diffusée sur TWITTER, mais c’est le livre qui va s’y mirer. Tirer de cet exercice spéculaire un répertoire symbolique, une éthique de la ville, comme le voudrait le genre du miroir ?

> Miroir à partir de Merlin Coverley (& alii), Psychogéographie ! Poétique de l’exploration urbaine (Éditions Les moutons électriques, 2011).*



Ce pourrait être un beau leitmotiv de cette année 2012 : la psychogéographie est toujours vivante. On réinterroge son histoire officielle, on renouvelle à son aune les utopies architecturales du vingtième siècle, et on ne compte plus ses dérivés technologiques (moi-même ai commis un papier là-dessus). Sur la vague des applications web à « users generated contents », MyBlockNYC propose par exemple aux new-yorkais de faire le tour de leur voisinage de façon créative ; à Birmingham, on traque le parcours aléatoire des marcheurs… Mais dans la « vie réelle », un nouveau tourisme expérimental fait florès, sur les terrils de Charleroi comme dans les endroits les plus insolites de la planète, grâce au génial LAboratoire de TOURisme EXpérimental (LATOUREX)… Le goût des villes « invisibles » gagne New York, aussi bien que Paris ou Bordeaux.

Guy Debord y tiendra mordicus : lui et ses amis ont institué les premiers la psychogéographie et la théorie de la dérive entendue comme méthode d’analyse urbaine. La dérive est le passage rapide entre les ambiances urbaines. « La dérive est une technique du déplacement sans but. Elle se fonde sur l’influence du décor », écrit Guy Debord dès 1954.

Cependant, n’en déplaise à ceux qui attribuent la psychogéographie au seul mouvement situationniste, et à Guy Debord en particulier, il y a une forte « tradition locale » londonienne de la topographie de la ville comme arrière plan psychique et soubassement d’une histoire individuelle. De Quincey, Defoe, Blake, Arthur Machen, Robert Louis Stevenson… Londres s’est prêtée à toutes les errances. La promenade digressive à Londres demeure aujourd’hui encore un corollaire d’une forme d’introspection par le récit du marcheur. Comme si ces lieux n’existaient pas vraiment, et que les faisait avoir et être lieu une fiction que je me raconte. « Le récit est une délinquance en réserve » (Michel de Certeau).

« Qu’il suffise de se concentrer sur les traits dominants des idées psychogéographiques : l’errance urbaine, la réinvention de la ville par l’imagination, le sens surnaturel d’un esprit des lieux, les soudaines perspicacités et les juxtapositions créées par une dérive sans but, les nouvelles manières de faire l’expérience de décors familiers — et l’on peut aussitôt identifier ces thèmes dans des œuvres ayant précédé de longue date leur reconnaissance formelle par les situationnistes » (Merlin Coverley, p.27).


Mais de l’autre côté de la Manche, Paris n’était pas en reste, ville qui invente le flâneur, dont Merlin Coverley situe l’origine dans la traduction par Baudelaire… de la nouvelle d’Edgard Allan Poe, « L’homme des foules » (1840). Le flâneur est ce personnage paradigmatique du destin paradoxal de la ville occidentale, car « au moment même où émerge le flâneur pour la première fois, il est déjà reconnu comme une figure nostalgique, symbolisant non seulement la naissance de la vile moderne mais aussi la destruction de son ancien logis » (p.17). La destruction de Paris révèle ainsi le flâneur dans une posture d’opposition politique, bien qu’indécise.

Si Walter Benjamin a consolidé la figure du flâneur autour de Baudelaire et des passages, on en trouve des représentants chez Xavier de Maistre, Huysmans, Aragon, les surréalistes… D’un certain côté, le flâneur voyage mentalement, il « robinsonne », comme dit Rimbaud (le nom « Robinson » a d’ailleurs une fortune étonnante dans la littérature psychogéographique au sens large). Mais il est aussi bien ancré dans le pavé. Anticipant les écrits situationnistes, le Paris insolite de Jean-Paul Clébert (1952) et Le Vin des rues de Robert Giraud (1955) écument ainsi le vieux Paris des Halles, de la rue Mouffetard et de la place d’Italie.


Dans son Essai de description psychogéographique des Halles, publié dans l’Internationale situationniste de 1958, Abdelhafid Khatib décrit les Halles Centrales comme « plaque tournante » des unités d’ambiance du Paris populaire, et dont on pourrait tirer modèle pour un « urbanisme mouvant » au service de « l’éducation ludique des travailleurs », qui édifierait :

« des labyrinthes perpétuellement changeants à l’aide d’objets plus adéquats que les cageots de fruits et légumes qui sont la matière des seules barricades d’aujourd’hui. »

L’« investigation », la « découverte » et la notion de « données » sont convoquées par Debord comme faisant partie de la démarche psychogéographique, laquelle prend la rue comme terrain d’observation. Selon la célèbre Introduction à une critique de la géographie urbaine (1955), la psychogéographie est :

« l’étude des lois exactes, et des effets précis du milieu géographique, consciemment aménagé ou non, agissant directement sur le comportement affectif des individus. »

Ivan Chtcheglov, alias Gilles Ivain, rêve d’une curieuse architecture nouvelle : « Il y aura des pièces qui feront rêver mieux que des drogues, et des maisons où l’on ne pourra qu’aimer ». Côté espace public, le lettriste Isidore Isou nous met en garde dès 1950 : « l’espace urbain deviendra l’œuvre des usagers eux-mêmes ou bien il deviendra inacceptable ». Pointe la question du « droit à la ville » que Henri Lefebvre théorise vingt ans plus tard, sans nul doute en prenant appui sur l’inspiration situationniste.

J’ai déjà écrit ici que l’urbanisme des situationnistes avait peu à voir avec le courant corbuséen de la Charte d’Athènes, mais qu’il y avait aussi peu de représentations détaillées susceptibles de le définir en regard. Par ailleurs, hormis quelques textes, la psychogéographie ne tient pas un grand rôle dans l’Internationale situationniste. Des critiques de l’urbanisme sont présentes dans Le déclin et la chute de l’économie spectaculaire-marchande ou dans La société du spectacle, mais il est vrai que c’est ponctuel. Debord, qui marie Vauban et Blanqui, rapproche sa méthode de la stratégie militaire. Il faut reconnaître que « la dérive ne fait pas démonstration de la pure soumission à l’inconscient qui caractérisait les vagabondages surréalistes et les voyages du flâneur. La dérive n’a certes pas de destination claire mais elle a un but. (…) Les données collectées par ce travail de terrain forment la base du remodelage de la ville par les situationnistes » (pp.108-109). Il s’agit de soutenir le combat par une guerre de positions (et d’anathèmes).


Toutefois, l’effort pour faire de la psychogéographie une « méthode scientifique » ruinait son appel fondateur à la subjectivité. On acquiesce volontiers aux réserves de Coverley :

« Nous avons beau fouiller toute la littérature consacrée à la psychogéographie et au situationnisme, nous serions bien en peine de dénicher la moindre preuve concrète d’un exemple d’activité psychogéographique » (p.110).

Michel de Certeau défendra plus tard le retour à la rue et à la vue du marcheur contre les perspectives totalisantes (le « voyeur » qui considère la ville comme une entité homogène), mais avec des limites comparables quant au jointoiement de la théorie urbaine à la pratique.

À rebours des perspectives théoriques, la sensorialité est pourtant une dimension essentielle du projet psychogéographique. Or, si elle existe de longue date dans le corpus littéraire et au prisme des récits de voyages, la ville sensitive (voir Carlo Ratti et le Réseau Ambiances sur ce thème) se révèle être une entité bien friable aux efforts de neutralisation sensible. De sorte qu’on comprend bien les démarches d’archives, notamment sonores. « Tout dans une ville demeure invisible, tout, et par-dessus tout, la ville saisie comme totalité » (Bruno Latour). Dans la guerre psychogéographique, il faut sauver les phénomènes.

Catalyseur « organique » du rapport psychogéographique à la ville, la seule activité de marcher a pour ainsi dire une valeur contestataire. Aux Etats-Unis, c’est même quelque chose de quasi neuf. On s’en souvient, à Los Angeles, où le flâneur est nécessairement motorisé, Reyner Banham avait documenté une ville en mouvement permanent, avec ses quatre « écologies » : Surfurbia, Foothills, The Plains of Id, Autopia… L’autopsie du rêve américain accomplie ayant révélée un champ de ruines, la nouvelle psychogéographie new-yorkaise se propose d’aller au-delà de l’exploration urbaine, et elle regorge d’inventions. Une des meilleures sources d’archives situationnistes, le BOP Secrets, est d’ailleurs américaine.


Le vagabond dérange ? Il faut réguler son rapport à la ville ? On grossit le trait. Déambuler contredit l’autorité. Sur cet énoncé simple, la rue devient l’objet des mouvements pour les libertés civiques. Tandis qu’en Europe — s’il fallait entretenir une distinction coûte que coûte —, la psychogéographie poursuit une carrière introspective jusqu’aux derniers cercles de l’enfer urbain. Avec J. G. Ballard, dans Crash et IGH, on assiste en effet au « changement centripète de la psychogéographie » (p.21) qui s’aventure dans le suburb et délaisse les centres-villes historiques. « Je considère la ville comme une forme en voie d’extinction », écrit-il. La « transurbance » du groupe Stalker explore pour sa part les zones et friches, les délaissés urbains. Will Self a entrepris d’aller de Londres à New York… à pieds. Et Sinclair, qui se définit comme un « traqueur » plutôt qu’un flâneur, marche le long de l’autoroute M25.

La promenade n’est plus digressive, le refus de la linéarité n’est plus aussi clair qu’il y paraissait. Ce vieux monde a un besoin certain de couleur.


>> Suivez Urbain, trop urbain sur Twitter et essayez de deviner ce que sera le prochain miroir de la ville !


Psychogéographie ! Poétique de l’exploration urbaine

Merlin Coverley (& alii)

Date de parution : 16/06/2011

Éditions Les moutons électriques — Collection « Bibliothèque des Miroirs »

196 pages — 21 € TTC

Et si vous achetiez cet ouvrage chez un libraire ?

Ombres blanches, Le Genre urbain, Mollat, Decitre (liste non exclusive).

Auparavant

Miroirs de la ville #2 Théorie des maisons. L’habitation, la surprise

Ensuite

Mémoire fusion de Haskoy

8 Commentaires

  1. […] Coverley & Cie sur le sujet vient de faire l’objet d’un très beau papier, sur Urbain trop urbain, le webzine le plus approprié qui soit à un tel […]

  2. […] sens surnaturel d’un esprit des lieux, les soudaines perspicacités et les juxtapositions…Via http://www.urbain-trop-urbain.fr Évaluez ceci : Share […]

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