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Hôtel California

Hôtel California

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Comme dans la plupart des chambres d’hôtes — sans doute aviez-vous remarqué ce trait caractéristique de l’hôtellerie de particulier à particulier —, la décoration demeure tributaire du goût du propriétaire et même, plus vraisemblablement, de la représentation qu’il se fait de vos attentes et de la capacité qu’auront à les satisfaire ses vieux bibelots, ceux dont il ne s’est pas encore défait. De l’idée d’une chambre à Paris pour un visiteur, il infère ainsi quelque totem Eiffel et une vue romantique sur la Seine ou les toits haussmanniens… Ce qui n’est pas donné à tous les pied-à-terre, je vous le concède. Le tapis molletonné à l’entrée marque la transition du dehors au dedans, la reconnaissance de vos arpions meurtris aidant peut-être à la lisibilité de cette fonction hospitalière. C’est à l’ombre, ici, toujours, même lorsque le soleil darde sur le champ de Mars voisin. Sous l’alcôve, vous vous reposez sans mal, le flux de circulation automobile des berges s’étouffe avant dans le feuillage des arbres et sur le parapet de l’esplanade Ben Gourion.

« Ça fait quatre… ou five years » me répond Yvan comptant sur ses doigts. Plusieurs années qu’il réside là en tout cas et héberge le routard chaland à deux ou trois euros la nuit, voire gratuitement s’il a déjà de quoi s’acheter à manger. En veste de survêtement, cheveux courts, moustache rouquine, les chicots jaunes et le sourire en herse, la peau tannée par le soleil, il parcourt de ses yeux bleus les fissures dans le béton, évasif. « Je suis bulgare. Je parle russe, turc, français, deutsch, italien aussi ». Il estime qu’on est tous « brothers », lui, la double victime : « communisme puis capitalisme, que des problèmes, que des problèmes ». Il a perdu ses papiers, volés par des Polonais, explique-t-il confusément, m’expliquant aussi comment il en parle aux gars des services sociaux et à la police et au consulat et à qui passe là, comme moi. Y a eu algarade apparemment, pim-pam-poum, il me mime les coups. Il déplore la fauche dont il est régulièrement victime, car il est plutôt généreux comme bonhomme. D’ailleurs, sachez que le vin et la soupe en bouteille sont à discrétion de votre hébergeur. Sur sa chaise devant le grillage du chantier de « logistique urbaine », avec les clopes et le briquet, il y a du pain et une bouteille de rouge offerte par le cuistot d’une péniche voisine. « Le plus difficile à trouver ce sont les cigarettes », se plaint Yvan qui troquerait bien les fétiches du Quai Branly contre un bar-tabac à l’angle. Derrière lui sillonnent les navettes fluviales à douze euros la promenade et le batobus à quinze euros qui partent du port de la Bourdonnais ou y débarquent leurs touristes. Yvan n’aime pas non plus les ouvriers portugais qui travaillent là depuis des mois sans lui avoir jamais filé la pièce, alors qu’il prétend garder jour et nuit les lieux. Plein de monde emprunte l’escalier pour accéder en majuscules à l’Esplanade, au Quai, à la Tour, au Musée. Certains s’inclinent devant les minuscules tours Eiffel dorées du Bulgare et mettent de l’argent dans le vieux seau à champagne Roederer. Tous passent devant l’Hôtel California sans y faire la moindre réservation.

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Frugès, cité corbuséenne

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Détroit je t’aime, ou la révolution urbaine «DIY»

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