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Le lendemain de la veille urbaine #27: l’accident

Le lendemain de la veille urbaine #27: l’accident

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Le lundi matin à heure fixe, Urbain, trop urbain donne sous forme de chronique un petit résumé des meilleurs liens glanés sur Internet lors de la semaine écoulée. Le fonctionnement est simple : le taux de consultation des URL diffusées sur notre compte Twitter fait le partage statistique, charge au rédacteur de trouver un fil rouge dans les liens ainsi sélectionnés par cet arbitraire de l’audience…



Le constructeur d’une maison ne produit pas les accidents divers dont la construction

de la maison est accompagnée, car ils sont en nombre infinis. Rien n’empêche que la maison

construite ne paraisse, aux uns, agréable, à d’autres, insupportable, à d’autres encore,

utile, et qu’elle ne soit différente, pour le dire en un mot, de tous les autres êtres ;

aucun de ces accidents n’est le produit de l’art de bâtir. [1]

On connaît certains immeubles volontairement placés par leur architecte dans une position périlleuse, celui de Flaine par Marcel Breuer est bien représentatif de ce geste. C’est l’art du porte-à-faux, à propos duquel nombres d’histoires légendaires se sont racontées, comme Frank Lloyd Wright enlevant lui-même le coffrage de Fallingwater. On aimerait des suspensions qui nous mèneraient sans trucage jusqu’au ciel… Ou bien pourrions-nous si possible choir sur le sol avec élégance ? Le contexte d’insertion curieusement négocié, la précarité apparente d’une structure, la légèreté d’un habillage, une fonction urbaine transposée à une échelle inhabituelle… Autant de caractéristiques, de charmes parfois, endossés par de petits édifices qui nous apparaissent comme « tombés de l’arbre ». Oui, l’architecture a souvent affaire à l’accident, au sens d’Aristote : qui ne relève pas de la substance individuelle, mais l’affecte.

L’architecture peut cyniquement prendre pour objet même de sa prospective théorique l’accident, qu’il s’agisse des suicides au Golden Gate Bridge ou des émeutes à Brixton. Mais elle peut aussi jouer le pari Ô combien plus risqué de la métaphysique. Comme l’écrit Slavoj Žižek, il y a un troisième espace, entre l’Intérieur et l’Extérieur mutuellement intriqués et « tout ce que nous savons est là, mais, en vérité, nous n’acceptons pas son existence, il demeure comme une réalité presque toujours ignorée et innommable. » Certaines propositions architecturales reposant sur les manifestations phénoménales du vide, de la répétition fractale et du pli — on pense souvent à Zaha Hadid —, s’efforcent de négocier cette réalité. En faisant s’épouser le creux de la vague et la courbe du soleil, la Cité de l’Océan de Biarritz, par Steven Holl, réussit cela avec une harmonie mélodique du béton qui rapproche l’architecte américain d’un Le Corbusier.

L’évolution de l’architecte et théoricien Peter Eisenman, d’un langage formel obnubilé par la notion de syntaxe au geste de déconstruction par le biais de la géométrie non euclidienne — cette évolution me paraît riche d’enseignements. Dans le premier cas, les effets de dislocation dans la composition sont comme le fait d’un « tremblement de terre » dans la grammaire (l’Architecture assassinée d’Aldo Rossi) ; dans le second cas, l’objet architectural ne peut plus, en essence, retracer sa propre histoire. La déconstruction suggère alors le retournement de l’idée de composition architecturale : « le chemin vers une autre architecture n’est pas de supprimer le classique mais d’effectivement l’entamer. Pour faire usage d’une métaphore (…) : d’être, selon les termes de Tafuri, un chirurgien et non un magicien. Pas supprimer, mais chirurgicalement ouvrir le classique, le moderne, et chercher ce qu’ils refoulent »[2]. Il y aurait alors une « science de l’accident », n’en déplaise à Aristote.

La construction de l’Empire State Building, avec ses riveteurs suspendus dans le vide, a entretenu en nous une oscillation suspecte de l’âme entre l’effroi et la séduction. Jusqu’à ce que la catastrophe survienne comme une punition des élans coupables… Ben Laden mort, cela ne veut certes pas dire que les gratte-ciels revivent. Dans l’hypothèse de Paul Virilio, « 9/11 » est une étape de la civilisation de l’image et de la technique qui attend « l’accident intégral », en capacité seulement de se raconter comme un événement total et mythique de l’Empire vieillissant. « Les tragiques événements de New York nous ont montré, en septembre 2001, la situation alarmante d’un État surpuissant, brusquement affronté à sa propre conscience ou plutôt à son inconscience technoscientifique, autrement dit à la foi gnostique qui le fonde ».[3] Récit pourtant inédit que Virilio ne mesure pas, celui d’un chaos en perpétuelle recherche de signification, jusque dans la question du placement des noms du mémorial de Ground Zero : esthétique de la mise à distance, comme le pense le philosophe, ou au contraire du rapprochement ?

La naturalisation de l’accident dans nos « sociétés du risque » devrait selon moi être assez éloignée en visée de l’orbite idéologique du principe de précaution. La catastrophe de Katrina n’est pas tant « naturelle » qu’une conséquence du désengagement de l’État providence américain. La ville révèle en effet d’autres fractures que celles causées par la tempête et le recouvrement de la ville par les eaux. Imaginez que Detroit, de son côté, espère démolir 3000 maisons en un an pour justement résorber les effets de la catastrophe, « financière » celle-là. Mais en même temps, la Nouvelle Orléans transcende cela. Dans son implantation originelle, au croissant d’un lacet du Mississippi, elle disait son acceptation du jeu tragique de l’accident… en musique.

On le sait. L’architecture moderne a répété partout des Pruit-Igoe auxquels on a donné valeur de sanction définitive. La Grande Bretagne aussi a connu cela, témoin le spectaculaire accident de Ronan Point (16 mai 1968), tout en jeu vertical de dominos — cascade figée de béton. Simple explosion de gaz, mais la presse fut sans concession à l’égard d’un effet visuel qui rappela aux londoniens les bombardements du Blitz. Mais, au-delà, il y a une accidentologie discrète de la modernité, au creux de notre civilisation matérielle, et que je ne laisse pas de trouver nécessaire dans mon rapport à la ville et à l’architecture. Une étrange maison hybride à Essex peut nous enseigner par exemple comment le modernisme s’accommode par accident des vertus conservatrices de la domesticité. Cette collection des accidents demeure en grande partie à construire comme le répertoire de notre culture de l’espace et de l’architecture. Il faut donc sauver les phénomènes (sôzein ta phainomena), comprendre que ce monde va vers des « agencements d’écumes », comme le décrit Sloterdijk, et qu’il devient plus que jamais utile — et beau ! — de quitter le fétichisme de la substance pure.

La semaine dernière, parmi les beaux liens urbains, il y avait aussi…

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[1] Aristote, La métaphysique, E, 1, 2, « Il n’y a pas de science de l’accident » (1026b 5-12).

[2] Peter Eisenman, entretien avec Charles Jenks (1988), cité par Jacques Lucan, Composition, non-composition, Éditions EPFL, 2010, p.535.

[3] Paul Virilio, Ce qui arrive, Éditions Galilée, 2002, p.88.

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La benne aux vieux noms

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Iain Sinclair : « la ville est un gros chien danois »

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