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La benne aux vieux noms

La benne aux vieux noms

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On jette bien les vieux noms. Comment on nomme l’espace, pour qu’on s’y retrouve, s’y déplace et s’y oriente, oui la question pour moi était posée depuis longtemps.

Me souviens de comment on s’égarait en Seine Saint-Denis, dans les années 80  : les plaques de rue sont dans toutes les villes les mêmes, et chaque commune vous indique ses voisines. C’est donc parce que la ville ne s’indique pas elle-même que vous savez y être.

La Défense est une poire. Je ne ris pas : c’est comme ça qu’eux l’appellent, à cause du dessin. Moi, la métaphore ne me convenait pas trop, je l’appelle l’île, à cause du boulevard circulaire qui l’enserre, à cause des passerelles haut jetées qui le franchissent.

Dans l’île-poire, les tours sont des îlots rassemblant chacun des communautés structurées : un couloir pour les ascenseurs jusqu’au treize, deuxième couloir pour les ascenseurs du treize au vingt-six, peu de de chances que vous appreniez à vous connaître. Et au soir, quand les silhouettes à écouteurs dans les oreilles sont parties dans le fond du sol, arrivent d’autres silhouettes, mais à la peau noire, pour le nettoyage. Pour l’instant, pas besoin de nom : qu’aurait-on besoin d’un nom pour le trajet qu’on fait tous les jours ? Mais la première fois, pour le premier entretien, là oui. Ou lorsque vous cherchez.

Parce que la poire, ou l’île, est une surface nettement délimitée, elle se reconstruit sur elle-même. La zone « reflets » (à cause de la tour Saint-Gobain, qui joue des siens) devient la vitrine la plus futuriste, au détriment même des grands élancements des tours-pouvoir (Total, Areva, EDF). Alors certains secteurs, qui furent dépositaires de ce futurisme une décennie, s’abandonnent et gardent la vieille signalétique grise. La signalétique grise divise la poire en huit, avec des numéros. Pour repérer l’extérieur de l’île, les villes de l’autre côté des passerelles sont indiquées avec force : Courbevoie, Puteaux, Nanterre avec leurs quartiers respectifs. Le point hors île, quand bien même on n’a pas besoin d’aller à Puteaux, sert à orienter la marche.

On ne refait pas aujourd’hui l’erreur de la Seine Saint-Denis, qui peine à débaptiser ses Lénine et Duclos en boulevards obligés. On dit l’esplanade tout court même si elle s’appelle Charles-de-Gaulle, et elle sert de colonne vertébrale. Ce n’est pas si simple : ce matin, au quatrième jour de mon séjour à la Défense, je me suis aperçu avoir classé dans ma tête les éléments successifs dans le sens descendant, sans me préoccuper de les associer à leurs vis-à-vis du sens montant, et me retrouvai tout surpris de trouver la « fontaine à boire » de Torricini face à la cheminée rhabillée par Moretti. À remarquer d’ailleurs que le «  musée à ciel ouvert » de la Défense devient alors sa signalétique nominative : pour la tour Manhattan (ce nom prétentieux parce qu’elle est neuve et dorée) on vous dira seulement « derrière la cheminée Moretti », comme hier midi pour les sandwiches on s’était donné rendez-vous « sous le Miro », et quand bien même on ne dira pas «  devant le Calder », mais «  à l’araignée ».  Que les usages tranchent, ce n’est pas neuf, mais qu’un geste d’art puisse structurer cet usage, alors même que ces artistes ne sont guère que des noms liés à cet objet particulier, voilà qui est neuf.

Ainsi, discussion : doit-on aider les touristes, par un marquage au sol, à visiter cet étonnant musée de sculptures, dont certaines se fondent discrètement dans des recoins ou décrochements qu’on ne découvre qu’une fois le nez dessus ? Il y a ça à New York (ou Washington, je ne sais plus) : des empreintes de pas dessinées en bleu ou vert ou jaune, selon qu’on choisit la ville en 3 heures, ou 5 ou 8, et on n’a qu’à suivre. Moi je disais qu’il faisait meilleur se perdre un peu, et que rien ne serait triste comme ces jeux de piste téléguidés (mais quoi ici n’est pas téléguidé – ai aussi visité le « PC sécurité » où sur les écrans défile cette vie de nos pas banals).

Et donc, on a divisé la poire en quartiers de couleurs : jaune c’est ici, et vert plus loin, et bleu et rouge. Du primaire. C’est sur tous les plans, avec la pastille Vous êtes ici (ô, magie, chaque fois que vous vous déplacez le plan est le même mais la pastille rouge a changé, elle vous a suivi et sait où vous êtes !).

Qu’importe alors que le quartier, la place ait un nom : on sait la récente manie parisienne, d’appeler «place » les coins de rue, leur donner un nom et coincer en hauteur une plaque, on rend hommage à des tas de méritants, sans pour autant que ce qui soit par leur nom désigné constitue un lieu. Le coin de Rennes et Saint-Germain mettra bien du temps à s’appeler Jean-Paul Sartre. Alors qu’importe qu’ici on ait convoqué Michelet ou Villon, ou que le nom Galilée sur la plaque fasse peu tristounet, sur ces consignes de sécurité que personne ne lira jamais, et le jour où on en aura besoin, on sera bien trop pressé pour. Et ça vaudra toujours mieux que le lotissement à noms d’oiseaux à côté du lotissement à noms d’écrivains, et puis allons-y pour les noms d’arbre.

Ces noms ne prennent importance que s’ils repèrent une spatialité orientée. Avec les repérages en bleu jaune vert rouge autour de l’esplanade colonne vertébrale, plus besoin de savoir si de l’autre côté c’est Puteaux ou Courbevoie (de toute façon c’est si compliqué : ainsi le cimetière sous la Grande Arche, maintenant dissimulé par des arbres parce que quand même, s’appelle cimetière de Neuilly même s’il est à Nanterre, parce que l’autre cimetière de Neuilly est trop cher) – et puisque de toute façon dans la poire ou dans l’île l’autoroute, les bus, le train ou le métro vous y dépotent par le dedans, port et nombril confondu, cette ouverture souterraine en son centre.

J’y pensais hier après-midi en suivant (rien à voir, nous nous rendions dans ce local sécurisé, cinquième sous-sols, où sont gardés quarante ans de tous les plans de l’île et ses servitudes). C’était l’étage fonctionnel, d’où on gérait la voirie de l’ensemble de la Défense : réserves de dalles, accumulations de déblais. Et pour ces travaux, pour les logiques d’infrastructures, qu’ils sont beaux les plans et coupes et schémas abstraits qui nous aident à comprendre, sans besoin de noms – mais ces signalétiques graphiques, en surface, auraient à se refaire pour chacun…

De même qu’avec les recueils de coupes et plans d’architecture, je lisais cette étude sur les toponymies, travail remarquable d’une étudiante (dont je n’ai pas retrouvé de traces ultérieures) sur l’invisibilité – dans la structure urbaine de ciment globalisé –, des appellations comme terrasse, patio ou place (c’est Jean-Luc Nancy qui remarque avec pertinence, dans La ville au loin, que place à l’origine c’est juste une rue agrandie pour piétons et chevaux y aient place simultanée), et que les appellations par la fonction, tour Fiat, tour GAN, l’emporteront toujours. Ou bien de l’importance de nommer les ascenseurs (points de jonction dalle piétonne et parkings) plutôt que les voies elles-mêmes, et des qualités onomastiques respectives des noms propres et noms communs.

Et voilà que je voyais devant moi une pleine benne de vieux mots. Quand il y a trop de mots, et de noms qui ne nous servent plus pour nous repérer et marcher, on les jette à la poubelle, simplement. Les vieux mots de mon Littré, on les garde à leur place – alphabétique – même si on use dans la vie courante de mots que ne connaissait pas notre Émile, et lui auraient fait froncer le sourcil. Ça vaut aussi pour les mots communs qui participent de modes à temporalité obscure : ainsi, on a mis espace à toutes les sauces, et maintenant on crée des pôles pour tout. D’ailleurs je la ferais bien breveter à mon usage l’expression pôle pour tout. Et dans la benne, voilà que partait une enseigne Espace culturel. On enterre ça sans regret, l’enseigne comme ce qu’elle désigne. Peut-être la benne devenant alors un acte culturel de plus grande radicalité.

Une conclusion ? Écrire c’est juste ça, un parcours, un éveil. Moi, on me donnerait la Défense à nommer, je serais bien embêté. C’est toujours plus facile de critiquer la signalétique des autres.

Ainsi le Terminal Jules-Verne, la première fois, comme il m’a fait rêver, au point que je le photographie. En sous-sol, juste l’accès à la gare routière, et un taux d’oxyde de carbone à vous rebeller un boeuf. L’aventure des noms, belle que si on les regarde à distance. Et que si de temps en temps on met tout à la benne – on l’emporterait bien à Paris pour échanger la rue Baudelaire avec une autre.

J’ai juste pris le temps de voler une photo, de la benne aux vieux noms.


Ce texte de François Bon accueilli chez Urbain, trop urbain vient ici pour au moins deux bonnes raisons : les vases communicants, bien sûr, et leur principe — “le premier vendredi du mois, chacun écrit sur le blog d’un autre, à charge à chacun de préparer les mariages, les échanges, les invitations. Circulation horizontale pour produire des liens autrement… Ne pas écrire pour, mais écrire chez l’autre.”— ; et, aussi, sa résidence littéraire et numérique à la Défense, débutée ce lundi 2 mai. Alors, dans cette urbanité que François Bon sait Ô combien ménager, le texte de Claire Dutrait pour Urbain, trop urbain : Défense 3000, se trouve sur la page des invités, « écrivez votre Défense ».

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Motel — Relations urbaines #13

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1 Commentaire

  1. Dominique Hasselmann
    à

    Les noms s’entassent mais ne sont pas tous des ordures : peut-être des analphabètes – des travailleurs immigrés sans papiers – les ont-ils jetés sur ordre d’un contre-maître (ce mot à couleur coloniale) ?

    J’ai entendu parler d’une tour (l’ancienne Axa) qui était inaugurée jeudi à La Défense, plus haute que la tour Montparnasse, on lui a rajouté un étage et un air moderne : l’architecte disait, à la radio, que ses ascenseurs étaient les plus rapides de France (du 7 mètres à la seconde).

    Ce sont les employés du cabinet d’audit Ernst & Young qui auront une belle vue sur Paris (les fenêtres ne doivent sans doute pas pouvoir s’ouvrir).

    La benne aux noms, invention utile : en éparpiller dans toutes les villes de notre beau pays. Quand il existera des rues Sarkozy, on saura où déposer ses traces.

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