Le lendemain de la veille urbaine #23: le patrimoine
Le lundi matin à heure fixe, Urbain, trop urbain donne sous forme de chronique un petit résumé des meilleurs liens glanés sur Internet lors de la semaine écoulée. Le fonctionnement est simple : le taux de consultation des URL diffusées sur notre compte Twitter fait le partage statistique, charge au rédacteur de trouver un fil rouge dans les liens ainsi sélectionnés par cet arbitraire de l’audience…
Non seulement les patrimoines labellisés sont équipés de commerces divers : vente de souvenirs
importés du monde entier, commerces de bouche… Mais surtout ils attirent des parcs d’attractions,
des structures d’hébergement, une prolifération de pastiches ou même de faux. Tout cet appareil
normalisé et identique à travers la planète porte atteinte à la fois à l’environnement
et à la culture propre des pays concernés. L’intérêt symptomatique du terme « patrimoine »,
dans son acception et sa diffusion actuelles, est de nous confronter à une révolution
sans commune mesure avec les révolutions culturelles propres à la culture occidentale :
concernant la totalité des cultures humaines, elle met en cause leur statut anthropologique. [1]
Cette semaine, c’était la fin de l’histoire pour une barre à Chicago. Cabrini Green, 1230 N. Burling à Chicago : une simple barre bien moche, un haut immeuble d’habitat social, mais en même temps le dernier témoin de tout un ensemble, de tout un quartier. Un projet artistique de mémoire s’est associé à la destruction. Cela m’a fait penser à la célèbre phrase de Charles Jenks dans The Language of Post-Modern Architecture à propos de la démolition de Pruitt–Igoe, le 16 mars 1972 à 15h : « le jour où l’architecture moderne est morte ».
À Naples, le complexe de logements des Voiles de Scampia, décrits par le romancier Saviano, fait question à son tour, et des voix s’élèvent contre sa destruction. Faut-il « patrimonialiser » les grands ensembles ? En France, le programme de l’ANRU en met à bat de nombreux. Chez moi, au Mirail notamment. Le Mirail que venaient visiter les étudiants d’architecture du monde entier… Derrière cette politique de la « rénovation », peu d’idées claires, et l’impression dérangeante qu’on navigue à vue. Imagine-t-on fixer l’état de la destruction de ces quartiers et en visiter les ruines comme un peintre parnassien, en tant que « patrimoine » d’une civilisation perdue ?
Le patrimoine est « ce qu’il nous faut préserver ». Les équivoques analysées par Aloïs Riegl en 1903, et décrites par Françoise Choay, se sont accrues. Conservation matérielle ou vitalité d’expression dans la mémoire collective ? L’admiration que suscitent les ruines de la Rome antique est indépendante du sens et de la fonction que ces édifices avaient : c’est là ce phénomène de la modernité que Riegl a nommé le « culte » des monuments. Le glissement hyperbolique du monument au monumental s’est reporté sur la notion de patrimoine qu’on parvient désormais mal à détacher de la « conservation » d’éléments matériels de la vie publique et domestique des sociétés humaines. C’est un culte très occidental quand on y songe.
Dans le Lotus Bleu, la ville industrielle grignotait l’espace. Aujourd’hui, à Shanghai, ce sont maintenant les cheminées d’usines qui reculent. S’agissant des vieux quartiers, on a peine à mesurer la destruction irrémédiable des hutongs de Pékin. À Shanghai aussi, les Lilongs disparaissent. Mais parce qu’ils constituent tout de même un attrait touristique, y compris pour le « marché » intérieur, on en recompose de plus « beaux », des pastiches de sinité. Françoise Ged a bien décrit l’entreprise, commerçante et touristique, qui a donné lieu à la « réhabilitation » de la cité du Jardin Yu (Shanghai Yuyuan lüyou shangcheng), 49 hectares inaugurés en 1994 : élargissement des ruelles, menuiseries rouges ajourées, tuiles noires… Les habitants qui étaient là ont été déplacés à Pudong, sur l’autre rive.
À la différence de ce qui se passe en Chine, l’Europe ménage avant d’aménager son paysage urbain. Le foncier y est chargé de valeur historique et culturelle, qui se traduit d’autant en valeur spéculative… C’est la « résistance du parcellaire », qui dicte sa loi à l’urbaniste. Mais c’est une loi qui, aussi bien, se retourne. Par exemple, à Billancourt, où mon ami cinéaste Jérôme Wurtz travaille sur la disparition de la ville Renault, le 57 Metal de Vasconi, dernier fleuron urbain du sursaut des usines automobiles (le plan d’urbanisme « Renault 2000 »), est menacé de disparition, acheté par un promoteur qui a tout intérêt de faire pousser là, en face de l’île Seguin, un immeuble rentable de plusieurs étages. On ne parviendra sans doute pas, dans de proches parages, à sauver de la démolition la Fabrique Gaupillat de Meudon, le dernier exemple de patrimoine industriel de ce côté de la Seine.
De fait, la fabrique du patrimoine concernant l’architecture moderne est une arène de discussion, voire de dispute, au sens de Boltanski. Certes, la préservation des bâtiments n’est pas simplement l’affaire du décorum d’une ville. Il s’agit de protéger les lieux qui donnent à la vie quotidienne davantage de sens. Mais comment prétendre arbitrer ces distinctions culturelles au-dessus de la contingence de l’histoire ? D’autant qu’il en va aussi des occupants des sites ou bâtiments concernés… « On ne peut obliger les occupants des immeubles de Le Corbusier classés comme monuments historiques à vivre dans les conditions connues lors de la construction, comme dans ces villages anciens reconstitués dont les guides sont en costume “d’époque”. Monument et patrimoine se contrarient encore lorsque le “culte moderne du monument” impose, pour restaurer les maisons préfabriquées de Jean Prouvé, d’avoir recours à des matériaux devenus introuvables et reproduits à grands frais, alors que le patrimoine qu’il s’agit de conserver et de célébrer est précisément celui d’une architecture exécutée avec des matériaux bon marché et courants. »[2] D’un côté, je vois le triste devenir du Parador Ariston de Marcel Breuer. De l’autre, réalisée par Rem Koolhaas, l’attachante maison Lemoine de Floirac, qui est inscrite à l’inventaire supplémentaire des Monuments historiques dès 2002, seulement quatre ans après sa livraison.
Ironie, c’est dans un petit bungalow que vous pourrez encore retrouver (pour combien de temps ?) la plupart des plans de Jean Balladur pour les gradins de la Grande-Motte. Il y a plus de 43.000 immeubles protégés au titre des monuments historiques selon les chiffres du Ministère de la culture, lequel délivre 450 arrêtés de protection par an en moyenne. Si cela vous chante, vous pouvez rechercher le patrimoine architectural en France avec la base « Mérimée« . Il y a de belles découvertes à faire. Mais vous n’y trouverez pas les pyramides de la Grande-Motte ; seulement la Tour du Grand-Travers : « élément de la fortification du littoral languedocien, établie au 18e siècle. Exemple caractéristique de tour à signaux », est-il dit. Le patrimoine est victime de ce retournement sélectif et restrictif qu’impose le statut du « monument », objet matériel et d’intérêt « pour l’histoire ou pour l’art ». Comme le dit Walter Benjamin à l’occasion de son enquête sur les Passages parisiens, la conception chosiste de l’histoire « des civilisations » affecte de fantasmagorie la relation à la modernité : le marché, l’existence individuelle, la civilisation même. « Les richesses qui se trouvent ainsi collectionnées dans l’aerarium de la civilisation apparaissent désormais comme identifiées pour toujours. Cette conception fait bon marché du fait qu’elles doivent non seulement leur existence mais encore leur transmission à un effort constant de la société, un effort par où ces richesses se trouvent par surcroît étrangement altérées. »[3]
Il faudrait se pencher, localement, sur les héritages urbains « inconfortables », sur les opérateur de mémoire collective qui disent vraiment le lieu et rien que lui mais qui ne sont pas dicibles dans le langage stéréotypé du patrimoine. Oui, il faudrait ne surtout pas se concentrer sur la labellisation des territoires à laquelle participe l’UNESCO et désormais, Google : le service Internet Google Street View s’est en effet appliqué aux principaux sites et monuments historiques de France et d’Italie.[4] Une prothèse lisse de plus dans le tourisme mondialisé. « Cette pratique qui vise le dépaysement ne peut néanmoins le consommer sans réserve ni repères, sans un espéranto culturel dont le soubassement spatial est constitué de petits équipements banalisés: cheminements piétonniers, cafés, échoppes, candélabres et bacs à fleurs désormais identiques de Séville à San Francisco. L’échelle mineure, elle aussi, est, partout dans le monde, en instance de normalisation ».[5] Contre cette normalisation, la société des territorialistes, récemment fondée en Italie sous l’égide d’Alberto Magnaghi défend la réalité anthropologique du territoire et du lieu. Elle s’est dotée d’un manifeste qui affirme que « sous les coulées de lave de l’urbanisation contemporaine, survit un patrimoine territorial d’une extrême richesse, prêt à une nouvelle fécondation, par des nouveaux acteurs sociaux capables d’en prendre soin comme d’un bien commun. Le processus est désormais en voie d’émergence ».[6]
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La semaine dernière, parmi les beaux liens urbains, il y avait aussi…
Il est important de ne plus être «cool», de redevenir gauche, indigeste, passionné http://ow.ly/4nyu9 Koolhaas // Une étrange promenade urbaine à Sulina, en Roumanie http://ow.ly/4nyHv // Un rap sur le toit des barres du XIIème arrondissement http://ow.ly/4nyMH // De beaux camions dans le ciel suisse http://ow.ly/4nzQj // What is urgently needed now is the very antithesis of utopian purity: masterpieces of imperfection. http://ow.ly/4nA9M // Déjà que j’adore regarder dans les petits trous des palissades de chantier… http://ow.ly/4nAuB // Une étrange mode cycliste et ethnique, Scraper Bike Movement http://ow.ly/4pqxd // Dans la zone Bovisa de Milan, le spleen du photographe http://ow.ly/4pB4q // Capitaine du Star Ferry, dans la baie de Hong Kong, un portrait sensible http://ow.ly/4qxQJ // À la frontière USA-Mexique, une intervention architecturale ironique http://ow.ly/4qw8x // Passionnantes notes de cours en ligne: « La ville à l’oeuvre: formes et enjeux de l’art dans l’espace public » http://ow.ly/4qYC8 // De beaux posters aux motifs architecturaux http://ow.ly/4qx7C // Paris libérée hier http://ow.ly/4osfY // Sont cons les archis, pourquoi ils font ces rendus http://ow.ly/4nCpM au lieu de ceux-là http://ow.ly/4nCpe Hein? // La ville est pour Jean-Luc Nancy un lieu transitoire au sein duquel s’esquisse déjà son avenir http://ow.ly/4o8JJ // L’illusion du brise-soleil par Le Corbusier http://ow.ly/4obif // Les taxis du Caire http://ow.ly/4ordc // « The idea is to walk a transect across an urban area, taking a photograph every 8 steps » http://ow.ly/4p1iy // La poétique des petits abris de Tadashi Kawamata http://ow.ly/4p1nd // La ville à l’âge global c’est aussi le bidonville global http://ow.ly/4p1wF // Comment Sohei Nishino fait ses dioramas de villes http://ow.ly/4p2se // Eastern State Penitentiary, à Fairmount, Philadelphie http://ow.ly/4oaeP the Invention of Solitary Confinement prison // Should film characters have places on public pedestals? http://ow.ly/4oSOu Detroit // Le projet « Underground Berlin » de Lebbeus Woods http://ow.ly/4poGH // Empreintes humaines sur la ville, une revue en ligne avec notamment un bel article sur les héritages créoles à NOLA http://ow.ly/4ppeD // Fenêtre sur un squat vertical de São Paulo http://ow.ly/4phMk désormais évacué http://ow.ly/4phJS // Le légendaire « plus moche bâtiment de Boston » http://ow.ly/4orV9 // Est-ce qu’on réussit mieux les crêpes dans une cuisine qui tourne? http://ow.ly/4p2uS // L’informel et le tactique, repenser l’urbanisme émergent http://ow.ly/4pp5r
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[1] Françoise Choay, La terre qui meurt, Éditions Fayard, mars 2011, p.87.
[2] Michel Melot, « Le monument à l’épreuve du patrimoine », Les Cahiers de médiologie, N°7, 1999, pp.13-14.
[3] Walter Benjamin, « Paris, capitale du XIXe siècle », “exposé” de 1939 – écrit directement en français par Benjamin – in Das Passagen-Werk (le livre des Passages). Une analyse anglaise est disponible en ligne « The Passageways of Paris« .
[4] Je vous conseille vivement le téléchargement d’un superbe recueil sur les monuments et la mémoire, A Reader in Uncomfortable Heritage and Dark Tourism.
[5] Françoise Choay, « Six thèses en guise de contribution à une réflexion sur les échelles d’aménagement et le destin des villes ».
[6] Le manifeste territorialiste est aussi disponible en version anglaise.
5 Commentaires
vous citez scampia et la patrimonialisation, un article recent sur la question (en italien et anglais) http://www.losquaderno.professionaldreamers.net/?p=1265
Merci, d’autant plus appréciable que j’apprécie beaucoup le travail mené par Andrea Mubi Brighenti. Il faut qu’on fasse quelque chose ensemble avec les Squaderno!
Matthieu
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